Littérature

LA RELATION EDUCATIVE THIERNO-SAMBA DIALLO DANS « L’AVENTURE AMBIGÜE »

Ethiopiques n°54

revue semestrielle

de culture négro-africaine

Nouvelle série volume 7

– 2e semestre 1991

NOTE LIMINAIRE

Dans le chapitre I de son roman « L’aventure ambiguë » [1] Cheikh Hamidou KANE, auteur sénégalais, décrit une « séance de classe » (cours) à l’école coranique. Un garçon puular enfant du Fuuta (Nord du Sénégal) nommé Samba DIALLO est face à un austère sectateur de la vie spirituelle, Thierno. Cet article analyse le couple éducatif Thierno-Samba DIALLO du point de vue des communications, des interactions en partant de la philosophie de l’éducation coranique.

Analyser un couple éducatif comme celui que forment Thierno et Samba DIALLO du point de vue des communications, c’est d’une part chercher quel système de communications entre les deux partenaires est repérable, en quoi il est en lui-même un facteur de la vie et de révolution du couple.

D’autre part, il faut tenir compte des communications qui se constituent à partir de la façon dont la vie du couple, le climat de la « dudal » [2] sont ressentis : au niveau plus latent et moins formel de la vie du couple éducatif, les dialogues entre Thierno et Samba DIALLO sont éventuellement signifiants d’attitudes de crainte, digressions, de fascination, de complicité, d’amour, etc.

Dans notre analyse, le processus de communication est défini par la transmission d’un contenu (versets coraniques) de l’enseignant à l’élève au moyen de la parole. Il n’est pas toujours latéralisé car il se produit un équilibre momentané des rôles. Parce que Thiemo et Samba DIALLO sont deux personnes en rapport direct, on peut parler de « communication interpersonnelle ».

Le champ pédagogique est défini par le rapport de Thierno et de Samba DIALLO à un savoir (le CORAN) qui est communiqué. Le dahra, qui spécifie ce champ dans sa dimension géographique, a donné comme fonction essentielle d’être le substrat d’une circulation du savoir sous la forme de processus de communication.

On nous accordera, en effet, qu’une dahra est par excellence un lieu de Communication. La « dudal » constitue un « champ de co-présence » [3] où se regroupent la proximité de voix, de regard et de toucher Thierno et son « taalibé » [4] Taalibé : élève (mot wolof)]] Taalibé : élève (mot wolof)]] Elle est un lieu dense d’échanges dyadiques [5]

FINALITE THEOCENTR1QUE DE L’EDUCATION CORANIQUE

L’enseignement donné à Samba DIALLO a une unité d’inspiration : son intention religieuse fait que tout est soumis à l’Absolu.

L’islam dans le Dahra [6] de Thierno, étonne par le caractère inébranlable de sa conviction et aussi par la combativité de sa foi ; ces deux aspects complémentaires (intérieur et statique l’un et extérieur et dynamique l’autre) résultent essentiellement d’une conscience de l’absolu laquelle rend inaccessible au doute et écarte l’erreur avec violence.

« Les moments étaient nombreux par contre où, poussé dans une colère frénétique par la paresse ou les bévues d’un disciple, il se laissait aller à des violences d’une brutalité inouïe » [7]

El islam est la condition humaine équilibrée en fonction de l’Absolu dans l’âme de 1’individu comme dans la société. L’important c’est d’atteindre cet équilibre déterminé par 1’Absolu et dispose en vue de l’absolu par le moyen de l’intelligence (savoir), de la volonté (faire) et de l’oraison (dire).

L’éducation est donc dans son principe une préparation à l’éveil de la conscience de l’Absolu et, chez les âmes privilégiées, comme Samba Diallo, à la capacité d’y parvenir. « …, le maître n’en avait jamais rencontré qui, autant que ce garçon et par toutes ses dispositions, attendit Dieu d’une telle âme » [8]

Pour Thierno, Samba Diallo est ignorant parce qu’il vit au-dessous de lui-même. Eduquer cet enfant c’est le relier au Ciel ; c’est l’arracher au règne de la passion, an culte de la matière de la quantité et de la ruse, et l’intégrer dans le monde de l’esprit et de la sérénité.

