L’ALTERITE DANS LES TRADITIONS ORALES : DROIT GIZO DA KOOKI OU LE ROMAN DE L’ARAIGNEE EN PAYS HAWSA DE KELETIGUI ABDOURAHMANE MARIKO
Ethiopiques n° 74.
Littérature, philosophie et art
1er semestre 2005. Altérité et diversité culturelle
L’ALTERITE DANS LES TRADITIONS ORALES : LE CAS DE GIZO DA KOOKI OU LE ROMAN DE L’ARAIGNEE EN PAYS HAWSA DE KELETIGUI ABDOURAHMANE MARIKO [1].
Dans cette étude, l’altérité se définit comme l’autre face de l’identité ; c’est-à-dire la perception ou la construction de ce qui n’est pas soi, de chez soi ou simplement le caractère de ce qui est autre. Par identité, il faut entendre ce que Emmanuel Renault (2004 :13) définit comme
« Tout à la fois ce que nous sommes individuellement et ce que nous voulons être, tout à la fois ce qui nous spécifie et la manière dont nous nous désignons individuellement et collectivement et celle dont nous nous identifions des normes générales et à des groupes ».
Comment donc se manifeste l’altérité dans Gizo da Kooki ? Pour répondre à cette question, notre analyse va se focaliser sur les métamorphoses du personnage central, Gizo, afin de mieux cerner comment les contes et fables peuvent être révélateurs des identités locales en (trans) formation à travers les regards croisés de l’autre et sur l’autre. Autrement dit, il s’agira d’examiner, à travers les textes oraux et leur contexte de production – à savoir la ville de Zinder comme espace de modification des valeurs locales par le biais des contacts culturels pendant la période coloniale – comment les métamorphoses de Gizo traduisent symboliquement la transformation des valeurs locales sous la pression des valeurs étrangères (l’altérité) ici représentées surtout par l’Islam. Devenu la valeur officielle dominante, parce que représentant celle du pouvoir et de l’élite locaux, l’Islam sera par la suite une valeur populaire à travers le métissage.
Ces différentes métamorphoses, individuelle (Gizo) et collective (la société hawsa), constituent donc une illustration des rapports entre l’altérité et les traditions orales qui permettent ainsi de saisir en même temps l’évolution de l’identité collective sous l’influence d’autres cultures qui, une fois bien intégrées, aboutissent à un métissage culturel. Ceux-ci est symbolisé par le personnage de Gizo et la ville de Zinder dont la position géographique et historique en font un carrefour de civilisations, un espace d’échanges culturels que nous révèle Gizo da Kooki. Comment ce recueil est-il donc représentatif des traditions orales hawsa ?
1.LA REPRESENTATION DES TRADITIONS
Faisant la distinction entre la tradition orale et la littérature orale, Louis-Jean Calvet (1984 :123) écrit que
« La littérature orale est une façon particulière de traiter l’héritage culturel propre à la tradition orale qui concerne, elle, la société dans son ensemble : la tradition orale englobe donc la littérature orale mais ne saurait se limiter à elle ».
Gizo da kooki fait partie de la littérature orale hawsa. C’est donc un pan de l’héritage culturel hawsa que Mariko a fait passer de l’oral à l’écrit. Autrement dit, il s’agit de contes et de fables écrits et traduits, c’est-à-dire arrangés, modifiés. Car le conte écrit, note Luda Schnitzer (1999 :12), « c’est le conte populaire raconté par un littérateur. Toujours un peu arrangé, souvent carrément modifié, en tous cas plus ou moins endimanché » (c’est Schnitzer qui souligne).
Mais le conte écrit n’est pas pour autant mauvais et son auteur n’a rien fait de mal. En effet, ajoute Schnitzer
« Puiser à la source commune, arranger et modifier les modalités d’une histoire traditionnelle est le droit de tout conteur. Son seul devoir est d’enrichir le thème choisi, de le rendre plus percutant, plus efficace » (ibid. 17).
