Développement et sociétés

LE MOUVEMENT DE LIBERATION ARABO-AFRICAINS ET LE PROBLEME PALESTINIEN

Ethiopiques numéro 11

revue socialiste

de culture négro-africaine

juillet 1977

C’est un privilège pour moi d’apporter ma modeste contribution à la définition des liens qui unissent la cause palestinienne à celle des mouvements de libération arabo-africains.

Ce privilège, je le dois aux organisateurs de cette Semaine, et en premier lieu aux dirigeants de l’Union Progressiste Sénégalaise auxquels nous sommes reconnaissants d’avoir pris l’initiative de cette grande manifestation de solidarité afro-palestinienne, la première de son genre, et d’avoir veillé à ce que cette Semaine s’organise et réussisse en ce haut lieu de l’africanité qu’est la ville de Dakar.

En prenant cette initiative, les dirigeants sénégalais n’ont fait que confirmer la politique d’indépendance et la sollicitude constante de leur pays en faveur des mouvements anti-ségrégationnistes. Mais que leur sollicitude s’exprime aujourd’hui en faveur de la cause palestinienne, cela témoigne du rô1e de premier plan qu’i1s n’ont cessé de jouer pour favoriser l’éclosion et le renforcement de la solidarité arabo-africaine.

Ce rôle de premier plan, le Sénégal l’a exercé très tôt. D’abord il l’a fait par la pensée de son premier militant, qui est aussi l’apôtre infatigable de l’africanité qu’il a constamment définie par ses valeurs essentielles : celles de l’arabité et celles de la négritude.

Plus tard, lorsque le Sénégal a accédé à l’indépendance, la vision du poète et sa pensée politique se sont traduites en actions concrètes, d’autant plus efficaces qu’elles ont bénéficié de la large audience déjà acquise, en Afrique, dans les pays arabes et en Europe, à cet apôtre de l’africanité.

Dois-je rappeler à ce sujet les rapports d’amitié et de solidarité que le président Léopold Sédar Senghor entretenait avant même l’indépendance avec les chefs des mouvements de libération nationale arabo-africains et plus particulièrement avec le président Habib Bourguiba, un autre pionnier de l’africanité et doyen de la lutte anticolonialiste en Afrique ?

Dois-je aussi, à cette occasion, rappeler que la solidarité du Sénégal indépendant n’a jamais fait défaut à la Tunisie et aux pays du Maghreb lorsqu’ils étaient confrontés aux derniers soubresauts du colonialisme ?

Dois-je enfin évoquer le rôle décisif que le président Senghor a joué, non seulement pour affirmer la solidarité de l’Afrique avec la cause palestinienne, mais aussi et surtout pour démasquer l’obstination d’Israël à perpétuer une politique expansionniste hautement préjudiciable au peuple palestinien et à la paix dans la région ?

Les conclusions qu’il a tirées et qu’il a exprimées avec une clarté remarquable, à l’issue de sa participation à la Commission des Sages de l’OUA, qui s’est chargée en 1971 de contacter les dirigeants arabes et israéliens, n’ont laissé substituer aucun doute sur les intentions belliqueuses d’Israë1 et le défi que ce dernier lance à la conscience universelle et au droit international. Grâce à ces conclusions il a été établi, auprès des Africains et de l’opinion internationale, que la paix ne peut être réalisée dans la région que si Israël renonce à sa politique qui, pour être agressive et expansionniste et pour avoir cherché et réussi à substituer un peuple à un autre, ne peut être qualifiée que de politique colonialiste.

Le Parti Socialiste Destourien, a depuis longtemps soutenu que les prétentions sionistes sur la Palestine ne différaient guère de la colonisation de peuplement dont certains pays ont été les victimes.

A titre d’exemple, je rappelerai l’exposé que le président Habib Bourguiba a fait, en 1946, alors qu’il était réfugié au Caire, devant la Commission anglo-américaine venue enquêter sur le conflit palestinien. Dans son exposé, le leader tunisien s’était attaché à analyser les méthodes d’administration pratiquées en Palestine qui, à l’époque était sous mandat britannique, et à les comparer avec celles qui étaient en vigueur en Afrique du Nord sous domination française. De cette comparaison, il se dégageait que les deux puissances coloniales ont cherché à « favoriser artificiellement une immigration étrangère en vue de renverser l’équilibre démographique existant dans ces pays. Si en Palestine, le but est de créer un foyer national juif, en Afrique du Nord le but est de créer un foyer national français qui, à la longue, ferait de ce pays un prolongement de la France ».