Eduquer le garçonnet c’est renforcer sa conscience spirituelle ; c’est« attiser » en quelque sorte sa pensée toujours prête à la dissipation à l’oubli et à l’infidélité ; c’est réfréner sa nature passionnelle et déifuge.

Sauvegarder et renforcer l’éducation religieuse pour affermir la foi en Dieu et le respect des obligations morales et culturelles de la religion, telle est la finalité de l’éducation coranique

« … je réduirai en toi (l’élève), la morgue des Diallobé. » [9]

« … l’homme n’a aucune raison de s’exalter, sauf précisément dans l’adoration de Dieu. »

« … le débarrasse enfin de toutes ses infirmités morales… » [10]

« … je blesse la vie dans votre jeune cousin… [11]

« Au foyer, ce que nous apprenons aux enfants, c’est Dieu » [12]

LA RELATION EDUCATIVE

La relation éducative – lorsqu’elle se définit à partir de la périphérie sensorielle du « SËRIN » [13] qui perçoit son « taalibé » – appartient au domaine physique : ouïe, vue. Mais toute relation pédagogique se définit de surcroît par l’expression, chez chacun des partenaires du couple éducatif de modifications qui sont pour lui spécifiques de cette relation.

Chez Thierno, tout effet modificateur au niveau du perçu de Samba DIALLO, quoique relevant encore de faits d’ordre physique (ouïe, vue) l’est en corrélation avec des faits psychologiques.

Cet effet, tant physique que psychologique, peut bien n’être en rien décelable par nous : lorsque l’effet de la rencontre n’a donné lieu à aucune modification apparente de la manière d’être antérieure.

Il n’en reste pas moins que toute perception donne lieu à une impression enregistrée. Ce sont les perceptions de variations en qualité, en tension, qui deviennent décelables dans la relation éducative entre le vieux pédagogue et son jeune « almuudo » [14]

Sous des dehors intellectuels, la relation pédagogique entre Thierno et Samba DIALLO développe une affectivité souvent vive. En effet, l’activité du couple éducatif se situe moins au niveau du conscient qu’a celui du vécu.

Avec eux, on se trouve devant des partenaires fortement engagés dans des engrenages solides, des relations affectives tissant un vrai nexus [15]

Très justement, Cheikh Hamidou KANE décrivant les relations du vieux pédagogue et du jeune élève, ne cesse d’insister sur la profonde sympathie qui unit l’un et l’autre. Tandis que, nous dit-il, maître Thierno se faisait toujours âprement prier pour admettre les candidats à son école coranique, l’admission de Samba DIALLO, au contraire s’effectua sur sa propre insistance comme si, visionnaire, il avait perçu, avait lu dans la personnalité en devenir de l’enfant des dons, des possibilités susceptibles de grandiose épanouissement et correspondant à sa propre idée de la sainteté, des dons enfin qu’il entendait développer au plus haut point pour le service de Dieu. [16]

« Les plus grandes familles du pays se disputaient ’honneur de lui envoyer leurs garçons. Généralement, le maître ne s’engageait qu’après avoir vu l’enfant. Jamais aucune pression n’avait pu modifier sa décision, lorsqu ’il avait refusé. Mais il arrivait qu’à la vue de l’enfant, il sollicitât de l’éduquer. Il en avait été ainsi pour Samba DIALLO » [17]

« Le maître, dont le regard était revenu à diverses reprises sur Samba DIALLO attentif et silencieux, demanda en le désignant du doigt à son père :

– Quel âge a-t-il ? _- Six ans.

– Encore un an et il devra, selon la Loi, se mettre en quête de noire Seigneur. Il me plairait d’être son guide dans cette randonnée »  [18]

La description que Samba DIALLO fait de Thierno est très révélatrice de la fascination que son « guide » exerce sur lui. « L’almuudo » esquisse le portrait d’un saint très finement observé.