En appelant « roman » les contes et fables qu’il a racontés, K.A. Mariko a sans doute usé de ce droit de conteur littéraire pour mieux arranger, voire modifier, ces contes et fables oraux selon le principe de la mise en roman (Francine Mora-Lebrun 1994 et Chaibou Elhadj Oumarou 2002).
Après ces quelques observations d’ordre théorique relatives aux conditions ayant déterminé la naissance de notre « roman de l’araignée », examinons maintenant le texte de plus près.
Giza da Kooki est un recueil de contes et de fables en langue hawsa, notamment de la région de Zinder, ancienne capitale coloniale, au sud-est du Niger actuel. La langue hawsa est l’une des langues africaines à grande diffusion servant même de lingua franca dans plusieurs milieux urbains de l’Afrique de l’Ouest. En effet, aujourd’hui, les populations hawsaphones forment un véritable complexe linguistique de plusieurs dizaines de millions (certains parlent d’environ 60 millions de locuteurs natifs sans compter ceux qui la parlent comme une deuxième, troisième langue) (cf. Bara 2003).
Cela dit, pourquoi le « roman de l’araignée » ? Parce que Gizo-Gizo ou simplement Gizo l’araignée et sa femme Kooki-kooki ou Kooki figurent parmi les personnages les plus connus et aussi les plus aimés dans les traditions orales hawsa. Qui plus est, Gizo et Kooki sont, sans surprise, les personnages centraux des contes et des fables réunis dans le recueil en question. Et enfin parce que le recueil est un travail de mémoire car les contes et les fables qui y sont rapportés font partie des souvenirs d’enfance de Mariko.
Ainsi, c’est avec nostalgie que l’auteur de ce « roman » rappelle comment nos souvenirs d’enfance nous rattachent au passé qui marque souvent de façon indélébile nos jeunes âmes, et par suite nos personnalités. Convaincu que nul ne vivra jamais une deuxième enfance, qu’aucune radio, aucune télévision, aucun cinéma, livre, bandes dessinée ou théâtre populaire, ne pourra reconstituer cette atmosphère intime, presque magique, des villages et des familles hawsa, où les vieux qui savaient instruisaient les jeunes qui apprenaient, Mariko décida de restituer une toute petite partie de tout ce que les conteurs hawsa lui ont appris, alors qu’il était enfant, émerveillé par les récits de Gizo et de sa femme Kooki en particulier. Ce faisant, Mariko participe à la dynamique de l’altérité en livrant au lecteur d’aujourd’hui sa perception et sa construction de l’identité hawsa en (trans) formation au début du vingtième siècle.
Scientifiquement, les entomologistes définissent les multiples espèces d’araignée comme des « commensaux de l’habitat de l’homme, qui tendent leurs fils et tissent leurs toiles aux plafonds et dans les recoins de nos maisons » (Mariko 1988:18).
Mais l’araignée qui nous préoccupe ici est le mari de Kooki, l’araignée domestique et minuscule qui se nourrit d’insectes nuisibles comme les mouches. C’est aussi et surtout l’araignée « qui intervient dans les contes et les fables au même titre que les animaux domestiques ou de la brousse, s’affublant des défauts ou des qualités de l’homme pour vivre en société » (Mariko 1988:20), participant ainsi à la dynamique de l’altérité et des mutations sociales culturelles.
C’est donc à travers les relations de Gizo avec les autres acteurs de l’espace social hawsa que nous allons tenter de découvrir les catégories de l’altérité qui sous-tendent la dynamique des relations sociales en pays hawsa. Pour ce faire, nous examinerons la métamorphose du personnage de Gizo : d’un personnage profane au caractère contestataire, surtout envers le pouvoir des rois et princes dans les contes et les fables d’Adamou May Sambara, à un personnage combattant pour la cause de l’Islam dans les contes et les fables d’inspiration religieuse des conteurs aveugles de Birni-Damagaram, siège du pouvoir traditionnel du sultanat de Zinder, ce même pouvoir qui a opposé une résistance à la colonisation française. Cet examen permettra en plus de mieux cerner les enjeux politiques de l’altérité à travers les regards croisés du colonisateur français en résidence à Zinder et des populations locales sous l’influence des valeurs arabo-musulmanes, avant de s’orienter vers la construction d’un métissage culturel symbolisé par la métamorphose de Gizo dans le recueil.
