Notes

LAZARE

Ethiopiques numéro 2

Revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1975

LAZARE

André Malraux

Editions GALLIMARD

De « Lazare », le Larousse parle ainsi : « Ami et disciple du Christ (…) Selon le Nouveau Testament, Jésus le ressuscita, ce qui provoqua la haine meurtrière de ses ennemis ».

Quand on a vécu l’effroyable répression de l’insurrection communiste de Shang-Haï, quand, dix ans plus tard, on a risqué chaque nuit son existence dans les avions de la République espagnole, quand on a perdu presque tout son sang dans les maquis de la Résistance française ou connu l’incertitude de la maladie, le frô1ement de la mort est devenu si familier que seul le transcende le souvenir de l’amour et de la communion combattante.

Depuis qu’il a soutenu qu’elle change la vie en destin, la Mort est l’un des thèmes centraux de l’oeuvre d’André Malraux. Il était donc juste qu’il en fît quelque part une sorte de fresque. A cet effet, « Lazare », son plus récent texte publié, vient, après « les Chênes qu’on abat… » (récit de son ultime rencontre avec de Gaulle) et « La tête d’obsidienne » (méditation sur le phénomène de l’An et le génie de Picasso, autre grand disparu), prendre place dans « La corde et les souris », second tome du « Miroir des limbes », dont les « Antimémoires » constituent le premier.

Quand Satan réparait sur le monde

La Vistule, vers les années 16, au point de contact des armées allemande et russe. Les premières expérimentations de sulfate d’éthyle bichloré. Sans doute fait-on désormais bien mieux : bombes à billes qui déchiquètent les ventres d’enfants, acides trichlorés qui interdisent pour une génération toute végétation et toute culture… Mais quant à la description d’une fin du monde qu’on nous prépare quasi quotidiennement, je ne connais rien qui égale le tableau de Malraux. Après, Hiroshima, le Vietnam, en une saisissante synthèse : « Sur les hautes graminées tombées, le soleil luit avec le lugubre éclat qu’il a sur le charbon. Quelques rangs de pommiers décomposés ressemblent aux arbres à lichens, leurs feuilles couleur de fumier collées aux branches blafardes. Pommiers taillés par l’homme, tués comme des hommes : morts plus que les autres arbres parce que fertiles (…) Seuls restent verticaux, entre les pommiers, des chardons en touffes, dont boules, épines, feuilles, sont devenues du même roux de fleur prête à tomber en poussière, tandis que leurs tiges ont pris le blanc répugnant des pièces anatomiques dans les bocaux ( …) Une grappe d’abeilles tuées est collée à l’une des tiges comme les grains d’un épi de maïs (…) Une pie passe d’un vol ralenti, ses plumes blanches découpées dans ses ailes noires ; et tombe comme un oiseau de chiffon.

« A travers la clairière, Berger atteint l’autre rive de la forêt. Il ne s’agit plus de marcher dans le dégoût, mais d’y plonger. Le taillis des ronces et des aubépines doubles est fauché, gluant lui aussi, de ce roux livide de bête crevée qui devient noir à vingt mètres. Les ronces n’accrochent plus : avec l’inquiétante sensation d’avoir retrouvé sa force, Berger avance sans résistance à travers une barrière épineuse en déliquescence sous ses genoux, sous son épaule, sous son ventre. Seules piquent encore les longues épines des acacias, dont les branches ne se rompent pas au premier contact ; leurs feuilles pendent comme des salades cuites, avec ça et là une araignée morte au centre de sa toile où perle une rose verdâtre. Le lierre agglutiné pend aux troncs suppurants (…) Apparaissent quatre soldats masques couverts de feuilles : les moins atteintes par les gaz se collent sur celles qui s’engluent à leur uniforme, mais le grand vent les souffle comme des feuilles mortes (…) Le premier s’arrête à moins d’un mètre, lève son groin :

– ça ne me concerne pas…, dit-il entre ses dents, regardant tout sauf Berger, d’un regard traqué, moi, ça ne me concerne pas ! ».