« L’homme était vieux maigre et émacié. Tout desséché par ses macérations. Il ne riait jamais. Les seuls moments d’enthousiasme qu’on pouvait lui voir étaient ceux pendant lesquels, plongé dans ses méditations mystiques, en écoutant réciter la parole de Dieu, il se dressait tout tendu et semblait s’exhausser du sol, comme soulève par une force intime » [19]

Thierno impose à son corps un traitement rigoureux (macérations) ce qui lui donne l’aspect d’un homme squelettique (desséché, émacié, maigre), sans exubérance (ne ris jamais). Son corps est mortifié, purifié de sa souillure, totalement dépouillé de son épaisseur sensorielle par des disciplines appropriées (jeûne, veillée de prière, etc.)

Bien qu’homme de détachement des choses de ce monde, Thierno est sujet à des ravissements fantastiques (enthousiasme) et quand il est saisi, possédé par la passion mystique après la récitation correcte du « verset incandescent », quelque chose comme une illumination intérieure (force intime) semble le soulever du sol. Un penchant irrésistible l’attire vers la contemplation de la lumière du Seigneur. Ses moindres actes traduisent de façon émouvante une profonde soif de l’Absolu – le CHAWQ, ce désir essentiel de la face de Dieu, premier pas sur le sentier que les soufis s’efforcent de suivre.

Dévot rempli de la lumière divine, Thierno enseigne à réciter la parole de Dieu comme Dieu lui-même l’a prononcée et menace de mort quiconque ne parvient pas à une telle performance.

« La parole qui vient de Dieu, dit-il, doit être dite exactement, telle qu ’il lui avait plu de la façonner. Qui l’oblitère mérite la mort… » [20]

La parole de Dieu ne peut être que parole de science, de sagesse, parole de vérité. Quand elle n’est pas bien énoncée, elle cesse d’être parole divine et parole tout court pour devenir bavardage, verbiage, négation de la parole.

Campé dans sa dignité de maître austère, de savant passionné dans la voie de Dieu, Thierno refuse d’entendre un récit qui ne soit l’écho très fidèle de la parole de Dieu ?

« Sois précis en répétant la parole de ton Seigneur… il t’a fait grâce de descendre son Verbe jusqu’à toi. Ces paroles, le Maître du Monde les a véritablement prononcées. Et toi, misérable moisissure de la terre, quand tu as l’honneur de les répéter après lui, tu te négliges au point de les profaner. Tu mérites qu’on te coupe mille fois la langue… » [21] _ On le voit bien, le point crucial est bien en effet ici que l’objectif général de « communication du savoir » met en jeu une conduite de communication dans laquelle les informations sont apportées principalement par Thierno.

Au plan formel, la position centrale de l’enseignant dans la relation éducative est manifeste.

« Répète !… Encore !… Encore !… »

« Ici, approche ! »

« Répète avec moi : « Dieu, donnez-moi l’attention. »

– Dieu, donnez-moi l’attention…

– Encore…

– Dieu, donnez-moi l’attention…

– Maintenant, reprend ton verset.

– … Sur un signe du maître, il avait rangé sa tablette » [22]

Thierno est maître du jeu, maître du savoir, maître de la distribution des rôles et de la parole. C’est lui qui donne la parole à l’enseigné, lui demande des précisions, lui ordonne la continuation du récit. L’attitude, la faute de Samba DIALLO dépendent de sa parole, de son jugement. La séance de classe suivante est celle de sa toute puissance de pédagogue autocratique. [23]

ELEVE : « Simplement sa langue (à Samba DIALLO) lui avait fourché »

MAITRE : « Thierno avait sursauté… »

MAITRE  : « Il (Thierno) l’avait pincé du pouce et de l’index, longuement ».

ELEVE : « Le petit enfant (Samba DIALLO) avait haleté sous la douleur »

ELEVE : « Il (Samba DIALLO) avait répété d’une pauvre voix brisée et chuchotante, mais correctement, la phrase du saint verset qu’il avait mal prononcé »

MAITRE : « La rage du maître monta d’un degré ».

MAITRE : « Ses ongles (à Thierno) s’étaient rejoints à travers le cartilage du lobe qu’ils avaient traversé » ELEVE : « Le garçonnet,… ne put s’empêcher de pousser un léger gémissement » [24]

ELEVE : « Il répéta (Samba DIALLO) la phrase sans broncher ».

« Le maître lâcha l’oreille sanglante » [25]

ELEVE : « Seigneur, songeait l’enfant en psalmodiant son verset… »

MAITRE : « La bûche ardente lui roussit la peau »

ELEVE : « Reprenant le verset, il (Samba DIALLO) rectifia le lapsus ».