En effet, en tant que siège du pouvoir traditionnel de la région pendant la période coloniale qui est le contexte dans lequel Mariko écoutait les contes qu’il nous livre dans le recueil, le quartier Birni de Zinder est aussi le symbole de la nouvelle religion conquérante, l’Islam, dans cette partie du pays hawsa. Birni constitue de ce fait une « frontière » symbolique des valeurs musulmanes, une sorte de clôture qui gène et inquiète même les acteurs de l’autre côté de la frontière, c’est-à-dire au quartier « européen » et « profane » de Toudou Jamous (ou la butte de l’Allemagne) abritant le bataillon des tirailleurs sénégalais n° 3.
Ainsi, nous dit Mariko :
« Des deux côtés, on repère les mêmes traditions, les mêmes croyances alors que les pratiques des rites agraires démontrent amplement qu’il y a en fait deux couches de croyances, l’une islamique, la plus répandue, qui est l’officielle, et l’autre, sous-jacente, propre aux adeptes des religions du terroir, et qui puise ses fondements dans une autre conception du monde, de Dieu et des puissances intermédiaires qui sont censées intercéder entre le maître de l’Univers et les collectivités humaines qui l’implorent » (p.112).
Ces frontières symboliques de l’autre se retrouvent dans Gizo da Kooki à travers les contes et les fables du conteur Adamou May (sic) Sambara (Adamou le guitariste) et ceux des aveugles musulmans de Birni. Originaire de Dawra (dans le Nigeria actuel), Adamou May Sambara était surnommé « Adamou May Gatanaa » (Père Adamou le conteur) par les enfants de son quartier de Toudoun Jamous. Il était aussi un instrumentaliste qui, avec d’autres conteurs d’origine hawsa, animait les soirées des habitants du quartier Toudoun Jamous dans les années 1920-1930, selon Mariko.
La particularité de ses contes et fables, nous dit Mariko, c’est qu’ils sont en majorité, sinon exclusivement profanes. Et d’après l’auteur, les six premiers contes et fables de Gizo da Kooki sont du répertoire d’Adamou. Il faut cependant nuancer les propos de Mariko ; car certains de ces contes d’Adamou témoignent déjà de l’influence de l’Islam, à travers certaines expressions des enfants-auditeurs telles que « Subahanallahi ! Subahanallahi » ou « Alhamdou lillahi » dans le conte « Bakan Gizo ou l’arc de l’araignée ». Mais comme il a été souligné un peu plus haut, il y a une puissante couche sous-jacente de croyances locales qui sert de fondement à ces contes et fables en mutation.
Cette osmose entre le profane et le sacré, entre les croyances africaines locales et les valeurs arabo-musulmanes que véhicule l’Islam, est le reflet de la dynamique de l’altérité dans Gizo da Kooki qui, de ce fait, démontre la capacité des acteurs à opérer un métissage culturel. Luda Schnitzer (1999) pense que si le conte témoigne d’un tel dynamisme, d’une telle capacité de renouvellement, c’est parce qu’il est « nomade par nature et s’adapte à l’esthétique et à l’éthique de ceux qui l’accueillent. Cette plasticité est sa force, la source de son éternelle jeunesse » (p.12). Ce qui explique sa capacité à supporter et même à assimiler les influences de l’altérité dont il est révélateur.
