LA LIBERTE ET LES DEUX VOIES DU MOUVEMENT OUVRIER
Ethiopiques numéro 11
revue socialiste
de culture négro-africaine
juillet 1977
Une passion profonde animait les fondateurs du « socialisme scientifique » ; c’était la libération de l’homme de toute forme d’esclavage, tant matériel que moral. Ce qui valait le plus à leurs yeux ce n’était pas la justice sociale détachée de la liberté ; ils concevaient, en effet, le socialisme toujours sous la forme d’un ordre social où la liberté de tous était la condition primaire de la liberté de chacun. Les fondateurs s’élevaient contre ce qu’ils qualifiaient, avec une touche de sarcasme, de « communisme de caserne ». Une humanité inerte, nivelée à l’échelon le plus bas, astreinte à une forte discipline martiale, était toujours à leurs yeux un danger qu’il s’agissait de conjurer. Ils luttaient contre le capitalisme du XIXe siècle, parce que celui-ci tout en proclamant l’idéal de la liberté, ne réservait, en fait, cette liberté qu’à une minorité infime, c’est-à-dire à la classe privilégiée. Par là, il excluait la masse des prolétaires laquelle était contrainte, si elle voulait survivre, de vendre corps, forces physiques, essence humaine. Un tel système appelait une réforme radicale pour étendre la liberté à tous et pour la rendre plus complète et substantielle. Aussi la société communiste aurait-elle été règne de la liberté.
Et pourtant, ce sont des régimes totalitaires et oppresseurs qui ont été instaurés dans le monde au nom de Marx et d’Engels. Face à un tel phénomène on peut se demander quelle est l’affinité entre la théorie marxiste et ces régimes et si cette dernière ne garde pas une ambivalence profonde qui la transforme en l’inverse de ce qu’elle devait être. Ce n’est nullement un pur hasard si, à un moment donné, le marxisme a engendré une multitude d’écoles qui se voulaient orthodoxes et qui, à certains égards, l’étaient effectivement. Si cela a pu se produire, c’est parce que, dès le début, le marxisme n’était pas une doctrine « moniste » mais « pluraliste ».
Certains ont parlé d’un nouvel aristotélisme pour désigner le caractère grandiose de la « Weltanschauung » de Marx et d’Engels, qui a pratiquement assimilé tous les éléments valables de la civilisation occidentale du siècle dernier pour en faire une synthèse remarquable des connaissances modernes. Voilà pourquoi le marxisme a toujours eu une structure polyvalente et a joué un rôle contradictoire dans l’histoire.
Il s’impose de faire l’analyse critique du socialisme de Marx et d’Engels et de distinguer entre les diverses formes de socialisme qu’ils ont proposées comme alternative à la place du système capitaliste. Il a existé et il existe toujours divers marxismes. Je ne parle pas seulement du marxisme des marxistes, je parle également du marxisme de Marx et d’Engels.
Leur pensée a subi une évolution étroitement liée à l’évolution objective de la société capitaliste dont ils n’ont jamais perdu de vue le dynamisme socio-économique pour conférer à l’action du mouvement ouvrier un maximum de réalisme. Le premier schéma de transformation du capitalisme en socialisme a été exposé dans le Manifeste communiste sous une forme destinée à rester classique et il est subdivisé en les passages suivants : guerre des classes, conquête du pouvoir public par la violence, dictature révolutionnaire du prolétariat, collectivisme économique.
A cette époque, Marx et Engels avaient surestimé les possibilités révolutionnaires inhérentes au système. Fortement influencés par les courants les plus extrémistes du socialisme du XIXe siècle, ils croyaient qu’une véritable renaissance sociale était imminente.
Après la désillusion de 1848 ils ont pris conscience du fait que la stratégie du combat de front n’était autre chose que la manifestation d’un désir ardent qui faisait croire que les conditions matérielles et spirituelles, indispensables à la transformation de la société classiste en société sans classes, étaient déjà réunies en Europe.
