Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Développement et Sociétés

LA REVOLUTION DE 1889 ET LEO FROBENIUS

Ethiopiques numéro 30

revue socialiste

de culture négro-afriacaine

2e trimestre 1982

LA REVOLUTION DE 1889 ET LEO FROBENIUS [1]

Si j’ai répondu, avec joie, à l’invitation des organisateurs de ce colloque, c’est que c’était, pour moi, l’occasion de rendre hommage à Leo Frobenius, l’ethnologue et philosophe allemand. C’était en 1936. Quelques années auparavant, une poignée de jeunes étudiants noirs, des Africains et des Antillais, avaient lancé, en plein Quartier latin, à Paris, le mouvement de la Négritude. Nous ne manquions pas d’arguments pour appeler nos congénères, les Africains et les Nègres de la diaspora, à la renaissance de la Culture noire. Il y avait le jazz, les blues, la danse mais surtout l’art nègres, dont la force expressive avait saisi Picasso et les artistes de l’Ecole de Paris, Tristant Tzara et certains poètes surréalistes, comme une i1lumination. Il reste que nous cherchions d’autres arguments, plus percutants, quand nous rencontrâmes Leo Frobenius.

C’est Aimé Césaire qui, alerté par un compte rendu lu dans la revue Les Cahiers du Sud, avait acheté l’ouvrage majeur de Frobenius intitulé Histoire de la Civilisation africaine [2]. C’était la traduction de Kulturgeschichtc Afrikas, paru aux éditions Gallimard. Il me l’avait passé après l’avoir lu, et je garde encore, dans ma bibliothèque, cet exemplaire qui porte son nom pour comprendre le saisissement dont nous fûmes saisis à la lecture de ce livre, il faut revenir en arrière : à l’enseignement que donnaient, aux colonies, toutes les « écoles de Blancs », publiques ou privées.

Du rationalisme au positivisme

Je ne saurais mieux illustrer cet enseignement qu’en donnant, en exemple, mon propre cas.

Après mes études primaires, faites dans une mission catholique, je suis entré au collège-séminaire Libermann, à Dakar, où j’ai fait quatre années d’études classiques avec le français, latin et grec, sans négliger les mathématiques. Le Père Directeur, excellent professeur, pensait – et nous disait – que nous n’avions pas de civilisation. Il nous fallait donc assimiler lentement, progressivement, l’essence de la civilisation européenne, dont la France, naturellement, offrait le meilleur modèle, qui se résumait dans l’esprit de méthode et d’organisation ou, ad libitum, dans la clarté de la conception et de l’expression, dont Descartes nous donnait le meilleur exemple. Cependant, car je dois le préciser, tous mes maîtres français, du collège-séminaire Libermann à la Sorbonne, m’ont appris à respecter le génie allemand.

Or donc, on nous apprenait à nous méfier de l’imagination mais surtout de la sensibilité : de tout ce qui distrayait, amusait la pensée, comme l’image et le rythme, pour ne pas parler de la mélodie, toutes choses qui ne conviennent que dans la poésie. Plus tard on nous citera la prose de Paul Valéry comme le modèle idéal.

Je dis : « plus tard ». En effet, me souvenant, non sans tristesse, du « Royaume d’Enfance », du village sénégalais où j’avais grandi, jusqu’à l’âge de sept ans, dans la joie de vivre, j’osais contester, devant le Père Directeur, que nous fussions sans civilisation. Je me rappelais, en effet, le Roi du Sine, encore que « sous protectorat français », faisant visite à mon père, gros propriétaire terrien : je me rappelais la noblesse des gestes, l’élégance polie des paroles et la générosité des cadeaux échangés. Je me rappelais surtout, aux fêtes nocturnes du village, les chants polyphoniques des jeunes filles et les danses des athlètes, noirs élancés, dont les corps en mouvement exprimaient la beauté. Du Royaume d’Enfance, j’ai retenu les trois éléments essentiels de l’esthétique négro-africaine, qui a marqué, de son sceau, l’esthétique du XXe siècle : l’image symbolique, la mélodie des formes et des mouvements, des sons et des couleurs, enfin, le rythme des parallélismes asymétriques.