A cette capacité du conte de s’adapter aux nouvelles circonstances, il faut ajouter les qualités artistiques du conteur Adamou. Car, comme l’a si bien dit Adonis (1985), parce que l’oralité implique l’écoute, elle a :
« Un art propre pour l’élocution [artistique], un art qui ne réside pas dans le contenu de l’énoncé, mais dans les modalités de l’énonciation. D’autant plus que le [conteur] antéislamique disait ce que les auditeurs connaissaient déjà. Il disait leurs coutumes et leurs traditions, leurs exploits et guerres, leurs victoires et leurs défaites. Ainsi, [son talent de conteur] n’était- [il] pas dans le dit, mais dans la manière de le dire. Plus cette manière était inédite et personnelle, plus grande était sa part d’originalité et plus grande l’admiration qu’on lui portait » (p.18).
Adamou May Gatanaa était sans doute un conteur de talent parce que Mariko explique que ses contes et fables « intéressaient les enfants beaucoup plus que les narrateurs d’inspiration musulmane des conteurs aveugles de la ville de Birni-N-Damagaram. Adamou et son ensemble en action préfiguraient une véritable représentation théâtrale où des hommes remplaçaient les animaux comme acteurs. Alors que les conteurs aveugles de Birni se contentaient de narrer, avec force mémoire et détails, toutes les péripéties des combats entre les musulmans et les infidèles, Adamou et son ensemble jouaient pleinement les rôles dévolus aux différents animaux acteurs, confrontés dans les fables. Les premiers faisaient une éducation religieuse, les seconds égayaient les enfants » (p.23-24) en plus de l’éducation sociale.
Nous voici de nouveau face aux influences de l’altérité dans un espace socioculturel où, malgré l’osmose culturelle décrite plus haut, les interdits de l’Islam apparaissent comme un obstacle, une clôture arbitraire, qui gênent les enfants du quartier de Toudoum Jamous beaucoup plus intéressés par les contes d’inspiration profane d’Adamou. De leur côté, les conteurs aveugles musulmans de Birni trouvent certains aspects des contes profanes « éthiquement inacceptables » parce que contraire à l’éthique et aux principes de l’Islam.
Les enjeux politiques et surtout culturels de l’altérité se manifestent ici à travers les conteurs aveugles de Birni dont les activités créatrices ont reçu le soutien du sultanat, désormais symbole d’un islam conquérant mais tolérant certaines valeurs culturelles locales dont le sultanat est le symbole par excellence. Cette osmose s’explique en partie par la ressemblance de certaines pratiques antéislamiques des Hawsawa (le peuple hawsa) et de certaines pratiques des peuples islamisés du Nord de l’Afrique.
En effet, selon Mariko (1988:11), les traditions des populations de langue hawsa en général « s’apparentent aux traditions arabes, égyptiennes et négro-africaine. Aussi, est-il très difficile de séparer les croyances antéislamiques, pharaoniques, et celles purement négro-africaines et de celles qui dérivent de la religion musulmane ».
Les contes et fables réunis dans le « roman de l’araignée » mettent en exergue cette osmose culturelle qui tend vers un métissage culturel dont Gizo, le personnage central, est le symbole par ses métamorphoses physique et spirituelle.
- LES MÉTAMORPHOSES DE GIZO OU LES IMPACTS DE L’ALTÉRITÉ
Dans son introduction à Gizo da Kooki, Mariko (1988:21) note que
« L’araignée Gizo-Gizo, ou plus simplement Gizo, joue dans les fables hawsa des rôles controversés, tantôt redresseur des torts, tantôt malfaiteur, mais toujours en activité se jouant même des plus grands tels que le lion, l’éléphant ou les rois parmi les hommes » (cf. Linda Hunter et Chaibou Elhadji Oumarou 2001).
En cela Gizo ressemble à Anansi chez les Ashanti du Ghana et à bien d’autres personnages chez les Yoruba et les Fons, par exemple.