C’est à ce moment-là qu’ils ont élaboré la stratégie de la « longue traversée du désert ». Ils étaient convaincus – et s’efforçaient de convaincre également les dirigeants du mouvement international – que la transformation du capitalisme en socialisme pourrait survenir seulement au moment où le développement des forces productives aurait atteint son point culminant, c’est-à-dire la phase de l’accumulation inéluctable du capital et celle de l’industrialisation de la production. Ils se sont rendus compte que le socialisme, visant à libérer les hommes de toute oppression, requérait un fondement matériel adéquat, à savoir une économie florissante. Cela explique l’exaltation de la révolution industrielle et de la bourgeoisie capitaliste en tant que moyen de développement illimité des forces productives. Il en résulte également la thèse de la révolution communiste comme révolution post-industrielle. Il fallait que le capitalisme accomplisse son cycle historique, c’est-à-dire l’expansion à l’échelon mondial. Ensuite, la contradiction fondamentale entre les forces productives et les rapports de la production se manifesterait et conduirait à une collision de front entre la bourgeoisie et le prolétariat. Mais on ne pouvait parler de socialisme tant que la bourgeoisie n’avait pas accompli sa mission historique. Il était donc nécessaire de contrôler l’intransigeance révolutionnaire et freiner la tentation constante de vouloir réaliser dans l’immédiat et à tout prix le plan socialiste. C’est pour cette raison qu’un grand théoricien du socialisme, qui était également un grand interprète de la pensée marxiste, – je parle de Rodolfo Mandolfo – se plaisait à dire que le Capital était une invitation à la prudence, la mise en garde contre toute précipitation du cours des événements, étant donné que l’instauration du nouvel ordre ne pouvait survenir qu’au bout de neuf mois et non avant terme. Sinon, les révolutionnaires risqueraient de se trouver devant un mort-né, ou pire encore, devant un monstre qui ne ressemblait en rien à l’objet de leurs aspirations.
Le parti social-démocrate allemand (SPD), – notamment son principal théoricien Karl Kautsky, luttant constamment contre toute forme d’extrémisme et d’intransigeance révolutionnaire -, a fait sienne cette stratégie. Kautsky avait toujours à l’esprit l’idée directrice de la stratégie préconisée dans le Capital, c’est-à-dire attendre que les âmes et les choses soient mûres pour faire triompher le socialisme. Entre temps, il fallait s’appliquer à élever la conscience de la classe ouvrière, développer et perfectionner ses organisations de lutte. Du moment où la révolution ne serait pas provoquée par la volonté capricieuse de quelques doctrinaires mais qu’elle aurait son origine logique et inéluctable dans les contradictions internes du système de marché, le « SPD » se taxerait de parti révolutionnaire et non de parti faisant des révolutions.
La seconde stratégie élaborée par Marx et Engels était fondée sur une hypothèse, à savoir, que les années du système capitaliste étaient comptées et que ce dernier, à cause de ses inguérissables contradictions internes, devait infailliblement périr dans le néant historique. Si cette hypothèse ne se confirmait pas par les faits, les partis socialistes seraient obligés de modifier leur ligne d’action. Dans ces conditions, ils seraient obligés de recourir à la stratégie de l’extension graduelle, méthodique et progressive de la sphère bourgeoisie dans la démocratie libérale.
Dès 1872 à la Haye, Marx anticipait un tel changement. Il disait que là où existait une tradition libérale-démocrate consolidée (Angleterre, Etats Unis et Pays-Bas), i1 serait possible et opportun – de tenter une stratégie réformiste et de faire en sorte que le socialisme triomphe par des moyens strictement pacifiques. Mais c’est surtout Engels qui, à la veille de sa mort, dans l’ouvrage considéré comme son testament politique, – je me réfère à la Préface de 1895 – a jeté les bases idéologiques pour la voie démocrate réformiste aboutissant au socialisme.
Avant tout, Engels avait explicitement reconnu que la perspective révolutionnaire, c’est-à-dire l’abolition de l’Etat bourgeois comme seul moyen de libérer la classe ouvrière de l’exploitation capitaliste, était désormais dépassée, tant pour des raisons politiques que pour des raisons d’ordre purement technique. Les révolutionnaires des générations antérieures – Engels se considérait lui-même ainsi que Marx comme étant du nombre – avaient chéri l’idée de pouvoir instaurer le socialisme par un coup de main, grâce à l’action énergique et résolue d’une minorité consciente et active. Pourtant, l’évolution historique de la société moderne avait révélé que ceci était impossible. La Commune était là pour témoigner du caractère irréaliste du modèle 1848.
