Franck HAMON
Notes

LA TROISIEME VOIE

Ethiopiques numéro 2

Revue socialiste

revues éthiopiques

de culture négro-africaine

avril 1975

LA TROISIEME VOIE

Ota Sik

Editions GALLIMARD

413 pages

« Les dogmatiques du capitalisme et du communisme se situent au même niveau méthodologiquement : le refus de l’autre style signifie seulement pour eux l’acceptation sans condition de leur propre régime… Pour moi, il ne résulte pas de la connaissance, et de la critique des contradictions de développement d’une société, qu’il faille passer sous silence les conflits de l’autre, ou même les nier simplement. Il faut, et il s’agit de surmonter les défauts fondamentaux des deux systèmes ».

« Rarement, une science ne fut divisée en deux mondes, complètement étrangers, comme l’est actuellement l’économie ». Pourtant, la possibilité d’une troisième voie existe, et, pour en définir ses principes, l’auteur, ancien ministre du gouvernement Dubcek, en Tchécoslovaquie, analyse le système communiste, à travers ses fondements théoriques – système social et économique qui fut le premier dans l’histoire universelle à être édifié conformément à une conception théorique.

L’analyse de la théorie marxiste et de la doctrine officielle actuelle montre clairement qu’un profond écart s’est creusé entre cette théorie et la réalité sociale. Les conclusions, élaborées voici un siècle, et relatives au développement de contradictions insurmontables, sans cesse croissantes, dans le domaine économique et social, et qui devaient aboutir à la destruction révolutionnaire du capitalisme, ne se sont pas révélées exactes sous leur forme concrète. L’analyse des traits fondamentaux du capitalisme fut certes globalement correcte ; la structure sociale, caractérisée par l’opposition très marquée entre les intérêts des salariés et ceux du capital, s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui – quoique sous une forme modifiée. Mais si cet antagonisme continue d’être le fondement des difficultés nouvelles que connaît le développement de la société capitaliste avancée, la fatale contraction du système, prévue par Marx, s’est vue contredite par le développement ultérieur réel du capitalisme, et, paradoxalement, par l’abondance du capital existant dans les pays occidentaux avancés.

En effet, ni la prolétarisation de la population, ni sa paupérisation, ni les pertes croissantes de forces productives, provoquées par les crises, n’ont conduit le capitalisme avancé à sa destruction par la révolution.

L’explication tient au fait qu’au stade supérieur de développement qu’a atteint la société capitaliste contemporaine. Le nombre des travailleurs employés en dehors de la production industrielle croît plus rapidement que le nombre de ceux qui sont employés dans la production, si bien que la proportion des ouvriers par rapport à la population totale est en diminution.

L’erreur de Marx fut finalement de sous-estimer les possibilités absolues d’accumulation et d’élargissement du capital : par la concentration renforcée de la production et du capital, ainsi que par le développement progressif de la technique et de la productivité, le volume annuel absolu de plus-value augmenta dans les nations capitalistes à une vitesse autrefois inconcevable. Le niveau faramineux des profits permit une accumulation si intense et rapide du capital que même le capital variable – bien qu’en diminution relative par rapport au volume global du capital – augmenta en valeur absolue jusqu’à s’accroître plus fortement que le nombre de travailleurs disponibles sur le marché intérieur. C’est la raison pour laquelle le plein-emploi apparaît finalement dans les pays capitalistes développés, et que les conditions économiques de la paupérisation prolétarienne disparaissent. Bien que la part prise par les salariés, au revenu national brut, continue à être le résultat de leur lutte contre les forces liées du capital, les conditions décisives de cette lutte se sont fondamentalement modifiées. L’accroissement de la consommation de la population laborieuse est tendanciellement déterminé dans le long terme par « la proportion macro-économique nécessaire entre la consommation et les investissements ».

De la même façon, le développement macro-économique de la reproduction s’est fortement modifié dans les conditions de l’abondance du capital. Les crises cycliques de surproduction, qui se reproduisaient à un rythme sans cesse plus accéléré et qui allaient en s’approfondissant, cédèrent la place) « une courbe spécifique de conjoncture inflationniste, située au sein d’une croissance à long terme très rapide de la production – éliminant du même coup la paupérisation provoquée par ces crises ».

Non seulement, et contrairement aux prévisions de Marx, le développement ultérieur du capital n’entraîna pas l’approfondissement des contradictions économiques et sociales, l’accroissement de la misère, et une radicalisation, mais de plus, le principe de la dictature révolutionnaire du prolétariat, et de l’étatisation des moyens de production – comme outil de suppression de l’exploitation et de la paupérisation des travailleurs – ne suscita et ne suscite encore aucun enthousiasme auprès de la majorité de la population laborieuse des pays capitalistes. Au contraire, l’idée de la bureaucratisation monstrueuse, du développement unilatéral de l’industrie, de la conception de la démocratie, des efforts et des interventions impérialistes de la politique extérieure de l’U.R.S.S. ont déprécié fatalement auprès d’elle les objectifs socialistes véritables et l’en ont détournée.