En soulignant la similitude entre les buts et les méthodes d’administration pratiquées en Palestine et en Afrique du Nord, Bourguiba a mis en évidence dès cette époque, la communauté du destin qui lie indéfectiblement la cause Palestinienne et celle du continent africain. Mieux encore, il a eu au cours de cet exposé à déplorer l’action néfaste de la propagande sioniste qui « inculquait aux jeunes israéliens une mentalité de colonisateur faite d’arrogance, mépris de l’indigène et d’orgueil racial ».

Ainsi il a établi que l’Etat d’Israël qui créé peu de temps après, est en fait le produit d’une politique colonialo-raciste du même genre que celle qui a permis d’asservir pendant longtemps la plupart des pays africains et qui continue à servir encore en Afrique du Sud, en Rhodésie et en Namibie.

Cette thèse sur les origines colonialo-racistes de l’Etat d’Israël a été souvent soutenue par la suite par de nombreux historiens et publicistes européens, dont certains sont juifs, qui ont puisé dans l’histoire du sionisme des vérités qui ne laissent aucun doute sur le caractère de l’entreprise.

A titre d’exemple, je citerai seulement le rô1e joué par Théodor Herzl, le fondateur du congrès sioniste, qui, so11icitant l’appui des puissances occidentales, avait cherché dès 1903 à les convaincre que le sionisme pouvait remplir un rôle pilote dans l’asservissement du Moyen-Orient et de l’Afrique, en favorisant l’implantation massive d’importantes communautés européennes dans la région.

Il faut souligner que la perspective proposée par Herzl ne constituait pas seulement un argument tactique pour s’attirer les bonnes grâces des dirigeants de l’Europe, mais en plus elle s’insérait dans le courant colonialiste qui se développait dans le mouvement sioniste, à mesure qu’il devenait évident qu’une « implantation paisible » de l’Etat juif était illusoire.

Toujours en 1903, lors du débat sur la possibilité envisagée à l’époque, d’implanter l’Etat juif en Ouganda, Herzl écrivait à Max Nordau, un autre chef du sionisme occidental : Voyez l’Angleterre : elle déverse l’excédent de sa population dans l’empire qu’elle a su acquérir… Acceptons la chance qui nous est offerte d’être, à l’envers, une Angleterre en miniature. Commençons par avoir nos colonies. De nos colonies, lançons-nous à la conquête de notre patrie. Que les terres situées entre le Kilimandjaro et le Kenya deviennent celles de la première colonie d’Israël ».

 

Le rappel du schéma que Herzl avait tracé au début du siècle, n’a pas seulement une valeur historique. Il nous permet surtout de constater combien sont anciens les liens qui unissent le sionisme et le colonialisme, et combien sont intimement liés leurs intérêts.

Une question mérite alors d’être posée : comment, malgré cette alliance originelle entre sionisme et colonialisme, l’Etat d’Israël a-t-il pu faire illusion au point que certains dirigeants de pays africains qui venaient à peine de secouer le joug du colonialisme le qualifièrent à un moment donné « d’exemple vivant d’une société idéale » (Modibo Keita, 1958).

Les raisons sont multiples. Elles tiennent à des facteurs psychologiques, politiques et économiques.

Le rapprochement entre leaders africains et juifs s’est effectué en Europe et aux Etats-Unis d’Amérique, juste après la Première Guerre Mondiale. Dans la majorité des pays occidentaux s’affrontaient à l’époque deux tendances politiques : la gauche et la droite : la gauche libérale, anti-raciste et pro-sémite ; et la droite conservatrice, colonialiste, raciste et anti-sémite. Les élites des peuples colonisés d’Afrique, qui séjournaient alors en Europe trouvaient un appui aux causes justes qu’ils défendaient auprès des organisations métropolitaines de gauche. Et généralement, dans ces organisations militaient des juifs. Issus de races persécutées, juifs et Africains se trouvaient plus d’une affinité entre eux.

Ce capital de sympathie a été considérablement accru lors de la Seconde Guerre Mondiale, à la suite des persécutions et des pogroms dont furent victimes les Juifs ; et la propagande savamment orchestrée par le mouvement sioniste en a fait bénéficier l’Etat colonialiste d’Israël.