Mort du monde, mort au monde (lyrique et fulgurante prémonition ?), qui engloutit jusqu’à ses démiurges, mais où survit malgré tout, plus fort que la pétrification et que la haine, la fraternité humaine : ces Allemands masqués portant sur leur dos jusqu’aux ambulances leurs ennemis empoisonnés. « Si je retrouve ceci, c’est parce que je cherche la région cruciale de l’âme, où le Mal absolu s’oppose à la fraternité ».

Conscience sans mémoire

L’hôpital. La Mort n’est pas que combat et que guerre, elle est aussi attente. Le vieillard d’aujourd’hui brasse les images d’autrefois, en écoutant le râle des mourants. « L’importance que j’ai donnée au caractère métaphysique de la mort, m’a fait croire obsédé par le trépas. La mort ne se confond pas avec mon trépas ». Et ; « En Espagne, à Gramat, sur le Rhin, la mort a été plus proche. Elle n’appartenait qu’au destin ; celle-ci m’appartient aussi ».

Ces « images d’autrefois », surgissant dans la méditation et le doute, ne serviraient-elles qu’à nourrir une conscience qui, obstinément, refuse la mémoire ? « Des images, pas d’événements, sauf si je les recherche (…) J’ai écrit : qu’importe ce qui m’importe à moi ? Un passé, pas une biographie. Une conscience d’exister qui n’est pas connaissance, et qui ne répond pas à « Qui suis-je ? » mais à « Qu’est-ce qu’une vie ? ». A l’appui, voici les bûchers nocturnes reflétés par le Gange, puis les feux du maquis, dans l’attente des avions de Londres, puis un vieux Chinois, s’enfuyant sous la mitraille « en serrant contre lui la cage de son grillon ». Tourisme dans les provinces de la Mort, qui ignore le corps, le « je », pour mettre à nu « la conscience la plus informe et la plus intense ».

« J’ai toujours lié le sentiment de la mort à l’agonie, et suis stupéfié par cette angoisse où je ne distingue que la menace inconnue de me retrouver amputé de la terre. Ni douleur, ni mémoire, ni amnésie – ni dissolution (…) Conçoit-on Lazare se souvenant d’efforts pour s’accommoder de son tombeau ? Sans en avoir conscience, sinon par le souvenir, j’ai vécu ce que je pressens depuis mon arrivée à la Salpetrière : un je – sans – moi ; une vie sans identité. Le fou s’en prête une. Perdre son identité suggère tout perdre ; je ne me dissolvais nullement, parce que ma conscience s’était réfugiée dans mon effort. Une conscience animale ? Un somnambule conscient seulement de sa tension pour atteindre le toit, et qui en eut garde la mémoire ? (…) On a proclamé : l’homme, ce sont ses fantasmes, ses pulsions, ses désirs cachés. J’ai envie d’écrire : c’est ce qui se construit sur cette conscience véhémente d’exister, seulement d’exister, mais n’est-elle pas liée à l’homme comme le socle à la statue ? Pourquoi m’intéresser à cet être d’amibe ? Pour ce qu’il a de commun avec moi, avec le moi du rêve et le fou : la conscience de l’effort ».

L’endroit de la mort

Le film s’accélère : foules de Madrid, gongs de Singapour, cierges funèbres du Guatemala, camps… Il joue « son jeu onirique », bien au-delà de la peur, sur les terres d’angoisse. « Une horreur sacrée nous habite, comme les mystiques disent que Dieu les attend », à laquelle répond cette phrase-clé : « Moi qui ne crois pas à la Rédemption, j’ai fini par penser que l’énigme de l’atroce n’est pas plus fascinante que celle de l’acte le plus simple d’héroïsme ou d’amour ».