Engels en a tiré une conclusion logique, à savoir, qu’il fallait changer la tactique du mouvement ouvrier. Conformément aux résultats de sa nouvelle analyse, il avait une confiance absolue dans les instruments de la démocratie libérale et voyait dans le suffrage universel le moyen idéal d’entrer en contact avec les masses populaires et de contraindre les partis bourgeois à se défendre face au peuple contre les attaques socialistes. Pour Marx, dans son ouvrage « La Guerre civile en France » le suffrage universel n’était qu’un simple instrument servant à déterminer quel membre de la classe dirigeante assumerait le rôle de l’oppresseur du peuple au sein du parlement. Une génération plus tard Engels était amené à conclure que le suffrage universel était l’arme principale – évidemment pas l’unique arme – pour faire avancer le mouvement ouvrier vers la démocratie socialiste.
Les pensées d’Engels ont été reprises par Edouard Bernstein dans son ouvrage intitulé « Les Conditions du socialisme et les tâches de la démocratie sociale. » Non seulement on y mettait en question, selon la méthode d’autocritique d’Engels, le modèle opérationnel ébauché dans le Manifeste, mais encore on exposait à une critique impitoyable la notion même de l’effondrement catastrophique du capitalisme. A partir du moment où rien ne faisait entrevoir que le système de marché s’était effondré – ceci est, en résumé, la thèse principale de Bernstein – le mouvement européen n’avait qu’une seule voie à suivre. Il s’agit de la voie tracée par Marx et présentée en théorie par Engels, à savoir la méthode progressive basée sur les réformes sociales et politiques ainsi que sur la lutte des classes en vue d’abolir les barrières bourgeoises dans la démocratie libérale. En conséquence, l’Internationale Socialiste a dû abandonner l’utopie millénariste d’un saut révolutionnaire du règne de la contrainte au règne de la liberté et commencer à travailler dans le système telle une taupe pour modifier sa structure de l’intérieur. En d’autres termes il fallait miner, par des actions progressives et patientes, les centres du pouvoir de la classe dirigeante, assigner le contrôle de l’évolution économique à la collectivité, démocratiser les institutions, développer, à partir de la base, la participation et les formes d’autogestion. Cependant, la conquête du pouvoir par les bolcheviks rallumait la flamme de l’espoir révolutionnaire. Le modèle opérationnel du Manifeste rejeté par Marx et Engels, réapparut brusquement sur la scène historique. Beaucoup étaient d’avis que Lénine et Trotzky avaient trouvé la bonne méthode pour préparer la naissance de la société socialiste, à savoir, militarisation du mouvement ouvrier, guerre des classes, dictature du parti unique, étatisation intégrale de la vie économique. Antonio Gramsci n’hésitait pas à écrire qu’il fallait considérer l’accès au pouvoir des bolcheviks comme une « évolution contre le Capital ».
Certes, les bolcheviks se prenaient pour des marxistes orthodoxes. Mais ils ne l’étaient que dans la mesure où l’on qualifiait d’insignifiants les écrits de Marx et d’Engels datant de la période après la désillusion de 1848. En bref : le marxisme de Lénine et de Trotzky n’était pas autre chose que le jacobinisme juvénile de Marx et d’Engels, c’est-à-dire une quintessence de volontarisme et d’extrémisme, d’espérance millénariste et d’autoritarisme de moralisme austère et de réalisme machiavélique.
Ceci étant, on comprend que tous les principaux dirigeants de la Seconde Internationale aient refusé de se reconnaître dans le modèle bolchevique. Malgré les divergences, souvent profondes, qui les divisaient, tous étaient d’accord quant à ceci : le socialisme et le jacobinisme étaient des dénominations antithétiques. En effet, le jacobinisme est une conception élitaire, autoritaire et totalitaire de la révolution. Il assigne à une minorité consciente et active la tâche de créer la société parfaite de façon autocratique. Il promet une démocratie, substantielle et la liberté véritable, mais en fait, il conduit à la dictature totalitaire des pratiques de l’idéologie. Proudhon a caractérisé mieux que quiconque – et condamné – l’essence du plan jacobin : « Donnez-nous le droit de la vie et de la mort, sur vous tous et nous vous amènerons vers le salut ».