Personnage des contes et fables d’inspiration profane de Adamou May Gatanaa, Gizo a subi une première métamorphose physique qui est le résultat de son refus d’obéir au dieu antéislamique, Ubangiji. Puis il a subi les influences de l’islam, même si les contes et fables en examen montrent encore quelques traces de son origine profane. C’est notamment le cas du conte « Bakan Gizo ou l’arc de l’araignée » placé au tout début du « roman ». Et pourquoi ?
En réponse à cette question, Mariko explique que c’est simplement parce que les populations hawsaphones du Damagaram, l’ancien sultanat de Zinder, appellent l’arc-en-ciel, l’arc de l’araignée, « Bakan Gizo », alors que la plupart des autres locuteurs du hawsa le nomment « Masharuwa », le buveur d’eau (9). Voici l’essentiel du conte « Bakan Gizo ou l’arc de l’araignée » :
« – Gaatan Gaatanakku ! (voici votre fable), lança le conteur.
– Ta zoo ta hucee ta hwada teeku ! (qu’elle vienne qu’elle passe et qu’elle tombe dans la grande eau salée – l’Océan Atlantique -) répondit l’auditoire.
– Savez-vous pourquoi l’araignée tissa sa toile un peu partout ?
– Non ! non ! nous ne connaissons rien du passé de l’araignée !
– Ah ! ah ! ah ! Vous ne connaissez donc pas l’origine du génie qu’on appelle Masharuwa, le buveur d’eau ? Mais au moins vous connaissez et vous avez vu sûrement Bakan Gizo (l’arc de l’araignée) ? Avant ou après la pluie, à l’opposé de la course du soleil, vous apercevez souvent cet arc gigantesque aux mille couleurs, qui barre le ciel, d’un bout à l’autre. C’est Masharuwa, le génie buveur d’eau, que nous appelons également, nous les gens du Damagaram, Bakan Gizo.
Savez-vous pourquoi ?
– Ouvrez alors les oreilles et concentrez votre attention. Celui d’entre vous qui s’endormira se réveillera avec une queue aussi longue que celle d’un singe rouge…
– Subahanallahi ! Subahanalli ! protesta l’auditoire … et le conteur, sentant qu’il venait de créer l’ambiance indispensable, entama sa narration.
… Il était une fois, à la création du monde, un bel homme, très fort, bien bâti ; aussi beau qu’un ange. Très estimé du créateur du monde, il habitait au ciel et disposait de tout ce dont il pouvait avoir besoin pour se nourrir. Du ciel, il voyait tout sur la terre : les hommes, les animaux, les océans, les montagnes, les fleuves, les forêts et toutes les créatures qui évoluaient entre ciel et terre.
Oh ! qu’il était heureux et choyé… cet homme avait le pouvoir de tout faire, mais seulement du bien. Il allait d’un ciel à l’autre, et du premier à la terre sans aucune difficulté. Athlète complet, il rattrapait les gazelles à la course. Aussi adroit qu’un aigle royal plongeant sur sa proie, rien n’échappait à ses yeux et à ses mains. Ubangiji, le créateur de l’Univers, l’avait doté de toutes les qualités physiques et de toutes les faveurs pour vivre heureux et n’en vouloir à personne. Mais, hélas ! ce grand chasseur devint ambitieux, arrogant et ses prétentions n’eurent plus de limites. Non satisfait de tout ce que Dieu lui accordait, il réclamait toujours quelque chose de plus et de nouveau au créateur. Excédé, le maître du monde malgré sa patience sans borne lui refusa tout ce qu’il demandait, parce qu’il ne faisait que du mal, et tuait toutes les créatures de Dieu, alors que cela était interdit. Pendant une semaine, il bouda le créateur et déclara qu’il était assez grand et suffisamment fort pour se procurer tout ce qu’il lui fallait pour vivre aisément. Il se fabriqua un grand arc, un arc si grand qu’il allait d’un bout à l’autre de l’horizon, des flèches si longues, que de n’importe quel point du ciel, elles pouvaient atteindre la terre. Il n’avait qu’à tendre la main pour ramasser tout gibier abattu. Il entama son jeu de massacre, et le créateur de toutes les vies dut lui retirer ses engins de mort qui sont gardés là-haut, au ciel. C’est pourquoi, pendant l’hivernage, vous voyez Bakan Gizo – l’arc de l’araignée- qui retient la pluie.