De fait, c’est seulement en prenant, résolument ses distances par rapport aux caractères de base du système communiste, et en élaborant théoriquement les conceptions d’un modèle socialiste, qui correspondent réellement aux besoins, aux aspirations et au développement des pays industriels avancés qu’on arrivera à favoriser et à renforcer un développement socialiste.

Le principe méthodologique élémentaire du socialisme scientifique consiste à aborder la problématique sociale en essayant de dégager, à partir des intérêts fondamentaux des masses laborieuses, les contradictions essentielles du système social qu’il est objectivement possible de dépasser par des transformations du système conforme à ces intérêts. Ces intérêts des masses laborieuses doivent être le point de départ humaniste des analyses dans les sciences sociales.

Par exemple, la division continue de la société capitaliste en une majorité qui a surtout des intérêts salariaux, et qui professe un désintérêt évident pour le capital, et en une minorité qui a un intérêt pour ce capital, est la contradiction la plus « surannée » du système occidental actuel. Le maintien de cet antagonisme ne peut plus se justifier par la capacité ou les connaissances particulières de ceux qui sont liés à la propriété, car l’immense concentration du capital a amené une séparation véritable entre les propriétaires et les gestionnaires qui décident de l’utilisation des moyens de production réduisant à fort peu – finalement au rôle de caissier – les vrais capitalistes.

L’intérêt du capitaliste réside en fait dans l’appropriation importante de la plus-value.

L’insuffisance des salaires crée, en contrepartie, chez le salarié, un intérêt majeur de consommation lié à ses émoluments, et un désintérêt profond quant au développement du capital, qui est source d’indifférence et d’irresponsabilité. Si la pression et la menace du chômage ont pu s’opposer à ces attitudes dangereuses dans le passé, les équilibres actuels de « plein-emploi » – qui en soi constituent une étape progressiste, qu’il ne convient pas de remettre en question – rendent plus difficile l’exploitation effective au sens d’« optimum » des ressources de production de la société.

Il résulte de cette opposition d’intérêts, une distribution non objective des revenus, qui se traduit par un accroissement trop important de l’épargne, une augmentation insuffisante des biens d’investissement, des revendications salariales sévères, parfois démesurées, et finalement par un développement inflationniste.

Il convient donc, selon l’auteur, que le premier pas décisif vers le socialisme scientifique soit constitué par une collectivisation du capital. En collectivisant l’appropriation de la plus-value, on relierait peu à peu l’intérêt salarié des travailleurs à l’intérêt pour l’utilisation la plus effective du capital.

Tant que les intérêts immédiats des producteurs décident seuls du développement économique, l’efficacité sociale pourtant nécessaire de la production ne peut être atteinte.

Il en va de même et bien davantage pour le « petit groupe de potentats communistes arrivés au pouvoir après la révolution, car en privilégiant les intérêts de son pouvoir, il entre nécessairement tôt ou tard en contradiction avec les intérêts de la population ».

Pour ces raisons, seule la possibilité d’exercer au travers de décisions prises démocratiquement, une influence indirecte et à long terme sur le développement des revenus, des investissements et de la consommation – sur la base de différents plans d’orientation, macro – économiques, élaborés scientifiquement – pourra subordonner l’économie aux objectifs d’une société à visage humain. En supprimant l’appropriation privée, massive et concentrée de la plus-value, en déterminant socialement la distribution du revenu national, on élimine, du même coup, la base économique qui permet « aux intérêts partisans ou limités de s’imposer politiquement ».

Mais les objectifs fondamentaux de la planification démocratique, ne peuvent cependant garantir un développement effectif de l’économie que s’ils sont réalisés à travers et en accord avec un marché réel. Le marché doit continuer à fonctionner comme critère irremplaçable du développement rentable de l’économie, comme mécanisme permettant à la société d’obtenir une production effective, et enfin comme correctif pour toutes les erreurs éventuelles commises lors de la planification et des prises de décisions.

Ainsi, ne faut-il pas affaiblir les fonctions du marché, mais aller uniquement dans le sens d’une atténuation de ses imperfections par une politique antimonopoliste adéquate.

Enfin, en conclusion, Ota Sik insiste sur le fait que la décision en vue d’une telle transformation socialiste de la société ne peut être que le résultat d’un vaste mouvement populaire. Si cette transformation correspond réellement aux intérêts des masses laborieuses, on obtiendra forcement l’accord et le soutien de la majorité. « Mais toute tentative d’une minorité, qui voudrait imposer par la force l’idée réellement socialiste à la majorité -ce qui est déjà une contradiction en soi – doit nécessairement échouer ».