Notes

LE PLEURER-RIRE PAR HENRI LOPEZ, PRESENCE AFRICAINE, 1982, 315 PAGES.

Ethiopiques numéro 32

revue socialiste

de culture négro-africaine

nouvelle série

1er trimestre 1983

Impertinent le Pleurer-Rire ! Frondeur ! Burlesque ! Fascinant !

Impertinent, en ce qu’il n’épargne rien, ni les institutions, ni les princes dévoyés qui sont censés les faire respecter par le peuple. Frondeur, en ce qu’il sème la bisbille dans l’oasis où les parvenus du nouvel ordre social veulent une paix générale, comme qui dirait une léthargie des masses, pour mieux jouir de leurs rapines. Burlesque, en ce qu’il montre lesdits princes tels qu’ils sont réellement : une vermine accablée par les déficiences, ridicule et pitoyable comme il n’est pas permis. Fascinant, en ce qu’il dit tout haut ce que tout le monde pense de la dictature prétorienne et réussit le tour de force ­ on en a soupé ! – de nous intéresser aux turpitudes qui nous rappellent chaque jour notre misérable condition.

Les médias n’ont jamais fait état, que nous sachions, de l’existence d’un Tonton Hannibal ­ Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, colonel, général puis maréchal-président d’un morceau d’Afrique. Et pourtant, cet homme, ce satrape, ce Néron existe en plu­sieurs exemplaires sur le continent des pharaons. C’est que le personnage de Na Sakkadé est complexe, composite, du fait qu’il est la synthèse de dictateurs qui ont régné ou règnent encore. Que Henri Lopès ait affublé le spécimen d’un pseudonyme aussi grotesque que celui-là en dit long sur les sentiments critiques que les monstres humains doivent lui inspirer.

Il reste que Na Sakkadé et son engeance ne sont pas les seules cibles visées. Du discours narratif, il transparaît une condamnation implicite des peuples qui, par leur veulerie démissionnaire, ont permis l’émergence de tels phénomènes.

Le mode d’écriture adopté ­ raccourcis saisissants, pastiches, variations de tonalité, etc. ­ convient fort bien à l’objet du discours. Il ne faut assurément pas se piquer de classicisme ni être d’un sérieux cour d’Angleterre quand on s’en va en guerre contre certaines choses interdites de gloses. Qu’on ne s’y trompe pas : le ton enjoué qui baigne le roman n’empêche pas qu’il s’agisse de littérature engagée, dénonciatrice. Nous sommes loin de la composition sereine de la Nouvelle Romance et de son thème inoffensif. Le poète de Tribaliques, par ailleurs, n’est pas absent de ce livre. Non pas tant à cause des chants et poèmes cités qui entrecoupent le récit que de cette fameuse perception poétique qui est fantaisie d’expression, pétulance du verbe.

Il est dangereux, en Afrique, de caricaturer les dieux de boue, issus ou non des académies militaires. Et plus d’un souriront du « sérieux avertissement » qui ouvre le ban du roman, comme d’un morceau du show burlesque que Henri Lopès, redoutant le sort d’un certain Matapalé, a voulu jouer aux Na Sakkadé – apparemment pour prévenir les mesures de rétorsion.

Le scénario, on le connaît. Une aube, la clique militaire décide que la clique civile a ruiné le pays et légitimé la corruption. Moralité, il faut en finir avec elle et accomplir à sa place la sainte mission de salut public. Tonton Han­nibal-Ideloy Na Sakkadé n’a pas agi autrement envers Polépolé. Conseil Patriotique de Résurrection Nationale. Soubassement tribaliste de l’instance suprême : « Là où je suis, dois être entouré des miens, rien que des miens » (Les Djabotama). Et les mêmes erreurs sont répétées, la personnification du pouvoir restaurée.

Encensé à colonnes d’éditoriaux et force laïus radiodiffusés par Aziz Sonika, son Goebbels, tout à sa soif de malafoutier et ses ires de Guinarou, le maréchal – con – de – leur – mère, ainsi qu’il conviendrait de l’appeler, est un personnage particulièrement succulent. Sitôt le pied dans l’étrier, la falsification de ses antécédents l’élève au rang de héros de légendes, en attendant la déification. (On verra avec ahurissement Tonton descendre publiquement du ciel, sa queue de lion à la main). Cette volonté d’effacer les vestiges de son passé véritable est symptomatique : elle va de pair avec la négation des origines modestes, et, partant, conditionne le mépris du peuple qu’on est réputé servir.

L’alternance des séquences nous permet non seulement de voir Bwakamabé Na Sakkadé dans sa fonction caricaturale, mais aussi le peuple étourdi par le verbalisme des résignés. Tout cela est perçu et restitué par le narrateur-acteur (une sorte de picaro, Maître d’Hôtel du tyran djabotama) qui ne nous fait point grâce de ses gloses sur la tragique ambiguïté du rapport gouvernants-gouvernés.

Les dictateurs sont des hommes et, à ce titre, ils sont voués à la mort, d’autant plus inéluctable qu’ils auront eu la main lourde. Celui du Pleurer-Rire ne s’est pas éteint avec sa triste histoire. Et il faut probablement y voir un symbole ; celui de la permanence de la dictature, vécue dans l’angoisse comme une fatalité.