Nabil HAIDAR
Poésie

L’AUTRE ILE

Ethiopiques numéro 39

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1984

 

Nouvelle Série volume II N°4

 

L’AUTRE île

 

A ma femme

 

Le temps passe comme les méduses

Le sel de la mer brûle le matin l’épervier de solitude

Il y a bien sûr les odeurs d’épices les ananas éventrés

Qui pourrissent au soleil

Les parasols abandonnés sur les plages désertes

Nos corps crucifiés sur les récifs de corail du Pacifique

Le temps danse sur l’eau verte des lagons de tes yeux

Et incruste avec des gestes lents de crustacé

Les rubis du ciel sur ta peau semée de taches de rousseur

Il y a bien sûr les étoiles de mer qui saignent

Nos corps d’amants perdus

Et les arbres dont la sève dégouline aux commissures de tes lèvres

J’égrène le temps qu’il nous reste pour désamorcer le temps

Les obus font des tranchées dans tes veines

Des enfants gisent inanimés dans des centaines de cales de navires

Nous marchons nu-pieds sur notre île et sur l’autre île

Le crépuscule est un cocotier ployé sous les rafales du vent du sud

Les soleils oubliés le bruissement de la brise dans tes cheveux

Ta bouche sur mon ventre comme une ancre

Nous scrutons les horizons d’argile

La saison des pluies tarde à venir ainsi que le voilier de nos rêves

Nous avons fait le tour de l’île

Nous avons longé la plage à perte de vue jusqu’à l’aurore

Pour égarer les sentinelles de la nuit

Nous voici surpris en flagrant délit d’adultère et mis en joue

Par les mouettes bariolées d’écume

Qui tirent

Et meurent de mélancolie

Le temps passe sur ton visage de feu

Sur tes mains sur tes cuisses sur ton corps

Comme un continent de feu

En ton corps se consume le temps sans fin

Sur tes cheveux de feu

Sur ton ventre de feu où je pose ma bouche pour brûler

Mon amour comme un volcan comme un torrent de feu

Une cascade de feu

Un océan de feu qui m’immole

Nous émergeons de l’eau tel un récif écumant de sel

Nos bras au-dessus de nous comme les branches d’un seul arbre

Dressé vers le ciel bleu

Tes cheveux en boucles rebelles sur mon visage

Les vagues telles des racines d’eau sur ton corps

Je suis naufragé dans une mer dont tu es les rives

Et le commencement et la fin ainsi que le temps

Les méduses vont à la dérive

Les bateaux coulent aussi

Et les villes brûlent au crépuscule

Il y a bien sûr les cèdres du Liban qui ignorent le temps

Et les enfants qui jouent à la guerre nucléaire dans les chambres…

 

(Novembre 1984)