A la fin de la classe de troisième, le Père Directeur, convaincu que j’étais un contestataire de la civilisation « indo-européenne », comme vous dites, albo-européenne, comme je dis, me renvoya doucement, poliment, du collège – séminaire. J’allais, au cours de ma dernière année de lycée, à l’école secondaire publique qui allait devenir le lycée Van Vollenhoven, commencer de m’initier sérieusement à l’essence de la pensée européenne : à son rationalisme.

Malgré la Révolution de 1889, dont je parlerai plus loin, René Descartes était roi en classe de Philosophie. A la fin de la Renaissance, nous enseigne-t-on, c’était lui qui, rompant avec la tradition scolastique du Moyen Age et renouant avec la science et la philosophie gréco-latines, avait informé l’esprit des temps modernes qui, débarrassé de la mythologie gréco-latine comme de la théologie judéo-chrétienne, nous apprend que la raison est en accord avec la réalité du monde, nous permettant, ainsi, de connaître la nature et d’agir sur elle.

Bien sûr, aux XVIIe et XVIIIe siècles, d’autres philosophes européens critiqueront, amenderont, nuanceront ou enrichiront la doctrine cartésienne. Je songe surtout aux Allemands : au rationalisme intellectualiste de Leibniz, au rationalisme symbiotique de Kant, au rationalisme dialectique de Hegel. Il reste que tous participeront, plus ou moins, de l’idéalisme cartésien, de la philosophie du cogito, jusqu’à l’empirisme anglais de Locke, y compris les versions expérimentalistes des deux Bacon. Participent, en effet, du rationalisme tous ceux qui croient à l’accord pour ainsi dire génétique de la raison et du monde.

Les peuples nordiques, singulièrement les Allemands, seront les premiers à réagir contre le cartésianisme, et en allant jusqu’au bout. J’ai parlé, plus haut, des empiristes anglais. En vérité, la Renaissance ne fit que les effleurer. Pour m’en tenir à l’Allemagne, ce qui naît et se développe au XVIe siècle, ce n’est pas une renaissance, mais une âme baroque, mystique, ou mieux un homme baroque, contradictoire, qui ne peut pas choisir entre intuition et entendement.

Ce mouvement, profond, de l’âme allemande reviendra en plein XVIIIe siècle, au moment même où triomphent, avec Goethe, les « classiques de Weimar ». C’est le premier mouvement romantique, avec des écrivains comme les frères Schlegel et Novalis, Görres et les frères Grimm. Ces derniers sont ennemis de la raison. C’est pourquoi, ne croyant pas au progrès, ils prêchent le retour aux intuitions collectives, à ce que j’appellerais l’Ur-Deutschland, pour parler comme Leo Frobenius.

C’est à ce courant qu’appartient le philosophe Fichte depuis ses Discours à la Nation allemande. Johann Gottlieb Fiche entend dépasser la contradiction, qu’il a découverte chez Kant, entre la connaissance rationnelle, photographie de la nature comme nous dirions aujourd’hui, et la liberté du moi. Il pose l’unité du moi fini et du non-moi ou Absolu grâce à la médiation du Verbe. C’est lui qui, avant Hegel, réinvente la dialectique que les Grecs avaient héritée des Egyptiens, des Africains. J’y reviendrai avec Frobenius.

Les Allemands s’attarderont dans le romantisme quand les Français, tard venus à ce mouvement, l’abandonneront assez vite. En effet, le cartésianisme, du moins le rationalisme, s’était prolongé en France avec les encyclopédistes et leur « Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers », publié à partir de 1751. Je souligne le mot « raisonné ». Le but, avoué, était de soumettre la religion, la politique et la morale au contrôle de la raison discursive.

Au demeurant, le mouvement romantique aura duré seulement quelques décades en France. Victor Hugo publie la « Préface » de son Cromwell en 1827 et Auguste Comte son premier « Cours de Philosophie positive » en 1826. En vérité, jusqu’à la Révolution de 1889, pendant la plus grande partie de ce qu’un écrivain français appela « le stupide XIXe siècle », c’est le positivisme qui régna en France, avec son corollaire littéraire, le rationalisme. Et, comme on le sait, ce nouveau mouvement de pensée ne fut pas sans influence en Europe. Cette influence s’exerça en Allemagne sous les couleurs d’un certain « réalisme ».