 

Dialogue de l’agnostique et du psychiatre :

– Ignorer quand le malade meurt nous rend la mort compliquée ; mais finalement, chercher le quand nous distrait de chercher le pourquoi (…) Finalement, mes collègues athées croient au néant, et mes collègues chrétiens au salut – de la même façon : comme-ci, comme-ça… Croire que la biologie rendra compte de la vie et de l’homme n’est pas plus singulier que le contraire. La connaissance dernière est peut-être une carotte sublime : nous courons, nous courons ! bien sur, mais les limites des mathématiques ne vous font pas revenir au boulier ! On peut toujours découvrir le prochain palier ; après, on meurt…

– Ou avant…

– …et : au suivant ! L’homme invente beaucoup de choses, il vient même d’inventer la biologie moléculaire… Vous savez, nous avons appris plus de chimie du cerveau depuis quinze ans, qu’on n’en avait appris en cinq mille ans (…) Et puis quoi : penser à la mort ? L’anxiété est-elle une pensée ?

– A sa manière… (…)

– Je vais peut-être vous surprendre : comme médecin et personnellement, je crois que le doute est toujours superficiel. En outre, très mauvais (…) Devant le cadavre, finalement, il ne fait pas le poids. La mort gagne pour une raison pas claire, raison tout de même.

– Le cadavre était léger, en face des dieux. Il devient encombrant. _- Et savez-vous ce qu’il devient quand il répond au scepticisme, c’est très surprenant : une espèce de sarcasme.

– Il n’y avait que les religions, pour répondre à la mort. Elles sont sans doute nées pour ça… (…)

– Le cadavre maintient l’angoisse chez les hommes qui ne croient à aucun jugement : nous connaissons une anxiété de l’au-delà, pas de l’en-deçà. Notre mort ne nous pose pas les mêmes questions que la naissance de notre grand-père ! L’angoisse, je passe mon temps à la soigner, elle se nourrit de la mort, la mort ne la crée pas ».

Puis encore : « La mort est une découverte récente et inachevée. Le saurien mythique enseveli en nous la récuse aussi radicalement que la conscience des vrais fous récuse le monde (…) Le drame de l’agnosticisme ne vient pas de ce que nous tenons la mort pour impensable, mais de ce que nous n’y parvenons point ». Tragique, ultime confession. L’agnosticisme, lorsqu’il accepte son propre irrationnel, lorsqu’il éprouve l’impensable avec la force de la foi, découvre, dans l’angoisse de la mort, la réincarnation de la Danse macabre… ».

Morts anonymes des maquis, salués debout par les femmes noires de Corrèze, main de Katow déposant le cyanure de la délivrance dans celle de Kyo, poing levé de la sierra de Teruel face aux aviateurs disloqués, une fois encore la fraternité est l’endroit de la mort. « Non seulement la mort n’appelle pas ceux que j’ai aimés, mais, dans cette chambre de clinique, elle nous chasse ensemble. Alors qu’elle accueille les souvenirs de fraternité. La criante relation de la fraternité avec la mort reste pourtant énigmatique. Comme avec la folie (…) Je veux savoir ce que je pense de l’homme fondamental. L’homme pareil à lui-même à travers les civilisations, pareil au passant de Babylone ; pareil au semi-gorille qui, levant les yeux, se sentit pour la première fois le frère du ciel étoilé (…) Le sursaut des soldats de la Vistule a révélé en chacun le semblable de celui qu’il devait combattre, et qu’il sauvait ». Lazare, ressuscité par la communion.

Ce voyage au bout de la vie nous indique que la mort, éprouvée comme le Mal suprême, est finalement le seul problème auquel l’homme soit confronté, sans être pour autant désarmé. Ce Mal, depuis un demi-siècle, par l’Art, par la Fraternité, Malraux ne cesse de le défier en tissant, maille après maille, la toile d’une oeuvre dont chaque élément, parce qu’il interpelle tout l’homme, tous les hommes, appartient à la Civilisation de l’Universel et à l’Eternité.