Pourtant, le lien entre le bolchevisme et le marxisme ne se limitait pas à recouvrer le jacobinisme juvénile de Marx et d’Engels. Une certaine idée revêtait une importance particulière pour ces derniers, à savoir la supériorité du collectivisme sur le système de l’économie de marché lequel ils identifiaient avec le capitalisme et, par conséquent, avec l’exploitation. Dans leurs ouvrages, l’étatisation intégrale des moyens de production est conçue comme étape impérative vers l’instauration de la société socialiste. C’est ce principe que les doctrinaires bolchevistes s’acharnaient à mettre méthodiquement en application. « Le capitalisme d’Etat », disait Lénine, « est l’antichambre du socialisme ». De nos jours, nous n’ignorons pas toutes les conséquences négatives de cette conception. Le monopole des ressources économiques a pour effet la fusion des pouvoirs économique et politique, c’est-à-dire le pouvoir total. Loin de libérer l’ouvrier, l’étatisation généralisée de l’économie devient le fondement matériel de la dictature à parti unique, ainsi que de l’instauration d’une nouvelle classe. On peut donc conclure que les bolcheviks tout en croyant libérer les hommes de l’exploitation, étaient en réalité les premières victimes de la loi sociologique que Max Weber a appelée « le paradoxe des conséquences ». Certes, ils ont sincèrement voulu instaurer le règne de la liberté, mais n’ont fait que naître le règne du parti unique totalitaire, le règne des fonctionnaires.
Les partis socialistes et sociaux-démocrates ont poursuivi la voie opposée. Ils ont préféré se baser sur les idées du vieux Engels et sur la méthodologie opérationnelle élaborée par Bernstein. Au lieu de supprimer la démocratie représentative, ils l’ont renforcée ; au lieu d’annuler le marché, ils ont visé à le soumettre au contrôle politique ; au lieu de centraliser les processus de décision, ils les ont décentralisés pour familiariser l’ouvrier avec la vie publique. Certes, ils n’ont pas encore réussi à créer le type de société conforme aux principes de la démocratie socialiste, car de nos jours les sociétés européennes revêtent encore la forme typiquement classiste. La méthode qu’ils adoptent est ce pendant la seule qui puisse accroître la liberté et l’influence des classes ouvrières. Il reste donc encore beaucoup à faire et tant de problèmes s’avèrent plus complexes que nous ne pensions.
Actuellement, il nous semble certain, à la lumière des expériences faites par les pays qui ont « essayé » la voie léninienne, que l’étatisation intégrale des moyens de production anéantit la logique pluraliste et tend à détruire toutes les conditions indispensables au développement de la liberté des classes ouvrières. En d’autres termes, nous savons que Marx et Engels ont commis une erreur sur ce point spécifique. Et nous savons également qu’ils n’ont jamais cessé de voir leurs propres attitudes d’un œil critique et qu’ils étaient conscients que leur théorie de la transition vers le socialisme revêtait une forme multiple et qu’elle évoluait continuellement.
En d’autres termes, il y a plusieurs façons d’être tributaire de l’enseignement de Marx et d’Engels. Il convient de témoigner d’une fidélité critique et de mettre en application la seule méthode qui puisse remédier à nos erreurs, c’est-à-dire vérifier constamment nos hypothèses, examiner méthodiquement nos aspirations et les effets. Marx et Engels ont appliqué ceci à leurs propres conceptions et n’ont pas hésité à désavouer quelques unes d’entre elles si le cours des événements l’exigeait. Ils s’efforçaient de rester fidèles à leur objectif fondamental, c’est-à-dire la libération de l’humanité de tous les facteurs – tant naturels qu’artificiels – qui l’empêchaient et qui l’empêchent toujours, de se réaliser e1le-même.
D’ailleurs, le rôle que le marxisme a joué dans le mouvement ouvrier, est désormais un fait historique. Grâce au marxisme, – à ses remarquables instruments analytiques et à la critique destructrice vis-à-vis de toute forme de classicisme – les ouvriers ont pu acquérir une conscience politique, un rôle fondamental dans notre société. Le marxisme continue à être un instrument intellectuel et moral du socialisme démocratique, précisément parce qu’il a proclamé explicitement que toute personne a droit, sans distinction aucune de classe, de religion ou de race, à la liberté fondamentale. Le marxisme n’a pas toujours mérité et ne mérite pas toujours une approbation entière. Mais la partie de l’approbation qu’il détient, suffit pour voir en lui un des éléments inconditionnels de l’éthos du socialisme démocratique.
Quant aux erreurs et aux illusions à reprocher à Marx et à Engels, il nous appartient de faire en sorte qu’elles ne puissent nuire par leurs effets négatifs typiques. Dans ce sens, le socialisme moderne peut se réclamer du marxisme, mais il devrait également se considérer comme révisionniste.
Le destin de tous les grands hommes de l’humanité – et ceci s’applique au plus haut degré à Marx et Engels – c’est d’être surpassés et non pas momifiés et transformés en fétiches. C’est le seul moyen de procéder, d’une façon critique, au développement de leur enseignement.