Papa Massène SENE
Notes

A LA DECOUVERTE DE LA CIVILISATION SEREER AVEC LE R.P. HENRY GRAVRAND

Ethiopiques numéro 39

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1984

 

Nouvelle Série volume II N°4

 

Depuis quelques décennies, la détermination du Révérend Père Henry Gravrand à étudier, comprendre et expliquer la société sérère, est chose connue.

De nombreux articles et exposé jalonnent le parcours, dévoilant à chaque étape une connaissance de plus en plus grande du monde sérère, et un approfondissement des études menées. Voici venu le moment de la grande synthèse et le premier condensé de cette recherche patiente et passionnée vient d’être publié par les N.E.A., avec le concours de la Fondation Léopold Sédar Senghor.

Il s’agit d’un essai de 360 pages, premier d’une trilogie sur « la Civilisation séreer », consacré à l’étude des origines comme l’indique le sous-titre « COSAAN ». Les deux autres tomes, auront pour titres « GUELWAR » et « PANGOOL ».

L’importance du sujet traité et la richesse de l’ouvrage m’obligent à ne pas me contenter d’une brève note de lecture. Néanmoins, je ne serai pas exhaustif.

Au grand mérite du R.P. Gravrand d’appartenir aux pionniers (dont il se réclame), défricheurs de terrains anthropologiques complexes, s’ajoutent trois qualités majeures :

– une documentation très abondante confrontant récits de traditions orales et textes écrits :

– des hypothèses audacieuses, inscrivant beaucoup de fausses évidences dans un questionnement critique ;

– une approche pluri-disciplinaire, à dominante historique et anthropologique.

Ainsi, le R.P. Gravrand fait appel aux traditions orales, confrontant d’abord les récits des Sérères à ceux des peuples avec lesquels ils ont été en contact ; Jola, Manding, Hal Pulaar, Wolof…. Ensuite, plusieurs textes de validation (confirmation ou infirmation) viennent éclairer les documents oraux à la lueur des découvertes archéologiques, des chroniques arabes, des archives coloniales et des études plus récentes en histoire, en anthropologie et en sociologie.

Cette démarche pertinente permet d’associer dans une dynamique critique, la vision intérieure – et la vision extérieure du monde sérère. Elle apporte un début de clarification à quelques points de litige qui jusqu’ici assombrissent la perception du monde sérère :

1) au lieu d’une seule migration mandingue avec l’apparition des Guelwaar dans le Sine, le R.P. Gravrand décèle deux vagues migratoires. La première serait antérieure au XIe siècle, avant même l’apparition des « Séreer, Wolof et Guelwar ». Ceci pourrait expliquer les références des Sérères à ceux qu’ils appellent les « SOS » et les emprunts lexicaux (« Socé ? ») que l’on décèle dans beaucoup de textes initiatiques Sérères.

La seconde vague migratoire mandingue, la plus connue, aurait eu lieu au XIVe siècle et correspondrait à l’arrivée des « Guelwaar » (p. 149).

2°) La formation de l’ethnie sérère au Sénégal pourrait résulter de deux sources migratoires :

– Axe Nord (du Nil au Sahara en passant par un long séjour au Tékrour)

– Axe Sud (Sud-Nord et Sud-Est) successivement après les déclins des empires du Ghana et du Mali, et après l’éclatement du Mandé.

3) L’existence d’ethnies paléo-sénégambiennes est affirmée avec force. Les « Bedik, Bassari, Conagi, Bajaranke, Baynunk » en feraient partie et seraient les premiers occupants de la Sénégambie. Cette hypothèse séduisante qui met l’accent sur le fort métissage ethnique au Sénégal, permettrait d’expliquer pourquoi les Wolofs, les Lébous et les Sérères n’existent nulle part ailleurs qu’au Sénégal. Dès lors, l’appréciation des différences ethniques relèvent davantage de systèmes culturels différenciés (langue, coutumes juridiques, conception du divin…) que de particularités physiques ou raciales.

Il y a là matière à réflexion. Ces diverses hypothèses permettent d’asseoir l’idée d’une nation sénégalaise pluri-ethnique, avec des interférences culturelles très étroites, dont témoignent entre autres les multiples liens de parenté à plaisanteries :

– cousinages inter-ethniques Sérère-Jola, Mandingue-Peul

– cousinages patronymiques : Ndiaye-Diop, Cissé-Touré, Sané-Faty, Sène-Faye, etc.

Vision anthropologique donc, cherchant l’homme à travers et au-delà du particulier, contrairement à l’approche ethnologique en quête du différentiel et de la spécificité irréductible.

Hélas, malgré la richesse de son ouvrage et les qualités de son travail, le R.P. Henry Gravrand n’est pas toujours convaincant. Une absence de rigueur scientifique dans le traitement des données laisse une amère impression de fourre-tout.

La première faiblesse est d’ordre linguistique

Trop de déformations lexicales ou sémantiques servent à des démonstrations souvent fantaisistes. Passons rapidement sur quelques erreurs mineures où la forêt qui se dit « Joc » en sérère devient « Jec » (p. 28-32), et où des substantifs wolof comme « Lewna » passent pour mots sérères. Mais lorsque des approches étymologiques approximatives aboutissent à des démonstrations purement tautologiques, la rigueur en prend un coup !

Ainsi, « Tekruri, singulier de Tekarir, aurait donné son nom au pays – Le Tekrur – ». Et quelques lignes plus bas, Tekarir n’est défini que comme « habitants du Tekrur » (p. 84-85). Et le tour est joué : Tekrur = pays des Tekarir, Tekarir = habitants du Tekrur.