MAITRE : « Le maître, rasséréné, était plonge dans ses prières »

ELEVE : « L’enfant savait sa leçon du matin ».

Sur un signe du maître, il avait rangé sa tablette » [26]

Pour illustrer d’une façon apparente ce qui précède, voici un tableau qui découpe cette séance de classe en plusieurs séquences d’interactions. (Voir. 34)

THIERNO (Maître)          SAMBA DIALLO (Elève)

ACTES PEDAGOGIQUES COMPORTEMENTS OBSERVABLES

(Lecture magistrale du verset    (Ecoute attentive de l’élève) [27]

Sursaute            Sa langue fourche durant la lecture

Pince du pouce et de l’index, longuement le gras de la cuisse de l’élève              Halète, se met à trembler, son sanglot lui noue la poitrine et la gorge

La rage du maître monte            Répète correctement mais d’une voix chuchotante la phrase du saint verset

Poinçonne avec ses ongles le cartilage de l’oreille de l’élève      Pousse un léger gémissement, tremble de tout son corps

Exige la précision dans la répétition       S’ingénue à répéter correctement

Annonce une punition plus radicale      Demande la grâce, promet une bonne lecture

Regarde l’enfant avec admiration et l’écoute attentivement      Répète calmement et posément le verset d’une voix limpide et pure

Emet un jugement intérieur, fait une courte prière mentalement           Songe en psamoldiant son verset

Roussit la peau de l’élève avec une bûche ardente         Bondit, secoue spasmodiquement sa chemise

Donne la directive impérative de répéter une prière avec lui     Répète la prière avec le maître

Donne l’ordre de reprendre le verset    Reprend la psalmodie passionnée

Plonge dans ses prières, rassénéré        Sait sa leçon

Fait un signe      Range sa tablette

D’après la démarche que prend le « ceerno » pour venir à lui, d’après le geste (punitions), le regard (menaçant ou admiratif) le « taalibé » attend, subit l’acte que l’enseignant adopte envers lui.

En effet, Samba DIALLO possède des indications précises élaborées dans le passé, par les insatisfactions qu’il a tirées au cours de séquences d’interaction dans des situations semblables. (… « l’avait encore battu » ; « … il eut fréquemment subi ce châtiment… ».

C’est ainsi qu’il peut être paralysé dans sa lecture : il est distrait, il attend seulement la sanction prévue, étant presque soulagé quand celle-ci inévitable, tombe.

Les réactions conditionnelles sont nées, se sont renforcées au cours des mêmes séquences qui se reproduisent.

Au rôle préférentiel du maître correspond le rôle complémentaire imposé au taalibé. Parce que Thierno n’est qu’informateur. Samba DIALLO reçoit et restitue l’information (le verset). A la conduite dominatrice de l’enseignant, caractérisé par la rigidité, répondent des conduites passives (restitution), distraites (lapsi) chez l’enfant.

Le renforcement est appliqué par le vieux pédagogue dans un but opératoire. Il s’en sert comme moyen de faire progresser Samba DIALLO vers une lecture très précise du verset. Le renforcement tel qu’il est utilisé ici apparaît sous forme de manipulation par l’enseignant des conséquences négatives (punitions, insatisfactions) de la réponse du « ndongo » [28]

L’analyse de la relation éducative montre l’emploi systématique du renforcement négatif et illustre comment l’enseignant conditionne les conduites de son élève. N’apparaissent chez Samba DIALLO que les réactions apprises, répétées, attendues par Thierno qui se gratifie lui-même. Le maître élimine, par l’emploi de renforcements négatifs, les modes de lecture de l’élève qu’il juge inefficaces. Il est satisfait, rasséréné quand Samba DIALLO répond à son signal de la façon qu’il attend.

A l’école coranique, Thierno est non seulement un leader institutionnel, mais ce qu’il est en tant que référent du savoir, son statut de « vieux » lui assurent des prérogatives particulières. (Cf. La place des vieillards en Afrique).