Le positivisme, c’est un renforcement et, en même temps, une dégradation du rationalisme cartésien. A l’idéalisme mathématique de Descartes, qui connaît l’intuition entre autres éléments, on substitue la méthode expérimentale avec la recherche des faits : des « petits faits significatifs », pour parler comme Hyppolyte Taine. Bref, avec le positivisme et le naturalisme, l’âme intuitive s’en est allée et l’esprit s’est embourbé dans la matière.

Enfin, Frobenius vint

Il reste que le positivisme et autres naturalismes avaient peu déteint sur la Germanité, je veux dire sur l’Allemagne et l’Autriche. Dépassant l’idéalisme des successeurs allemands de Kant, Schopenhauer, par sa théorie du vouloir-vivre, pessimiste au demeurant, annonçait Nietzsche.

Friedrich Nietzsche eut le mérite, au milieu du XIXe siècle positiviste, de faire une relecture, mais germanique cette fois, des Grecs, depuis les présocratiques jusqu’à Aristote. Je pense qu’il a dû s’arrêter à l’Ethique à Nicomaque d’Aristote : très précisément, pour la méditer, à la fameuse phrase que voici : « Or il y a, dans l’âme, trois facteurs dominants qui déterminent l’action et la vérité : la sensation (aïsthésis), l’esprit (noûs) et le désir (orexis) ». Avant lui, Descartes avait noté cette phrase puisque, dans ses Méditations, il nous dit que les trois facultés essentielles de l’homme sont le « penser », le « vouloir » et le « sentir ». Il reste que, pour Descartes, le noûs, c’est presque uniquement la raison discursive alors que, comme l’a bien vu Nietzsche, le noûs se divise en raison discursive (dianoïa) et en raison intuitive (pro-aïsthésis ou théôria). C’est en partant de cette vision aristotélicienne, et sur fond de pessimisme schopenhauerien que Nietzsche a bâti sa théorie du Surhomme. Pour lui, l’important, le destin de l’homme, ce n’est pas de rechercher le vrai, mais la Vie ou, plus précisément, le sens de la Vie. Dans cette époque de décadence générale, le vrai problème est celui des valeurs qui donnent leur sens, et leur sel, à la vie. Il s’agit d’enterrer les valeurs anciennes de décadence – celles des Grecs, des Juifs, des Chrétiens, de l’humanisme moderne et de la Révolution de 1789 – pour faire pousser les valeurs nouvelles de la volonté libre, qui s’alimente dans la symbiose de la sensibilité et de l’intuition, de la discursion et de la volonté.

De l’autre côté, à l’ouest de la frontière, en France, d’autres forces, nées de la décadence du positivisme et du triomphe du mouvement symboliste, couvraient la Révolution de 1889. Si je parle de la Révolution de 1889, c’est, bien sûr, par référence à la Révolution française de1789. En effet, celle-ci avait procédé du rationalisme et, plus précisément, du rationalisme encyclopédiste. C’est, d’autre part, que 1889 est l’année où Henri Bergson publia son Essai sur les Données immédiates de la Conscience. Lui aussi s’élevait, non exactement contre le rationalisme, mais contre sa déviation intellectualiste et, surtout, contre le positivisme matérialiste. Lui aussi avait relu la fameuse phrase d’Aristote en donnant, au mot noûs, son véritable sens de symbiose de la discursion et de l’intuition. Il y a seulement qu’il met l’accent sur la sensation et l’intuition. Ce qu’il préconise, par sa philosophie, c’est « un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition ». S’appuyant, comme Nietzsche, sur les valeurs de la vie et de la liberté, c’est à cultiver l’activité créatrice de l’homme que nous convie Bergson.

Curieusement, dans les années où Bergson écrivait son Essai, Arthur Rimbaud, un Français du Nord, un poète, découvrait les valeurs de la Négritude. Après avoir chanté, dans ses premiers poèmes, le bonheur des sens, le poète, devenu voyant dans Une Saison en Enfer et tournant le dos au positivisme aveugle, célèbre ses découvertes et son nouvel art :

« Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un Nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux Nègres… J’entre au vrai royaume des enfants de Cham… J’inventai la couleur des voyelles !… Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction ».