Il faut ajouter à cela qu’au cours de cette Seconde Guerre Mondiale, une erreur d’appréciation a été, pour le malheur du peuple palestinien, commise par certains leaders arabes. A l’exception de Bourguiba, la plupart des hommes politiques arabes, tels que Rachid Ali Kilani d’Irak ou El Amine Husseini, le Mufti de Jérusalem, se sont rangés aux côtés des forces de l’axe. Ils ne l’ont certainement pas fait par sympathie idéologique, mais plutôt par réaction primaire. Leurs pays étant colonisés, soit par la Grande-Bretagne, soit par la France, ils ont, sans se soucier de l’issue de cette guerre, ni de son enjeu, opté pour l’Allemagne. Ils se sont mis, comme on dit du côté de l’ennemi de leur ennemi. L’erreur était grave, et la propagande sioniste a été prompte à s’en saisir pour assimiler les Arabes aux Nazis, et les accuser d’avoir des intentions de génocide.

C’est ainsi que les sionistes ont su, avec une rare habileté, exploiter l’indignation provoquée par les atrocités anti-sémites et toutes les erreurs que les Arabes ont pu commettre pour masquer les fondements colonialistes d’Israël, ses exactions, ses violences et le processus de dépossession et de dépersonnalisation auquel le peuple palestinien a été soumis.

Mais ces sympathies, nées dans des conditions particulières, et leur exploitation par la propagande sioniste ne peuvent tout expliquer. D’autres événements se sont produits après la Seconde Guerre Mondiale et Israël a su mieux que les Arabes en tirer profit. .J’évoquerai en premier lieu le raz de marée de l’indépendance qui a déferlé sur l’Afrique à la fin des années cinquante. Israël y a été attentif et, s’apercevant que la cause des pays dominés, y compris pays arabes et africain, commençait à gagner du terrain, a conçu un plan pour ne pas se laisser isoler. Il veilla à être présent dans les arrières du monde arabe et entreprit une action d’envergure, pour créer une division entre l’Afrique Noire et l’Afrique au nord du Sahara.

Une autre donnée internationale avait pleinement profité à Israël. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le monde a été divisé en deux blocs opposés. Après avoir bénéficié, au moment de sa création, à la fois de l’appui de l’Union Soviétique et des Etats-Unis d’Amérique, l’Etat juif s’est avisé, dès le début des années cinquante, de se ranger dans le camp occidental. Il put dès lors bénéficier de l’aide sans cesse accrue et de la solidarité agissante de l’Etat le plus puissant que l’Histoire ait jamais connu : les Etats-Unis d’Amérique. Ceci avait conduit les Etats arabes, du moins certains d’entre eux, à se rapprocher de l’Union Soviétique jusqu’au point où le problème palestinien, noyé dans le conflit du Moyen-Orient, devint une des données fondamentales de la rivalité entre l’Est et l’Ouest, un enjeu de la guerre froide.

Nous devons à l’Histoire également de reconnaître que l’action d’Israël a été facilitée dans une large mesure par la stratégie que les Etats arabes avaient adoptée lors des conflits de 1948, 1956 et 1967. Dans cette stratégie, il était beaucoup question de conflit arabo-israélien, mais jamais de problème palestinien. L’impression entretenue par la propagande sioniste et nullement démentie par les Arabes, était qu’à chacune de ces guerres, deux ou trois millions de juifs se trouvaient aux prises avec cent millions d’Arabes. Ainsi, il fut permis à Israël de provoquer la guerre, de la gagner et d’étendre indéfiniment ses frontières, alors que les Arabes, victimes des agressions répétées, faisaient figure d’agresseurs et de bellicistes.

Voilà qui explique comment Israël a pu, non seulement dans l’immunité mais aussi avec l’approbation de larges secteurs de l’opinion internationale et, plus grave encore, avec le consentement des Nations Unies, réaliser le rêve expansionniste du mouvement sioniste. Cela montre également dans quelles conditions les Palestiniens ont eu et continuent d’avoir à lutter pour affirmer leur droit inaliénable à une existence nationale. Pendant près d’un quart de siècle, la communauté internationale n’a voulu voir en eux que des réfugiés et l’Organisation des Nations Unies s’est contentée, pour se donner bonne conscience, de voter des résolutions à caractère humanitaire, sans aucune portée politique. Le plus aberrant est que les pays arabes, bien que leur engagement pour la cause palestinienne soit hors de doute, n’ont pas cherché, voire même se sont opposés à ce que les Palestiniens prennent en main leur propre destinée.