« Le reste de son temps, il le consacrait à l’étude, à la méditation, à la prière et à la formation des jeunes gens confiés à ses soins. Il s’acquittait de cette tâche avec une passion réputée dans tout le pays des Diallobé. Des maîtres venant des contrées les plus lointaines le visitaient périodiquement et repartaient édifiés. » [29]

Si l’enseignant n’est pas seul à connaître le Coran, il se présente néanmoins comme le « Wali » (protégé de Dieu) [30] comme étant lui-même vérité et loi inscrites dans le Savoir. On peut ici montrer qu’il s’agit d’un double savoir : savoir académique et culturel d’une part (connaissance des versets, valeurs islamiques) ; un savoir sur Samba DIALLO d’autre part (ce qu’il convient qu’il devienne).

« Tant qu’il vivra avec Dieu, cet enfant, ainsi que l’homme qu’il deviendra, pourra prétendre -le maître en était convaincu – aux niveaux les plus élevés de la grandeur humaine  » [31]

En même temps, Thierno tient son pouvoir de la société. Il est impossible à Samba DIALLO d’échapper à l’école coranique, c’est-à-dire au fait « être en classe ».

« Encore un an et il devra, selon la loi, se mettre en quête de notre Seigneur ». [32]

Or cette nécessité peut être douloureuse pour Samba DIALLO qui est en butte, par exemple, à la férule. _« Ce jour-là, Thierno l’avait encore battu »

« Le garçonnet, bien qu’il eut fréquemment subi ce châtiment » [33]

L’élève est au pouvoir de l’enseignant parce qu’il dépend pour une grande part des attitudes du maître que sa lecture continue ou s’arrête : il est dans une situation d’incertitude devant les réactions émotionnelles et affectives du maître.

La progression vers la maîtrise du texte coranique, la réalisation d’une lecture impeccable du « verset incandescent » demandent que la perception auditive que Thierno a de Samba DIALLO soit aussi pertinente que possible.

Au cours de Révolution du « cours », on observe un accroissement de la pertinence de cette perception, à la suite du renforcement négatif (punitions), par le « sërin », des erreurs de prononciation de son « taalibé ».

Les appréciations (« sois attentif : tu le peux »), punitions (verges, bûches enflammées, tout ce qui lui tombait sous la main servait au châtiment »), etc. sont en fait utilisées par Thierno comme des sanctions concernant la manière dont Samba DIALLO s’acquitte de sa lecture.

C’est pourquoi, dans l’ordre de l’existence, le pouvoir de Thierno réside dans sa capacité de déterminer les conditions (« Ici, approche ! » et la qualité des relations qui se développent entre lui et Samba DIALLO.

Mais lorsque la Parole de Dieu coule, « pure et limpide », des « lèvres ardentes » de l’enfant, Thierno est tout enivrée d’un amour dont les flammes le consument. La parole de Vérité a un immense effet sur lui : au moment où le feu de l’amour divin tombe sur son coeur, lui, regardant son élève le considère comme « un don de Dieu », puis comme un compagnon qui cultive, avec lui, l’amitié du Seigneur.

A ce moment précis de leur relation éducative, il se produit ne fut-ce qu’un instant, une jonction des deux partenaires suivie d’un équilibre subtil de leur rôle. Si en apparence, la relation éducative reste une relation latéralisée elle devient, à l’intérieur, momentanément, une fusion, puis une relation bilatérale. La relation d’autorité distante se transforme, en un instant, en une synthèse, puis en une relation de sollicitude, de mise en confiance.

En effet, lorsque Samba DIALLO arrive à répéter correctement la « phrase étincelante », à dire la Parole de Dieu, il est le lieu où s’incarne la divinité. Son intelligence s’identifie avec son contenu salvateur, elle n’est autre que la connaissance de l’Absolu.

Samba DIALLO se présente donc comme un réceptacle fait pour l’Absolu : l’Islam vient le remplir, avec la vérité de l’Absolu. _ « Il (l’enfant) contenait en lui la totalité du monde, ce qu’il a de visible et ce qu’il a divisible, son passé et son avenir. Cette parole qu ’il enfantait dans la douleur, elle était l’architecture du monde, elle était le monde même » . [34]

L’enfant contient le monde et avec lui, Thierno. Il se produit une fusion entre deux « Wali » (protégés). Le « Wali » d’un moment (Samba DIALLO s’identifie au « Wali » de toujours (Thierno). Sur le plan spirituel, leur connaissance réalise le maximum d’unité, en ce sens qu’elle perce, un moment, l’illusion de la pluralité et dépasse la dualité enseignant- enseigné.