C’est moi qui souligne. Voilà définie, en peu de mots, l’esthétique de l’art nègre, qui allait, encore une fois, marquer, de son sceau, l’esthétique mondiale du XXe siècle : dont procède l’expressionnisme allemand. Ce n’est pas hasard. Mais ceci mérite explication. Leo Frobenius va nous la donner.

L’ethnologue allemand va renouveler l’ethnologie en la rendant à sa vocation de philosophie de l’ethnographie et, singulièrement, de sa branche majeure, la sociologie. C’est lui qui, avant Paul Rivet, mon ancien professeur à l’Institut d’Ethnologie de Paris, qu’à mon avis, il a influencé, a insisté sur trois faits ethnographiques majeurs :

– l’existence des aires culturelles à travers le monde ;

– l’unité, dans ce domaine, des Nègres sur tous les continents ;

– les affinités entre Germains ou, plus généralement, Nordiques et Nègres.

Mais, avant d’aller plus loin, je voudrais m’arrêter sur la Sociologie.

Claude Lévi-Strauss, dans son Anthropologie structurale [3], définit la sociologie comme la « philosophie sociale », et, se référant aux Anglo-Saxons, il y voit « un ensemble de recherches positives portant sur l’organisation et le fonctionnement des sociétés du type le plus complexe ». Et il a raison en soulignant le positivisme qui a marqué la sociologie à ses débuts. Si d’Angleterre nous passons en France, nous y constatons que Durkheim, s’inspirant de Comte, voit, à son tour, la sociologie comme une science des faits à caractère mécaniste. C’est dire qu’elle avait commencé par s’enliser. C’est alors qu’arriva Leo Frobenius, muni d’une nouvelle vision, à l’opposé, précisément, des ethnologues et autres sociologues positivistes. En effet, la méthode par excellence de ceux-ci est d’accumuler, encore et toujours accumuler les faits en les expurgeant de leurs valeurs. Surtout quand il s’agit de peuples extra-européens, seraient-ils méditerranéens, ce qui prévaut, c’est l’européo -, voire l’albéo-centrisme, c’est-à-dire le point de vue factuel, matérialiste, comptable ou, au mieux, intellectualiste.

Ce qu’apporte, essentiellement, Frobenius, c’est, d’abord, une vision d’ensemble. Il ne s’agit pas de compter, un à un, les faits, mais de les voir dans leur ensemble et réagissant les uns sur les autres. Ce qu’il préconise ensuite, tournant le dos à la discursion, c’est de faire appel, pour pénétrer non pas les faits, les quantités, mais les valeurs, à la sensibilité : à l’intuition. Car seule celle-ci peut, par-delà la matière, aller jusqu’aux valeurs, qui sont les signes, mieux, les agents actifs de la vie. Nous reconnaissons, ici, avec les idées de Nietzsche, celles de Bergson et Rimbaud. Il s’agit, en définitive, d’une nouvelle philosophie préconisant la poésie au sens étymologique du mot grec, qui est vision et action en même temps. Bref, si Frobenius a inventé un nouvel instrument de recherche, est, plus exactement, revenu à une vieille méthode, c’est pour réaliser l’œuvre ambitieuse qui fut celle de toute sa vie : créer une nouvelle civilisation en réconciliant tous les peuples de la terre dans un dialogue de l’universel, comme le préconisera plus tard, Pierre Teilhard de Chardin. En définitive, Frobenius demande qu’on fasse agir activement les quatre facultés qui ont noms sensation, intuition, discursion, volonté et dans l’ordre que voilà de leur importance. Au demeurant, comme l’a fait remarquer le professeur Cheikh Anta Diop dans ses ouvrages sur l’histoire et la civilisation africaines, cette dialectique, qui met l’accent sur l’âme plus que sur l’entendement, nous vient de l’Egypte, où les Grecs étaient allés l’apprendre. Et il s’agit d’une Egypte africaine, comme nous l’apprend Hérodote, témoin oculaire, dont les habitants avaient, écrit-il, « la peau noire et les cheveux crépus ».