On peut se demander aujourd’hui comment, après tant de vicissitudes, d’erreurs, voire de compromissions, le problème palestinien a pu sortir de l’ornière dans laquelle il s’était enlisé, et prendre le chemin du redressement.

Le redressement

Le redressement, on le sait, a été dur et lent à s’amorcer. Aujourd’hui encore, on ne pourrait malheureusement pas dire qu’il est irréversible. Mais que de chemin parcouru entre le jour où une pléiade de patriotes palestiniens, ayant conçu ce redressement ont créé le mouvement Fath pour le réaliser, et le jour où le fondateur de ce mouvement Yasser Arafat, a été invité aux Nations Unies, non pas comme réfugié, mais en sa qualité de représentant du peuple palestinien, et de chef d’une organisation ayant désormais statut d’observateur auprès de toutes les institutions internationales.

Les acquis enregistrés jusqu’ici en faveur de la cause palestinienne sont essentiellement l’œuvre des Palestiniens et plus particulièrement du mouvement Fath qui a réussi, en dépit des réticences et des incompréhensions qu’il a rencontrées même auprès des pays arabes, à doter le peuple palestinien d’une organisation politico- militaire autonome, lui conférant le caractère d’une entité nationale.

En fait la création du mouvement Fath procède d’une nouvelle vision du conflit israélo-arabe et se recommande d’une nouvelle stratégie.

Cette vision plus conforme à l’Histoire se réfère au fait colonial israélien, sans lequel le conflit du Moyen Orient n’aurait pas existé. Elle établit donc la primauté du problème palestinien, non pas comme expression d’un quelconque antagonisme entre les Arabes et les Juifs, lesquels, du reste, ont toujours vécu en paix dans cette région ; mais plutôt comme une conséquence d’une politique qui, bien qu’elle ait pris racine dans une autre région, a conduit à la création d’Israël. Cet Etat, pour avoir cherché et réussi à substituer un peuple à un autre, ne peut être considéré que comme un fait colonial à base ethnico-religieuse et qui sous-tend une politique expansionniste.

L’intérêt de cette vision est qu’elle pose le problème du Moyen-Orient et le problème palestinien lui-même en termes de décolonisation. Autrement dit la solution du problème palestinien ne consiste nullement à jeter les Juifs à la mer, comme aimait à l’accréditer Israël pour justifier son expansionnisme, mais plutôt à amener les dirigeants de cet Etat à rompre avec une politique anachronique, source d’injustice et d’insécurité dans la région. Il faut reconnaître aux dirigeants actuels de l’OLP qu’en revendiquant le droit de leur peuple sur la Palestine, ils n’ont en aucune manière jeté l’exclusive sur les Juifs. Tout au plus ont-ils appelé à « désioniser » l’Etat d’Israël et, à défaut, ils ont manifesté de réelles dispositions à s’accommoder d’une solution qui tienne compte de la légalité internationale et confirme le droit de leur peuple à une existence nationale. La stratégie que les fondateurs du mouvement Fath ont préconisée et mise en œuvre, découle de cette vision. Ayant posé leur problème en termes de décolonisation, les Palestiniens ont dû s’organiser et lutter comme tous les mouvements de libération nationale. Ils ont alors précisé que c’est à eux et non aux dirigeants d’autres Etats, fussent-ils arabes, d’assumer la responsabilité entière de la lutte de libération palestinienne quitte à ce qu’ils sollicitent et reçoivent l’aide de tous les peuples épris de liberté, de justice et de paix. Ainsi dirigée, leur lutte est assurée de pouvoir durer et de n’obéir désormais qu’aux intérêts de la cause palestinienne. D’après les fondateurs de Fath, seuls les impératifs de la lutte de libération nationale doivent être pris en considération et la question palestinienne devra cesser de faire l’objet de marchandage ou d’être utilisée à d’autres fins que celles qui coïncident avec le droit légitime du peuple palestinien.