Cette fusion dure le temps du récit parfait, le temps de la fascination de l’élève. Puis le vieux pédagogue se ménage un champ à lui tout en demeurant dans le champ de relation en changeant le moyen de communication.

Pour ce faire, Thierno s’enferme dans le silence, dans la méditation, dans les prières, dans la contemplation de la vérité car la paix de son âme s’entretient par la connaissance de Dieu. Le silence, celui qu’observe personnellement le maître est le climat normal dans lequel baigne l’intelligence pleine de recueillement dans la piété et consciente de dialoguer avec Dieu.

Ecoutant Samba DIALLO, admirant la puissance créatrice de vérité qui se dégage de sa bouche qualifiée, le « sërin » transfère la fonction de communication de son oreille à son oeil. Un penchant irrésistible attire son regard vers la bouche du « taalibé » d’ou sort une lumière qui éclaire la vraie direction vers la face de Dieu.

 

« … son regard avide admirait et son attention buvait la parole du garçonnet. » [35]

L’oeil est ce nouvel organe désormais promu au rang de moyen de communication entre Thierno et son « ndongo ». D’abord parce que l’enseignant, qui a un savoir, a décidé d’en déposer la substance dans ses yeux et de la véhiculer pour la transmettre à Samba DIALLO à travers cet organe.

Ensuite, l’oeil devient la scène fondamentale de toute communication savante, de la manifestation de la vérité. L’oeil du maître accorde assistance à la bouche de l’élève, la parole du « ndongo » a besoin de l’aide de l’expressivité du regard pour signifier le vrai, pour communiquer la vérité.

Le silence méditatif, l’attention, l’admiration, l’acquiescement du maître consacrent Samba DIALLO dans sa qualité de disciple chéri du maître. Celui-ci accompagne du reste son acquiescement d’une série de comportements affectifs (admiration, estime) destinés à incarner son jugement.

Samba Diallo, « le mieux né de tout le foyer du maître des « Diallobé » [36] n’est pris au sérieux que s’il remonte vers Dieu par la Parole, que s’il atteint « une noblesse plus discrète, plus authentique, non point acquise mais conquise durement et qui fut plus spirituelle que temporelle » [37]

Du coup le maître est « accroché » ; il s’installe confortablement, écoute attentivement. Il se laisse prendre au jeu de l’almuudo qui en définitive le captive, le séduit, le convainc.

« Encore qu’il s’en défendit, il aimait Samba DIALLO comme jamais il n’avait aimé un disciple » [38]

Si l’accord du maître et de l’élève, ennoblit le statut scolaire de l’élève, il implique aussi que le maître soit descendu dans la profondeur de l’âme de l’élève.

« Depuis quarante ans qu’il s’était voué à la tâche, combien méritoire, d’ouvrir à Dieu l’intelligence des fils de l’homme, le maître n’en avait jamais rencontré qui, autant que ce garçon et par toutes ses dispositions, attendît Dieu d’une telle âme » [39]

Il implique enfin que l’enseignant ait fait un certain chemin avec l’enseigné. Prince de sang. Samba DIALLO devient « prince de l’esprit » comme le maître des Diallobé par la puissance mystérieuse et la « sombre beauté » du « verset incandescent ».

CONCLUSION

Dans le champ pédagogique, il se crée un « foyer ardent humain » (feu de l’amour) à côté du « foyer ardent » matériel (feu de bois ).La « dudal » « chauffe » ; elle devient un champ magnétique, un champ dynamique à haute température où l’extatique Thiemo subit une lévitation.

La Parole émise par Samba DIALLO provoquant une tension qui demande apaisement, entraîne chez le vieux pédagogue en réponse, un signal qui satisfait cette demande (lévitation) ; la réaction, parce qu’elle se répète à chaque récit du coran, établit entre eux un lien de compréhension mutuelle, une connaturalité dans la délectation .

