Cultures et Civilisations

L’ASTROLADE DE LA MER

Ethiopiques n° 25

révue socialiste

de culture négro- africaine

janvier 1981

Réunis sous ce titre de légende, huit récits divers, tant par le contenu que par la longueur, composent le recueil.

L’auteur a imaginé de ramener du fond de la mer un astrolabe magique. La prise de cette nasse miraculeuse nous livre, par la voix même de l’astrolabe, la série de fables qui suivent :

La Montagne de l’araignée, de tradition orale, est un conte en tiroir. Dans ce conte, Kadath, l’imprécateur, défie la divinité qui, au nom de la tradition, lui enlève sa fiancée. Quand il devient Gouverneur, il trompe à son tour, le peuple, en lui faisant croire que l’araignée qu’il avait prétendument terrassée est ressuscitée. En réalité l’araignée n’a jamais existé ; c’est une création destinée à asservir le peuple, en tirant profit de sa crédulité et de sa peur. Et le cycle de l’aliénation se poursuit avec Biram qui se trouve, à quelques années d’écart, dans la même situation que Kadath.

Ce récit peut être considéré comme une satire des pratiques politiciennes du pouvoir pour se maintenir en place. Chems Nadir y manie savamment l’anachronisme qui consiste à traiter un conte médiéval en l’illustrant avec des réalités et des situations du 20e siècle. C’est ainsi que parmi les représentants des plus importantes institutions il nous présente malicieusement le syndic des Marchand, la ligue des Bureaucrates, l’Association des intermédiaires, l’Union des Propriétaires etc… (54).

Autre exemple : pour réduire les difficultés de trésorerie de la nation, il évoque de manière tout aussi anachronique l’assistance technique, dans des termes qui font penser inévitablement à la situation actuelle des pays sousdéveloppés.

« Un conseil restreint des ministres fut convoqué d’urgence et l’on examina les voies et moyens les plus appropriés pour renflouer le trésor public. Il ne fallait pas s’attendre à un surplus de productivité : le peuple ne s’était pas adapté aux techniques nouvelles importées.

L’assistance technique ? Aucune perspective de ce côté. Outre que la plupart des terres et des moyens de production avaient été déjà vendus au plus offrant, la solvabilité de nouvelles créances était devenue plus qu’hypothétique. Et le puissant Empire du Couchant voulait bien continuer à soutenir, militairement et politiquement, le régime, mais faisait de plus en plus la sourde oreille quand il s’agissait de renflouer des caisses trouées. Alors… » (55).

Cette insertion constante de la modernité dans l’univers du conte traditionnel contribue à donner sa véritable portée au propos de Chems Nadir. Il met par là en évidence (à la manière d’Alejo Carpentier) l’authentique permanence de l’homme et des problèmes humains à travers les différentes époques.

Pareille insertion de la modernité dans l’univers du conte traditionnel se retrouve dans les deux Calligraphes, où à la recherche de la consubstantielle vérité du monde, l’auteur entremêle les histoires de deux serviteurs de la plume (calame puis stylo à encre injectable), ces semeurs d’étoiles qui, dans les affres de la création, cherchent à emprisonner la parole. Un autoportrait se dégage irrésistiblement de tous les détails des paysages que le vieux calligraphe tente de représenter. Symboliquement, ce résultat semblerait indiquer qu’à vouloir saisir le véritable visage du monde c’est sa propre image que l’homme reproduit. L’univers se ramène à l’homme et la quête de la vérité se poursuit inlassablement à travers les âges, car toujours quelqu’un reprend le calame tombé des mains du calligraphe mort pour continuer à déchiffrer les merveilles énigmatiques de l’univers.

Quant au 366e jour de l’année bissextile, c’est l’histoire de l’homme qui rêvait d’aller au Harrar pour sauver du naufrage « quelque liberté d’esprit » (Valéry) : l’histoire désespérée de celui qui attend quelque chose qui ne viendra plus.

Les lézardes du temps montrent de quoi et comment meurent les révolutions. Ce conte prétendument situé à Bagdad aux temps des Khalifes est en réalité une réflexion d’actualité sur la politique.