C’est précisément à cette Afrique, diverse mais une, que Leo Frobenius applique sa méthode, comme nous allons le voir maintenant.

Au demeurant – et c’est par là que je voudrais terminer cette partie de mon exposé -, cette méthode, c’est celle qu’emploie l’anthropologue marxiste Maurice Godelier. « Cette méthode », précise-t-il dans une interview au Monde Dimanche du 14 février 1982, « est l’observation participante. C’est-à-dire l’immersion prolongée dans les rapports sociaux locaux, la descente dans le puits ».

La méthode de Frobenius

Frobenius, qui a choisi consciemment l’Afrique comme objet principal de ses études – nous verrons plus tard pourquoi -, commence par critiquer la méthode que voilà des ethnologues et sociologues positivistes. Ceux-ci, en effet, pour étudier les peuples non européens, les peuples du Tiers-monde comme nous disons aujourd’hui, refusent de quitter leur moi, c’est-à-dire leur logique mécaniste, européenne, qui ne s’arrête qu’aux « faits matériels » promus « réalités objectives ». En face, ce que préconise Frobenius, c’est, au-delà des faits quantifiables, de chercher à saisir leurs qualités, leur signification : ce qu’il appelle leur sinngabe. C’est cette vue d’ensemble des phénomènes, des apparences, dont nous parlions tout à l’heure. Celle-ci consiste, encore une fois, à s’abandonner à la sensibilité. C’est cette sensibilité, cette faculté d’émotion, et, partant, de vision, que Frobenius appelle le Gemüt, qui seul peut nous amener à l’intuition, c’est-à-dire à la vision en profondeur des réalités vraies : à la Tiefenschau.

C’est, précisément, parce que nombre de peuples du Tiers-monde sont des hommes de sensibilité et d’intuition qu’il faut, pour les connaître et les dépeindre, user de la vision en profondeur. C’est le cas des Africains. Cependant, avant d’en venir à la civilisation africaine, je voudrais m’arrêter sur ce que le philosophe allemand appelle une Kulturmorphologie ou « morphologie des cultures ». Mais qu’est-ce que la Kultur ? Pour Frobenius, la « civilisation », c’est moins un « ensemble de faits communs à une société ou à un groupe de sociétés », comme le croyaient, et le disaient, les sociologues positivistes, qu’un état d’âme, un « style »commun à un peuple ou à un groupe de peuples. C’est ce style, comme esprit d’une civilisation, que Frobenius désigne par le mot de Kultur, comme le font les Français en employant le mot de « culture ».

C’est en partant de cette dernière signification que Frobenius a exposé sa Morphologie des Cultures. Il commence par insister, par-delà la diversité de ses formes, sur l’unité de la civilisation humaine. Il va plus loin : il affirme que toutes les civilisations de tous les peuples se sont génétiquement développées en passant par les mêmes étapes de l’enfance, de l’adolescence et de la maturité. L’étape la plus importante et la plus féconde est celle de l’enfance, au cours de laquelle sensibilité et raison intuitive sont les plus actives. C’est essentiellement l’étape de l’art et, plus généralement, de la créativité. C’est pendant la seconde étape que se développent, et la raison discursive, et la volonté. Ce sont l’une et l’autre qui, ensemble, organisent, en les vérifiant, les sensations et intuitions. C’est alors que l’adolescent se sépare de son Lebensraum, de son environnement, pour découvrir son moi et le promouvoir en personne. Alors, rassemblant ses sensations, intuitions et connaissances factuelles, il les ordonne en un ordre non pas idéal, mais idéel, pour parler comme Maurice Godelier, l’anthropologue marxiste. C’est alors, après avoir fait de soi un homme d’équilibre entre ses quatre facultés essentielles, entre soi et son milieu, que le peuple adolescent peut se livrer à son activité générique, humaine, qui est de créer : depuis les instruments nécessaires à sa vie, animale jusqu’ aux œuvres d’art les plus élaborées, les plus belles. La maturité est donc, pour Frobenius, la troisième étape. Elle se caractérise par le fait que la raison discursive prend le pas sur la raison intuitive, l’application pratique sur la création et l’exploitation de la vie sur le vivre la vie. C’est l’âge de la décadence.