Dans cette lutte, les Palestiniens utilisent désormais les mêmes méthodes que les autres mouvements de libération. Ils soumettent l’adversaire à une double pression, celle de l’agitation populaire et de l’action directe des Fedayines dans les territoires occupés et celle de l’opinion internationale qui a changé de camp. Car, dans sa grande majorité, l’opinion internationale n’est plus du côté d’Israël et de sa politique expansionniste, elle est plutôt du côté des Palestiniens, c’est-à-dire de la justice et du droit.

Grâce à cette stratégie et à ces acquis, il est permis d’espérer que les dirigeants actuels d’Israël finiront par se rendre à la raison. Aujourd’hui, du reste, ils sont pressés de choisir entre la politique expansionniste des rêveurs de sionisme et la paix et la sécurité auxquelles aspirent les Juifs et toute la population de la région. Il est de leur intérêt d’opter le plus rapidement, car le temps ne joue plus en leur faveur.

N’est-il pas suffisamment démontré que leur politique actuelle ne pourra mener à rien, sinon à accumuler la haine, à alimenter l’insécurité et à faire monter la tension dans cette région si sensible du monde. Cette situation, préjudiciable à tous, l’est également sinon davantage aux Juifs eux-mêmes. A travers leur longue histoire, les Juifs ont eu à souffrir des ghettos auxquels l’intolérance de certaines sociétés, à une époque ancienne, les avait condamnés. Pour échapper à ces ghettos, les fondateurs d’Israël et leurs successeurs ont abouti à la pire des solutions. Israël, avec sa politique actuelle, n’est-il pas condamné à n’être qu’un triste ghetto dans une immense région qui, par réaction de défense, lui sera de plus en plus hostile ?

N’est-il pas plus sage, plus juste, et plus conforme aux intérêts des Juifs eux-mêmes de rompre avec cette politique absurde et de se réconcilier, dans la justice, avec les autres peuples de la région. ?

La condition première est de reconnaître aux Palestiniens le droit à une existence nationale. Ceci implique que les dirigeants juifs renoncent au rêve sioniste du grand Israël. Habib Bourguiba, connu pour son attachement à la liberté et à la tolérance, a lancé un appel à l’opinion internationale dès 1946 dans l’exposé qu’il a fait devant la Commission anglo-américaine et que j’ai cité il y a quelques instants où on peut lire : « On a parlé de « dénazifier » les Allemands pour en faire un peuple sociable, dans le concert des peuples civilisés. Il convient aussi et surtout de « désioniser » les juifs si l’on veut rendre possible leur intégration dans leur patrie d’adoption ». Il n’est pas possible de ne pas voir dans la résolution adoptée récemment par les Nations Unies sur le sionisme et le racisme, un écho à cet appel. Il a fallu trente ans pour que l’appel de Bourguiba soit entendu par la conscience universelle. Ceux que cette résolution a choqués dans certains pays d’Occident ne mettront pas ; tant d’années pour s’apercevoir du caractère anachronique et des errements de l’idéologie sioniste. Plus tôt ils prendront conscience, plus tôt sera sauvegardée la paix et mieux seront garantis les intérêts des Juifs attachés à cette région.

En attendant, il appartient aux Palestiniens de poursuivre la lutte en prenant garde aux nouveaux dangers qui les guettent et les menacent comme tous les autres mouvements de libération.

En apportant cette modeste contribution à l’analyse du problème palestinien, j’ai cherché surtout à souligner la similitude entre le mouvement de libération palestinien et les mouvements de libération arabo-africains. Les problèmes auxquels l’Afrique, la Palestine et bien d’autres pays arabes ont été confrontés sont de même nature. Ils procèdent tous de la même entreprise coloniale qui, sous différentes formes, a soumis nos pays à une volonté de domination politique dans un dessein d’exploitation économique. A cette volonté de domination, nos peuples, guidés par un instinct de conservation ont eu à opposer le même réflexe d’auto-défense et à livrer, quoique dans des circonstances historiques différentes et sous des formes diverses, le même combat de libération.

On ne peut donc séparer la lutte qui a déjà triomphé dans certains des pays africains ou ceux qui continuent encore à être menacés, en Rhodésie, en Namibie et en Afrique du Sud, de cet âpre combat que livre le peuple palestinien pour la récupération de sa patrie usurpée. Autrement dit, on ne peut dissocier la lutte contre le colonialisme et la discrimination raciale de la lutte contre le sionisme.