De même, lorsque des mises en significations très osées, procédant de confusion phoniques, constituent les postulats d’une démonstration, l’étonnement devient légitime. C’est le cas lorsque le R.P. Gravrand décèle une fausse parenté linguistique entre le substantif sérère « SOS » désignant des originaires du Mandé (les SOCE ?) et le verbe wolof « SOS » signifiant « inventer, créer, commencer »,pour conclure qu’en sérère, l’analyse étymologique confirme que les « SOS » sont les « hommes du commencement ». (p. 153).

La seconde faiblesse est d’ordre chronologique

Le R.P. Gravrand affirme à la p. 54, l’existence des Wolof au 1er millénaire, avant 1075 (fin de l’empire du Ghana). Il situe aussi la mort du Père de Ndiadiane Ndiaye, le Chef Almoravide Abu Bakr en 1087 et précise même que c’était au mois de novembre (p. 217). Il en résulte que Ndiadiane Ndiaye serait né avant 1087 ou tout au plus, 9 mois après le décès de son père, soit en août 1088.

Dans ces conditions, comment des relations auraient-elles pu exister entre Ndiadiane Ndiaye (XIe siècle) et Maysa Wali Dione dont il situe le règne entre 1350 et 1375, au XIVe siècle (p. 355) ?

L’attitude dubitative du R.P. Gravrand aux pages 304 et 305, ne constitue pas vraiment une réponse satisfaisante, après toutes ces dates avancées avec certitude et qu’il ne remet pas totalement en cause.

La troisième faiblesse réside dans une sorte de parti-pris l’historique

La troisième faiblesse de l’essai du R. P. Gravrand réside dans une sorte de parti-pris historique. L’amitié très étroite entretenue avec le roi Mahécor Diouf, un de ses principaux informateurs, a sûrement conduit l’auteur à une vision du monde sérère à la loupe Guelwrar. 0r, la situation des Guelwar dans l’histoire du Sine s’inscrit essentiellement dans des rapports de domination. Tout en se gardant d’accréditer la thèse de la table rase avant l’arrivée des Guelwar (p. 177) le R.P. Gravrand fait comme si ce qui méritait d’être retenu du monde sérère, était strictement lié à la domination Guelwar.

C’est dans cette perspective que tous les autres sous-groupes sérères qui ne sont pas réductibles à la domination Guelwar sont présentés comme constituant des ethnies à part : Ndut, Noon, Safen sont pratiquement classés dans le premier « substrat humain du Sénégal » ; plus proches des Baynuk, Bassari, Bédik…que des Sérères !

Un autre exemple de manque d’objectivité réduisant l’essence sérère à l’organisation socio-politique Guelwar, réside dans la tentative du R.P. Gravrand de discréditer les institutions antérieures. Mais dans sa hâte, il développe des idées contradictoires.

A la page 294, il mentionne l’existence de « Grands Diaraf » avant l’arrivée de Maysa Wali Diane dans le Sine. Signalons que ces Diaraf sont juste mentionnés pour être cloués au pilori et à contrario pour redorer le blason du Guelwar Maysa Waly Diane :

« …l’Affaire en soi n’était pas très importante, mais elle était irritante à cause de la mauvaise foi des parties et surtout parce qu’elle condamnait l’incapacité du système gouvernemental des Grands Diaraf.

… Déjà, les Diaraf avaient compris et ils prenaient conscience de l’autorité morale et de la sagesse de ce Guelwar dans le gouvernement des hommes. Il allait réussir là où ils avaient échoué pendant sept ans  ».

Sans insister outre mesure sur ces jugements, nous notons que, faisant fi des contradictions, le R.P. Gravrand annonce à la page 322 :

« …Waagaan Fay… créa quelques jours plus tard une fonction nouvelle dans son gouvernement, celle de Grand Diaraf, deuxième personnage de l’Etat. Jusqu’à ce moment, les Lamanes du Siin avaient été les Conseillers immédiats et les collaborateurs de Maysa Waly. Maintenant qu’ils étaient dépossédés en partie du pouvoir politique, le Maad a Sinig pouvait désigner un premier ministre de son choix sous le titre de Grand Jaraaf ».

C’est à n’y rien comprendre ! La charge de Grand Diaraf, existait-elle avant le règne de Maysa Wali Dione, donc avant 1350, ou a-t-elle été créée pendant le règne de Waagaan Masa Fay, c’est-à-dire entre 1375 et 1400 ?

Toujours dans ce registre des parti-pris, il est assez amusant de lire sous la plume du R. P. Gravrand des observations dénuées de tout fondement scientifique, sur les Sérères de la petite côte (des villages Fa).

(p. 172) – On constate une personnalité culturelle plus forte (?)…

… on relève des caractéristiques culturelles qu’on ne retrouve pas dans d’autres régions du Siin, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Les personnalités sont plus affirmées (?) ».

La stature imposante du grand homme de culture, le Président Léopold Sédar Senghor originaire de cette zone, préfacier de l’ouvrage, explique-t-elle ce clin d’œil ?

Espérons que non et allons à l’essentiel.

L’essai du R.P. Gravrand est à lire, absolument, pour une critique et un dépassement salutaires, dans la recherche de notre vérité historique et de notre identité culturelle. Du reste, ne le préconise-t-il pas lui-même dans son d’avant-propos ?

« Ce corpus pourra constituer pour les chercheurs sénégalais et d’abord pour les jeunes chercheurs sereer, une base de départ utile. Mais ils auront à le refondre et à le dépasser, car c’est le propre des pionniers ou des fondateurs d’école d’ouvrir des pistes à leurs disciples et de les inviter au dépassement » (p. 16).