La fable de la communauté de gueux qu’elle met en scène, fait ressortir les maux qui affectent un jour ou l’autre l’organisation de la cité. Les révolutions même les plus généreuses sont condamnées à mourir « par l’absence d’un programme politique cohérent et rigoureusement défini ou, à l’inverse, par un dépassement de leurs propres normes » (72). Il convient donc de se méfier des idéologies rigides, des philosophies maximalistes, des prophètes dévoyés : c’est par eux que le ver entame le fruit ; leur enseignement apporte la perturbation plus sûrement que l’action de criminels.

Cette réflexion se prolonge d’une analyse sur les conditions de la politique de demain. Il faut rompre avec « la vision sacrale » que nous avons aujourd’hui de la politique.

« Comment changer le monde et l’homme, si nous continuons à admettre la règle du jeu de nos adversaires en inversant seulement le sens ; et si l’on se contente de substituer au Khalifat un Etat centralisé et dogmatique destiné à régenter des ombres… Pour leur bonheur ? Aucun espoir de vrai changement n’est possible sans de radicales ruptures dans notre entendement même. Demain la société civile doit prendre le pas sur l’appareil d’Etat, et la politique ne se contentera plus d’être la simple conquête du pouvoir, mais l’organisation des débats et des luttes autour de l’exercice des responsabilités et des gestions » (78). Ensuite, pour relâcher la tension produite par la gravité du propos de ces fables, l’astrolabe passe à d’autres histoires apparemment plus anecdotiques :

-Reflets raconte la mort d’une cover-girl poignardée par son miroir jaloux, témoin de tous les délires qu’elle inspirait en exposant sa nudité.

-Le Thar (mot qui signifie vengeance) est le récit d’une vengeance. Aïcha Kandicha, sept jours après son mariage, perd son mari tué au cours d’une bagarre par un ancien prétendant. Elle n’obtient pas que soit appliquée la loi du talion en réparation, et poursuit de sa haine implacable les mâles de la tribu du meurtrier de son mari. Elle les attire dans le désert et les tue les uns après les autres après leur avoir fait connaître des extases surréelles.

-Retour à Samarkande retrace la fabuleuse histoire du rendez-vous entre la Dame de pique aux yeux mauves et le Cavalier de cœur. Le serviteur du Cavalier revient lui aussi à Samarkande, voit la dame : « le cheval hennit et se cabre. Ses sabots firent tinter les étoiles évanescentes » 142.

Mais je voudrais terminer par la Nouvelle histoire de l’Oiseau conteur qui, dans ce recueil, me semble la fable maîtresse, tant pour le contenu que par la structure. Cette fable qui reprend le mythe de l’Oiseau conteur, illustre le thème symbolique de la quête de l’identité et de la sagesse que tout homme entreprend un jour ou l’autre de sa vie. Nous retrouvons dans ce conte tous les éléments traditionnels des légendes orientales :

-Le prince volé à sa naissance, placé dans un couffin et abandonné sur le fleuve, recueilli ensuite par un pauvre pêcheur qui lui donne une excellente éducation ;

-le figuier parleur et tentateur ;

-le personnage mystérieux et qui n’apparaît jamais – de l’Oiseau conteur, seul capable de révéler le secret de la naissance.

Ainsi que la fabulation hautement symbolique, qui fait de ce genre de récit « une leçon de philosophie ».

En effet ce conte répond à l’angoisse métaphysique de l’origine et du devenir de l’homme. Et la réponse qu’il propose est de rentrer symboliquement en soi, de faire la paix avec soi-même, c’est-à-dire de cerner « le pourtour réel de sa vie », sans aller chercher ailleurs ce qui, de toute façon, ne nous conviendrait pas. Il semble se dégager de cette conclusion une conception dynamique de la condition humaine, car il s’agit en dernière analyse d’assumer résolument notre vie terrestre dans sa réalité concrète, au lieu de nous perdre dans la quête d’un hypothétique Oiseau conteur, détenteur de la vérité et de l’absolu.