Cette identité des problèmes et la similitude des solutions à leur trouver commandent aux Africains, aux Arabes et aux Palestiniens d’entretenir entre eux des rapports de compréhension et de solidarité agissante.

Après bien des vicissitudes, et au prix d’efforts assidus que des hommes clairvoyants n’ont cessé de déployer, une plus grande compréhension existe aujourd’hui entre Arabes et Africains, et leur solidarité ne cesse de se développer. Il est impérieux pour nous tous de la sauvegarder. Dans le monde où nous vivons, et au stade de développement où nous nous trouvons, cette solidarité représente un capital précieux. Elle nous est dictée non par une quelconque subjectivité, mais par la raison et les intérêts bien compris de nos peuples. La négliger, ou se retourner les uns contre les autres pour quelque raison que ce soit, n’aboutirait qu’à sacrifier nos intérêts nationaux.

Seulement, l’essentiel n’est pas tant de souligner la nécessité de cette solidarité, que de savoir comment la développer, ou du moins la protéger contre les graves dangers qui, il nous faut l’avouer, menacent de l’effriter.

Pour commencer il nous faut prendre conscience qu’il dépend essentiellement de nous que notre solidarité ne soit pas mise en cause. Il n’est pas dans mon intention de minimiser l’action néfaste que les tenants, des tendances hégémonistes n’ont cessé d’exercer pour nous diviser, cherchant ainsi à nous affaiblir et à perpétuer certains de leurs intérêts. Seulement, cette action n’a réussi que là où nous nous y sommes prêtés.

Si aujourd’hui, d’une façon précise, autour du Sahara Occidental, la tension ne cesse de monter, la faute n’incombe pas seulement aux puissances étrangères. La faute incombe avant tout à ceux des Africains et des Arabes qui se sont laissés séduire par le chant des sirènes, et qui, obéissant à des tendances irrationnelles se sont retournés contre leurs compagnons d’armes, contre leurs semblables, c’est-à-dire contre leurs propres intérêts

J’ai parlé de faute et l’on pourrait parler de crime. Outre les atrocités infligées aux populations directement concernées, tous les peuples arabes et africains y perdent beaucoup. Avec de tels foyers de guerre et de tension, que d’acquis seront volatilisés et que de gâchis pour des pays qui viennent à peine de renaître à la vie et à l’espoir.

Les acquis menacés, ce sont d’abord notre solidarité et les instruments de concertation qui la sous-tendent telle que l’Organisation de l’Unité Africaine ou la Ligue Arabe qui risquent désormais d’être frappées de paralysie. Mais ce sont aussi et surtout notre sécurité et notre liberté de choix. Car, si de tels foyers persistent, la souveraineté des Etats africains et arabes et leur non-alignement ne seront plus qu’un vain mot. Aux besoins vitaux en cadres, en technologie et en coopération économique que ressentent tous nos pays, viendront s’ajouter de nouveaux besoins plus impérieux, mais non productifs : les besoins en armement. Le danger de ces derniers besoins est qu’ils sont plus aliénants que tout autre. La règle que des pays en voie de développement ne devraient jamais ignorer, est qu’une fois engagés dans une guerre, ils ne sauraient rien refuser à leurs pourvoyeurs d’armes. Ces pourvoyeurs d’armes sont les grandes puissances dont les intérêts ne sont pas synonymes des intérêts des pays en développement.

Certes, des problèmes se posent à l’intérieur de chacun de nos pays, et affectent parfois leurs religions. Mais devons-nous, pour les régler, nous résoudre à n’être plus que de simples pions sur l’échiquier, jouant le triste rôle que les blocs antagonistes veulent nous assigner ?

En Angola, par exemple, les divergences idéologiques et les différences ethniques opposant les trois mouvements de libération nationale auraient dû, dans l’intérêt de tous, être dépassées. Des difficultés plus grandes se sont posées à d’autres pays, mais leurs dirigeants, faisant preuve de maturité et de tolérance, ont su les surmonter. L’URSS et les Etats-Unis d’Amérique, aux choix idéologiques si différenciés, ont été amenés, pour éviter la guerre, ou du moins l’affrontement direct, à inventer la coexistence pacifique. Malheureusement, ce qui a été possible pour les super-grands, ne l’a pas été pour les Angolais.