Mécontent, Gizo-Gizo, renvoyé du septième ciel au premier ciel, entreprit de tendre des cordes et des filets pour retourner auprès du créateur afin de se venger. Chaque fois qu’il remontait d’un ciel, Ubanguiji coupait cordes et filets et l’ingrat prétentieux se retrouvait à son point de départ de la veille : « Gidan Jiya nooman Goojée » disent les Hawsawa. Un jour, Gizo surprit un ange en train de défaire ses cordes. Fou de rage, il le précipita vers la terre, pour le tuer, mais les anges sont les plus belles créatures de Dieu, et ne meurent pas. L’ange déploya ses ailes et alla rendre compte au septième ciel, au maître de l’univers, des intentions de Gizo. En guise de punition, le créateur le renvoya définitivement du ciel.
Parvenu sur terre, bel homme et grand chasseur qu’il était, il se mit à tourmenter tout le monde, hommes et femmes, vieux et jeunes. Le créateur lui dépêcha des messagers pour le modérer, car, Dieu a de la patience. Il est même le plus patient. Avec désinvolture et insolence, il les renvoya, déclarant que puisqu’il était condamné à vivre sur terre, il ne fera que ce qui lui plaira. Le créateur, fâché, le métamorphosa et lui donna sa forme actuelle. Il n’est plus ni beau, ni bien bâti, ni fort. Et le voilà avec huit pattes maigres, sans tête, avec les yeux sur les épaules, un très gros ventre… ».
L’histoire de la déchéance de Gizo auprès de Ubangiji s’apparente malgré tout à la chute de l’ange insoumis et maudit devenu Satan dans la Bible et le Coran. Mais à la différence que dans le « roman de l’araignée », notre protagoniste, Gizo, va progressivement se racheter par des bonnes actions, en particulier dans le conte n° 6 du « roman » intitulé « Neeman Laada ou la bonne action » (p.48).
Ce conte, que Adamou May Gatanaa a appris de son « vieux maître coranique », raconte comment Gizo a sauvé six jeunes gens « très pieux » partis propager la religion musulmane dans le pays d’un roi despote, sanguinaire et de surcroît infidèle car adorateur des idoles. Voici un extrait du conte « Neeman Ladan » :
« – Voici, pour ce soir, la dernière aventure de Gizo le mari de Kooki, une bonne action qui rachète, qui efface toutes les mauvaises actions inscrites à sa tablette, (…).
– Il y a bien longtemps de cela, un roi sanguinaire régnait dans un pays, là-bas, du côté de la Mecque. Le Prophète Mahaman luttait contre les infidèles pour asseoir l’Islam. Six jeunes gens, très pieux parmi les premiers convertis, entreprirent d’aller propager la religion musulmane dans le pays de ce despote qui mettait à mort tous ceux qui parlaient d’autres religions que la sienne, (..).
Dès qu’il eut vent de leur arrivée, le roi mit ses gardes, ses policiers, ses gendarmes et toute son armée à la recherche des six jeunes gens, qui durent s’enfuir, sans savoir où aller trouver refuge, chacun prenant une direction donnée. Le premier jeune homme, épuisé, affamé, assoiffé, rencontra un jeune berger qui rentrait un troupeau de moutons, accompagné de son chien. Il lui demanda à boire, à manger et un endroit où passer la nuit. Pris de pitié, le berger aida le jeune homme, et, l’ayant vu prier à la façon des musulmans, lui demanda de l’introduire dans la nouvelle religion.