« Il décida, sans rémission de rebrousser chemin et de rentrer chez lui. Il se préparait à accepter la misère et la faim, l’archaïsme et les mythes non comme un destin changeable, mais comme le pourtour réel de sa vie. Oui, il irait vers ses frères ignorants, vers ses terres fourbues.

Et nulle hantise – pas même celle de son origine et de son identité – ne le séparera de ses semblables. La sagesse était, en définitive, de se réconcilier avec soi-même. Il ne se douta point que si l’Oiseau conteur avait existé et s’il avait pu mettre la main sur lui, il ne lui aurait rien dit d’autre » 35.

Il convient de noter ici que cette démarche prend sa source dans la tradition philosophique du soufisme persan, car au 13e siècle, Parid-ud-Din’attar, dit l’apothicaire, l’a illustrée dans un conte symbolique intitulé la Conférence des Oiseaux. Dans ce conte, trente oiseaux partent à la recherche du Simorg, leur roi, l’oiseau merveilleux, détenteur de toute connaissance. Quand ils le trouvent après avoir traversé des difficultés qui sont autant d’étapes sur le long chemin de leur initiation – ils s’aperçoivent que le Simorg n’est pas différent d’eux, et que c’est en soi que chacun doit chercher la vérité.

Donc, le contenu du conte de Chems Nadir s’inspire d’une tradition dont il reprend, à quelques variantes près, le modèle. Mais comme il s’agit d’un conte réinventé (selon l’exigence même de l’auteur), c’est sur le plan de la structure que se manifeste pleinement l’originalité. En effet « pour concilier fondamentalement au sein du même discours le sensible et le symbolique », et pour faire en même temps la revue satirique des différentes sociétés du monde, Chems Nadir imagine la rencontre de deux mondes à l’occasion du tournage d’un film : le monde moderne de l’équipe des cinéastes, et celui traditionnel des habitants du village où l’on tourne le film. Par ailleurs, plusieurs conteurs de condition et d’âge différents, se succèdent pour construire le récit, y introduisant chacun les éléments en rapport avec sa propre expérience et sa sensibilité particulière. C’est ainsi que nous avons la participation de la vieille dame, celle de l’immigré, de l’ex-pensionnaire de l’hôpital psychiatrique, du mystique, du barbu, le final étant raconté par le collectif des villageois-récitants. Autrement dit, le récit lui-même épouse le déroulement du film (y compris dans son architecture et son aspect polyphonique) et tend à se confondre avec le journal de tournage, comme pour marquer le lien que l’auteur souhaiterait introduire entre la mémoire collective du village engrangée chez les habitants et « le formidable Kaléidoscope des songes » enregistré sur les bobines. Bien entendu le son et l’image perpétuent le rêve en le conservant, mais aussi le tuent dans la mesure où ils le figent dans une forme définitive. Puis le temps passe sur tout cela ; la poussière mise en branle par la curiosité des hommes se dissipe, et la piste reprend son aspect de tous les jours.

Ce conte, par sa reconstruction originale, témoigne des possibilités d’un genre que l’on considère à tort comme mineur. Entre les mains d’un auteur comme Nadir, il retrouve une prodigieuse vitalité et dépasse à la fois le contenu et la forme habituelle du récit traditionnel pour devenir un des hauts langages de la modernité.

En conclusion, dans ce recueil qui unit la réflexion philosophique et politique au fantastique et à la poésie, Chems Nadir met en scène avec un extraordinaire pouvoir d’imagination, un monde dans lequel il nous fait pénétrer et qui finit par s’imposer à nous. Ramenés des profondeurs d’une immémoriale immersion, ces contes, « pour tenter d’apprivoiser la mer », restituent, selon la technique du réalisme magique, une parole très ancienne. Le mérite de Chems Nadir à l’égal des plus grands – je pense ici aux maîtres latino-américains Borges, Alejo Carpentier, Juan Rulfo, Julio Cortazar, Manuel Scorza – est de hisser cette parole au niveau de la modernité la plus signifiante, d’animer sous nos yeux le tissu des rêves, de le faire chatoyer d’un éclat majeur jusqu’à l’autre rive du miroir.