Dans l’espace de divinité que délimite le champ de propagation de la parole de Samba DIALLO, s’opère une rencontre, un instant de complicité et d’Amour.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

DOLTO (F.), Le cas Dominique, Paris, Ed. du Seuil, 1971.

KANE (C.H.), l’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.

ENRIQUEZ (E.), la notion de pouvoir, in H .HIERCHE, L’économique et les sciences humaines, Paris, Dunod, 1966.

LANDSHEERE (G. de). Comment les maîtres enseignent, analyse des interactions verbales en classes, Bruxelles, Ministère de l’éducation nationale et de la culture, 1969.

POSTIC (M.), Observation et formation des enseignants, Paris, P.U.F., 1977.

RABAIN (J.), L’enfant du lignage, Paris, Payot, 1979.

ABRAHAM (A.), Le monde intérieur des enseignants, Paris, EPI, 1972.

MELONE (T.), La folie dans l’Aventure ambiguë, in DIOGENE, 80, 1972.

[1] .KANE (C.H.), l’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.

[2] dudal : nom poular d’école coranique (Prononcez doudal).Thierno et Samba étant peulh, nous avons emprunté des termes comme almuudo, dudal,etc. à leur langue.

[3] Champ de co-présence : zone privilégiée de proximité corporelle. Voir à ce propos RABHIN (J), L’Enfant du lignage. Pans. Payot. 1979. p. 82

[4] Taalibé : élève (mot wolof)

[5] On imagine bien que Samba DIALl.O n’est pas seul face à Thierno même si C. H KANE fait l’impasse sur les autres élèves de l’école coranique. Cf. chap. II p. 23-38).

[6] Ecole coranique

[7] KANE (C.H.), op. cit. p. 44.

[8] KANE (C.H.). op. cit ; p. 15.

[9] DIALLOBE:la famille DIALLO de l’ethnie peulh résidant dans le fouta au nord du Sénégal.

[10] [[ KANE (C.H.). op. cit ; p. 15.

[11] KANE (C.H.) ; op. ci(, p. 38.

[12] KANE (C.H.), op. cit. p. 44.

[13] Serin : (lire serigne), maître, marabout (mot wolof).

[14] Almuudo : élève (mot puular).

[15] Nexus : groupe d’individus liés entre eux par de fortes valeurs positives ou négatives. cf .ABRAHAM (A), le monde intérieur des enseignants, Paris, EPI, 1972, p. 15

[16] Nous empruntons ici largement et abondammentà T. MELONE in la folie dans « l’Aventure ambiguë », Diogène,n° 80 ,1972,pp.28-50.

[17] KANE(C.H),l’aventure ambiguë, Paris, Juillard,1961,p.18

[18] KANE (C .H.) op cit. ; p.22 ( C’est nous qui soulignons).

[19] KANE(C.H),op.cit.p.17

[20] KANE (C.H.), op. cit, p. 16.

[21] Voir l’analyse du tableau qui synthétise la séance de classe

[22] KANE (C.H.), op. cit., p. 16

[23] Voir l’analyse du tableau qui synthétise la séance de classe

[24] KANE (C.H.), L’aventure ambiguë, p. 13

[25] KANE (C.H.), op. cit. p. 15

[26] KANE (C.H.), op. cit. p. 16

[27] Cette première séquence est supposée

[28] ndongo : élève (mot wolof).

[29] KANE, (C.H.), op. cit. p. 17-18

[30] (Wali : celui qui après avoir intégré la connaissance divine, s’y conforme, corps et âme au point que Dieu place en lui une confiance totale. (C’est nous qui soulignons)

[31] KANE (C.H.), op. cit. P. 15.

[32] KANE (C.H.), op. Cit., p. 22 (c’est nous qui soulignons).

[33] KANE (C.H.), op. cit., p. 13 (c’est nous qui soulignons)

[34] KANE (C.H.), op. cit., p. 15.

[35] KANE (C.H.), op. cit. p. 15 (c’est nous qui soulignons)

[36] KANE (C.H.), op. Cit. p. 26.

[37] KANE (C.H.), op. cit. p. 27

[38] KANE (C.H.), op. cit. p. 33.

[39] KANE (C.H.), op. cit.p.15

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