Au bout de quelques jours, le néophyte, qui avait abandonné son métier de berger, aida le jeune musulman à rechercher ses camarades à travers le vaste et dangereux pays du roi idolâtre et sanguinaire. Un à un, ils réussirent à les retrouver, et à les rassembler dans une caverne, non loin de la ville du roi. Après chaque entrée ou sortie des jeunes gens, Gizo-Gizo qui comprenait leur langage par la volonté de Dieu allait brouiller les traces de leurs pas et tendre ses filets à travers la porte de la caverne. Les soldats du roi venaient jusqu’à l’entrée de la grotte et perdaient les traces, totalement effacées par les va et vient de Monsieur Araignée. Ils disaient la caverne inoccupée depuis de nombreuses années parce qu’il y avait un amas de toiles d’araignée à l’entrée (cf. l’extrait ci-dessous informé de commentaires sur l’exil du Prophète de l’islam de la Mecque vers Médine) ».
Cette fois, vous reconnaîtrez que Gizo-Gizo mérite notre reconnaissance et nos félicitations, car, sans son intervention dictée par le tout-puissant, clément et miséricordieux, les six jeunes gens et le berger auraient été massacrés par le roi adorateur des idoles. (C’est moi qui souligne).
Le conte « Neeman Laada » traduit l’influence de l’altérité, c’est à dire de l’Islam, et le parachèvement de la métamorphose spirituelle ou religieuse de notre héros Gizo. Car, au sortir de ce conte, Gizo n’est plus le personnage profane controversé et maudit, mais un vrai combattant au service de l’Islam. Ainsi, ses filets, jadis tendus pour prendre les hommes à égarer de la voie d’Ubangiji, sont maintenant utilisés pour protéger les serviteurs d’Allah. Les soldats du roi idolâtre dont parle le conte renvoient aux ennemis de l’Islam et de son prophète, les Koraïshites.
Poursuivis par ces derniers qui voulaient le tuer, le prophète et son compagnon Abou Bekr trouvèrent refuge dans la caverne d’une colline non loin de la Mekke. Ainsi, tout comme dans le conte Neeman Laada , c’est Gizo l’araignée qui sauve le prophète et son compagnon dans l’extrait qui suit inspiré de commentaires sur l’Hégire [3] :
« Allah, dans sa toute puissance, avait fait pousser à l’entrée de la caverne un buisson épineux, très épais. Une araignée fila et tissa sa demeure, une toile fine et solide à la fois, qui induisait les Koraïshites en erreur tant l’entrée en était encombrée. (…) Tout cela contribua à égarer encore plus les idolâtres [c’est-à-dire les Koraïshites]… » (Mariko 1988:115, c’est moi qui souligne).
Ainsi Gizo continue son œuvre de déception, mais cette fois-ci il s’agit d’une déception positive parce qu’au service d’Allah et de l’Islam.
Il est également intéressant de noter que dans les autres contes d’inspiration religieuse, Gizo réapparaît dans certains de ses rôles de personnage de contes profanes, affublé de ses défauts et qualités d’homme se jouant des plus forts. C’est le cas, par exemple, dans les deux contes suivants : « Gonal Gizo ou Le champ de l’araignée » et « Gizo da Bamin Mahalbi ou l’araignée et le mauvais chasseur ». Dans le premier Gizo se joue du roi lion et ses actions sous-entendent une critique du pouvoir incarné par le roi. Le second montre un Gizo jouant un rôle social positif en apprenant à un mauvais chasseur comment améliorer ses techniques de chasse pour une meilleure prise de gibier. Voilà qui illustre bien la dynamique du métissage culturel sous-tendu par celle de l’altérité comme moteur du processus de transformation des valeurs locales.
CONCLUSION
En conclusion, il n’est pas inutile de rappeler que, comme toutes les littératures, les contes et fables reflètent les problèmes et préoccupations de leurs acteurs. Une de ces préoccupations concerne l’évolution de l’identité individuelle et collective sous la pression des valeurs étrangères, donc de l’altérité.