La conséquence ne doit pas alors nous étonner : l’indépendance de l’Angola a été compromise avant même d’être proclamée. Le plus grave est que dans cette guerre civile, les Angolais ne sont plus les seuls à s’affronter. Derrière eux, se profilent des puissances étrangères dont les intérêts sont loin de coïncider avec ceux du peuple angolais. L’Afrique elle-même, depuis que ce problème est posé, ne retrouve plus son unité. De nombreux pays en Afrique et ailleurs se sentent menacés. A partir de ce sentiment d’insécurité, que de réactions imprévisibles peuvent se produire qui ne manqueront pas d’affecter la détente internationale.

Cette perspective ne devrait pas réjouir les moyennes ou petites puissances, encore moins les mouvements de l’opinion nationale. L’expérience des dernières trente années incite à croire qu’en cas de tension internationale, les super-grands, paralysés par leur puissance, éviteront l’affrontement direct et se livreront bataille dans des zones limitées. Ce sont les plus petites qui, en feront les frais.

Je me suis étendu sur l’exemple de l’Angola parce que les leçons à en tirer valent pour l’ensemble des mouvements de libération arabo-africains, voire pour tous nos jeunes Etats. Ces événements et bien d’autres doivent nous inciter à la réflexion. Ils nous rappellent que pour conquérir son indépendance, et pour la conserver, il ne suffit pas tout simplement d’avoir raison. Il faut aussi que les mouvements de libération, ou les Etats qui en sont issus, soient capables d’assurer la cohésion de leur peuple et qu’ils disposent de chefs et de cadres faisant preuve de maturité, de sens des responsabilités et avant tout d’intelligence des situations.

Cette dernière qualité, l’intelligence des situations, est indispensable, surtout dans le cas de nos pays qui viennent à peine de sortir de la nuit coloniale et d’une longue période d’obscurantisme et de stagnation. Elle permet de mesurer le chemin que nous devons parcourir pour nous hisser au niveau de la civilisation moderne. Elle constitue le meilleur paravent contre le raisonnement par analogie, les faux pas et la précipitation. Ceux qui en sont dotés savent, sans perdre de vue l’objectif, ménager les étapes et se frayer un chemin à travers un terrain impraticable où l’on peut disparaître à tout moment. Ils apprennent notamment qu’une réalisation concrète vaut mieux que cent programmes non suivis d’exécution. Attachés aux principes, mais conscients des réalités, ils sont suffisamment préparés à l’évolution. Aussi savent-ils mieux que d’autres éviter les ruptures, débloquer les situations fermées et atténuer les tensions.

Voilà qui peut aider nos pays à s’unir et à se consacrer à l’œuvre d’édification, afin de mériter leur indépendance et de garantir leur évolution. C’est la seule voie passante devant les peuples qui aspirent à la dignité et au progrès. Cette voie porte les noms de l’effort, de la tolérance et de l’unité. Ceci mérite d’être compris par tous les militants, et particulièrement les jeunes Arabes et Africains, qui ne doivent pas oublier que leurs peuples n’ont jamais autant souffert dans le passé de leur intolérance, de l’intolérance des autres et de leur propre propension à la division.

C’est là un appel à la raison et à la tolérance que nous lançons à nos peuples, pour que leur lutte soit à la fois efficace et conforme aux valeurs morales qui donnent à notre combat sa justification et sa légitimité.

Le même appel mérite d’être adressé aussi aux peuples nantis qui ont eu à nous asservir et qui ne semblent pas encore comprendre les raisons de notre lutte et le sens profond des événements qui secouent le monde.

Cet appel a été récemment lancé par le président Léopold Sédar Senghor dans un article où il a défendu d’une façon magistrale la résolution des Nations Unies sur le sionisme, et répondu à certains intellectuels européens qui se sont étonnés que le Sénégal ait voté en sa faveur. Je vous invite à écouter de nouveau cet appel du poète-président : « Encore une fois, l’attitude des intellectuels européens m’étonne. Elle témoigne que l’Occident a bien de la peine à sortir de l’européocentrisme, osons le dire, de son racisme, pour réfléchir objectivement sur les « grands événements qui bouleversent le monde », comme disait le général de Gaulle, et pour sentir les autres, mais d’abord les deux autres peuples souffrants – le nègre et l’arabe -, en se mettant à leur place. Tout le débat est là. Il s’agit en définitive, de savoir si les grands Blancs ont définitivement retranché de l’humanité les deux tiers des hommes qui souffrent mais qui pensent ».