C’est en s’appuyant sur cette psychologie des peuples que Frobenius élabore sa Morphologie des Cultures. Avant d’aller plus loin, il faut préciser ce que voici. Pour l’ethnologue et philosophe allemand qui est un antiraciste conséquent, il n’y a pas plus de peuples primitifs que de races : tous ont franchi l’étape de l’enfance. Il y a seulement que certains ont gardé l’esprit créateur de l’adolescence tandis que d’autres sont passés pour aller s’enliser dans le pragmatisme à courte vue de l’âge mûr.

En s’éclairant de la théorie que voilà, Frobenius a fait de l’Afrique le principal objet de ses recherches ethnographiques et de ses réflexions philosophiques. Dans Le Destin des Civilisations, au paragraphe du chapitre premier intitulé « La Réalité du Monde intérieur », il définit, en les opposant par leurs cultures respectives, la civilisation éthiopienne et la civilisation hamitique. La première s’étend sur l’Afrique du Nord, y compris le Sahara, la deuxième sur les Afriques équatoriale et tropicale ; pratiquement sur l’Afrique noire, à l’exception des Hottentots : Bochimans et Pygmées, qui participent des deux.

La civilisation éthiopienne est déterminée par la plante et, plus généralement, la vie agricole avec la ferme familiale. Sa base sociale est le patriarcat, dans lequel la famille comprend tous les descendants, sur quelque quatre générations, d’un ancêtre commun. Dans ce cadre, il n’y a pas de propriété privée : la terre, les troupeaux et autres instruments de travail y sont des biens communautaires. « L’unité familiale » y est le fait central, comme le précise l’ethnologue, qui s’étend aux ancêtres défunts. A l’opposé, la civilisation hamitique est déterminée par l’animal, domestique ou non, et, d’une façon générale, par l’élevage et la vie nomade. « L’économie », en effet, « oscille entre la chasse et la vie nomade ». Dans cette civilisation, la propriété est privée, qui a été informée par une ancienne personnalisation des individus au sein de la famille. Le cadre familial est, ici, le matriarcat, où le clan englobe tous les descendants d’une femme ancêtre.

Sous les formes, sous les phénomènes géographiques et historiques que voilà, ce qui caractérise essentiellement l’une et l’autre civilisations, c’est une certaine culture, un certain esprit propre à chacune et que Frobenius présente sous le nom de Païdeuma. Il définit ainsi le mot : « une notion psychologique qui désigne la structure spirituelle d’un peuple dans la mesure où elle se révèle dans son comportement culturel ». C’est en analysant la Païdeuma de l’une et l’autre civilisations à la lumière de la géographie, de la préhistoire – histoire et des faits sociaux, singulièrement de l’art et de la littérature, que le philosophe allemand qualifie la civilisation éthiopienne de « mystique » et la civilisation hamitique de « magique ».

Ce qui intéressait, dans les années 1930, les fondateurs du mouvement de la Négritude, c’étaient non seulement la définition de la culture éthiopienne comme appartenant aux Nègres, mais encore et surtout celle de la Païdeuma appliquée à notre XXe siècle. On ne l’a pas assez remarqué, Frobenius n’insiste pas sur la race, mais sur la culture. Par exemple, les Hottentots, Bochimans et Pygmées sont radicalement plus près des Nègres que des Arabo-berbères ; pourtant, il les range avec ceux-ci. Il y a surtout qu’il range les Allemands, avec les Négro-africains, dans la civilisation éthiopienne tandis qu’il le fait des Français, Anglais et Américains, avec les Arabo-berbères, Hottentots, Bochimans et Pygmées, dans la civilisation hamitique. Et voici qu’une science nouvelle, la caractérologie ethnique – le mot « caractérologie » est ignoré par le dictionnaire Paul Robert en six volumes de 1958 -, confirme l’analyse de Leo Frobenius. En effet, dans son fameux ouvrage intitulé La Caractérologie ethnique, le professeur Paul Griéger reconnaît l’émotivité comme caractère commun à l’ethno-type des Fluctuants et à celui des Introvertis. Il y a seulement que, chez les Introvertis, représentés surtout par les Allemands, la réaction à l’émotion est lente alors qu’elle est rapide chez les Fluctuants, dont les principaux représentants sont les Nègres.