La métamorphose de Gizo est l’expression de la transformation des identités locales sous cette pression. En effet, dans Ce que disent les contes (1999), Luda Schnitzer a souligné comment l’altérité devient un enjeu politique et culturel par lequel la valeur dominante, ici celle de l’Islam, s’enracine et devient la valeur de l’élite au pouvoir, un pouvoir que cette élite tient à consolider. Il n’est donc pas surprenant que le pouvoir local traditionnel, symbolisé ici par le sultanat de Birni, voit d’un très mauvais œil « le ferment contestataire … trop évident dans les récits où le pauvre avait toujours raison contre le riche, où le roi était souvent un tyranneau stupide et malfaisant (sauf s’il est idolâtre comme c’est le cas dans le conte d’inspiration religieuse « Neeman Ladaa »).
En plus de ce ferment contestataire, notons que le conte païen propageait des superstitions païennes, d’où la métamorphose de Gizo. Le héros du conte païen manque aussi d’humilité. C’est encore le cas de Gizo qui rivalisait avec Ubangiji, le dieu antéislamique. Et enfin le conte païen insinue que l’enfer est plein de riches et de grands de ce monde, ce qui implique une critique de ces derniers. (cf. Schnitzer 1999).
Dans ce cas, le pouvoir en place ne peut qu’encourager la pression de l’altérité qui, à son tour, accélère les transformations de valeurs locales illustrées par les différentes métamorphoses physique et religieuse de Gizo.
Et comme Gizo est le symbole de l’identitépopulaire hawsa,l’islamisationdesonpersonnageàtraverscesmétamorphosesrenforce la thèse de Robert Ilbert (1995) qui pense que le XXIe siècle redoute plutôt la diversité culturelle. « S’il la théorise », ajoute Ilbert, « l’inventorie, s’en nourrit même, il fait son possible pour biaiser (…) Il affiche l’altérité, c’est-à-dire la perception ou la construction de l’autre, pour mieux la nier. Car notre siècle ressent la différence sur le mode du drame, (…). Notre temps est à la fois celui des fermetures et des mythes pluriels » (123-124). Est-il donc illusoire de croire à une ouverture à l’altérité qui aboutira à une authentique intercompréhension, à un vrai dialogue des cultures ?
Avec Ilbert nous osons penser que non en rappelant que Zinder, comme toute ville, est un espace socioculturel de mutations, d’échanges et de partages, où on constate des métissages de toutes sortes instaurant un pluralisme complexe et une diversité culturelle porteuse de tolérance. car
« la diversité des origines et des cultures semble l’élément constitutif de la cité. La multiplicité des langues impose le plurilinguisme ; le foisonnement des religions impose la tolérance ; le simple voisinage impose le respect [de l’Autre]. La ville est une mosaïque aux dessins mouvants » (Thierry Fabre 1995:128).
Et c’est à juste titre que la ville de Zinder (jadis sultanat de Damagaram) a servi de cadre pour les contes et fables rapportés dans le « roman de l’araignée en pays hawsa ». Zinder qui est aussi le carrefour des civilisations négro-africaine et arabo-musulmane, symbole de la diversité culturelle.
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[1] Cet article tire sa substance de l’ouvrage de Keletigui MARIKO, Gizo da Kooki ou roman de l’araignée en pays hawsa (Paris, La Pensée Universelle, 1988) à qui je tiens à exprimer ici la reconnaissance de ma dette. MARIKO est d’origine malienne. Il est né en 1921 au Niger (Zinder) où il a, en plus de sa carrière de vétérinaire, exercé maintes activités : conseiller d’ambassade, représentant à la FAO entre autres. Il a pproduit de nombreuses études et a beaucoup écrit sur les traditions orales africaines, nigériennes et hawsa en particulier.
[2] Université Abdou Moumouni, Niger.
[3] Certains commentateurs associent cette séquence de l’exil aux images de deux sourates (la sourate 18, la Caverne, et la sourate 29, l’Araignée) qui ne sont pas liées à ce référent historique.
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