De ce point de vue de l’humanisme du XXe siècle, peu de pages m’ont autant convaincu que Le Destin des Civilisations. D’un coté, il y a, avec l’esprit magique des Hamites, « le rationalisme français, le réalisme anglais et le matérialisme nord-américains » ; de l’autre, il y a le mysticisme des Allemands et les Négro-Africains. Il s’agit, là, de se défier des intuitions pour se laisser guider par la pensée analytique, logique, afin d’amasser les faits, les Tatsachen. Il s’agit surtout, par-delà, d’organiser les forces productives en les mécanisant. Le but, ce n’est pas de contempler en communiant avec l’Autre, en se perdant dans l’Autre. Le but, c’est de jouir des richesses matérielles accumulées. On reconnaît, là, la civilisation matérialiste du XXe siècle, qui, rompant le fameux équilibre, a déspiritualisé l’Euramérique en lui faisant perdre son Gemiit, son âme. En face, il y a, ici, l’intuition directe, née de l’émotion et conduisant à la vision des réalités, des Wirklichkeiten, qui se cachent derrière les faits mécaniquement amassés. Et cette vision développe, dans sa plénitude, le don de l’expérience. Dès lors, il n’est plus question que de l’Autre : de communier avec lui, de se perdre avec lui en l’exprimant.

Je voudrais conclure en soulignant que, par sa morphologie des cultures, Leo Frobenius annonce Pierre Teilhard de Chardin et sa vision de la Civilisation de l’Universel. Au demeurant, celui-ci a soutenu, en son temps, que la première civilisation, comme les premiers hommes, était apparue en Afrique et que le continent noir, jusqu’au Paléolithique supérieur compris, avait guidé les progrès de l’humanité.

Je le rappelle, pour l’ethnologue et philosophe allemand Frobenius, la civilisation d’un peuple donné peut s’arrêter à l’une ou l’autre des étapes. C’est ainsi que l’Allemagne, après avoir atteint sa maturité, avec « la maîtrise des Allemands dans le maniement des faits », était en train de revenir au « sens du réel, qui, finalement, triomphe toujours des faits donnés ». Il le souhaitait du moins. En tout cas, après avoir constaté que, tout au long de l’Histoire, la direction du monde passait alternativement de la civilisation éthiopienne à la civilisation hamitique, et inversement. Frobenius préconisait, dans Le Destin des Civilisations, un œcuménisme culturel qui maintiendrait l’équilibre entre la sensibilité et la volonté, l’âme et l’entendement, réunis en symbiose dans l’esprit. Le Français Teilhard de Chardin ne dira pas autre chose dans des ouvrages comme L’Energie humaine et L’Activation de l’Energie : d’une façon générale, dans sa théorie de la « Civilisation de l’Universel ».

Voilà une leçon que nous ferions bien de méditer après la conférence de Cancun, au moment que l’Euramérique et le Tiers-monde se préparent, sous l’égide de l’ONU et dans le cadre du Dialogue Nord-Sud, à ouvrir des « négociations globales ». Il s’agit, en principe, de créer un Nouvel Ordre économique international.

Cependant, comme je ne cesse de le souligner depuis nombre d’années, il n’y aura pas de Nouvel Ordre économique international si l’on n’établit pas, d’abord, un Nouvel Ordre culturel. C’est, en vérité, ce que préconisaient Leo Frobenius puis Pierre Teilhard : un nouveau monde d’équilibre et d’harmonie, où chaque continent, chaque race, chaque nation, mais surtout chaque culture apporterait ses vertus, irremplaçables.

Je me réjouis que, dans l’édification de la civilisation surhumaine du troisième millénaire, l’Allemagne et la France, représentants authentiques des civilisations éthiopienne et hamitique, nous apportent des contributions majeures.

[1] Conférence prononcée le 23 mars 1982, à Francfort, dans le cadre d’une manifestation organisée en l’honneur de Leo Frobenius.

[2] Paris, Gallimard, 1936.

[3] Paris, plon, 1958.