Philippe Decraene
Développement et société

LA PRESSE FRANCAISE ET LE TIERS-MONDE

Ethiopiques numéro 04

Revue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1975

 

La presse écrite, qu’elle soit quotidienne ou périodique, la radiodiffusion et la télévision, accordent en France une place très réduite à tout ce qui concerne le Tiers-Monde africain. Les spécialistes qui traitent de ces questions sont d’ailleurs très peu nombreux et, depuis quelques années, leur nombre est en diminution croissante, la plupart d’entre eux ayant effectué la reconversion à laquelle ils étaient, en quelque sorte, acculés.

La presse dite de grande information ignore presque totalement l’Afrique sud-saharienne, ou n’en traite qu’à l’occasion de faits divers plus ou moins spectaculaires, et toujours par référence directe au public français : rush de prospecteurs de diamants en Sierra-Leone, circuit de traite des blanches entre la Côte d’Azur et la Côte d’Ivoire, amateurs de safaris tués en Haute-Volta, voyageurs isolés morts de soif en Mauritanie, chercheurs scientifiques enlevés comme otages par les rebelles au Tchad, etc. D’autre part, les coups d’Etat retiennent toujours, au moins partiellement, l’attention de « la grande presse ». Ainsi, les seize Etats sud-sahariens dans lesquels les civils ont du céder la place à des militaires ont tous suscité, à un moment ou à un autre, la publication d’informations ou de commentaires.

En revanche, la stabilité politique et l’expansion économique de certains Etats africains restent à peu près totalement ignorées du grand public, parce que ni l’une ni l’autre ne rencontrent d’écho auprès des rédactions en chef ou des directions de journaux, revues, magazines, radiodiffusés ou télévisés. Ainsi, la création des barrages hydro-électriques ghanéen d’Akossombo ou ivoirien de Kossou, la construction du chemin de fer Transgabonais, les gigantesques travaux d’aménagement du fleuve Niger au Nigeria ne sont connus que par la mince frange des lecteurs des revues spécialisées, techniques ou scientifiques.

Comptant de trop nombreux titres, ne disposant que d’un public limité, contrainte à pratiquer des prix de vente élevés du fait de la modestie de ses tirages, parfois sensible à certaines passions qui la conduisent à ériger l’auto-censure en système, cette presse spécialisée traverse des difficultés qu’il ne faut pas sous-estimer, et qui font peser sur elle, de façon permanente, une menace sérieuse de disparition.

Enfin, la technique dite des « numéros spéciaux » pour les périodiques, ou des « suppléments » pour les quotidiens, pratiquée rigoureusement planifiée aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, par exemple, par des organes sérieux de réputation mondiale, contribue encore à réduire les surfaces consacrées par la presse à la publication d’informations sur l’Afrique. C’est à l’intérieur de ces numéros spéciaux, à la commande desquels beaucoup de dirigeants africains recourent, en désespoir de cause, que l’information ou le commentaire – dans ces circonstances, souvent entachés de contraintes – se trouvent parfois reportés alors que le lecteur devrait pourtant légitimement en prendre connaissance dans des colonnes exemptes de toute forme de publicité.

A l’époque coloniale déjà, tout ce qui concernait l’Afrique Noire constituait un domaine réservé aux missionnaires, aux officiers des troupes d’outre-mer, à de rares ethnologues et aux fonctionnaires du corps des administrateurs coloniaux. Après quelques années de curiosité plus universelle, à l’époque de la loi-cadre, puis pendant les années qui suivirent 1960, un brutal courant de déflation s’est manifesté dans l’intérêt des lecteurs et de ceux qui ont pour charge de les informer. Cette évolution est d’autant plus injustifiée que l’importance des mutations politiques, économiques et sociales qui ont affecté l’Afrique Noire, au cours des quinze dernières années, est considérable.

En tout état de cause, les grandes sociétés commerciales ou industrielles dont les activités couvrent l’Afrique sud-saharienne, ne s’intéressent souvent qu’à la seule marche financière de leurs entreprises. Les africanistes sont de moins en moins nombreux, et de plus en plus rarement compétents au sein des universités françaises, qui comptent pourtant encore quelques experts de grand talent. Enfin, la cohorte des coopérants n’a pas assuré la relève attendue, ni suscité le regain d’intérêt, qui semblait pourtant prévisible, à l’égard d’un continent obstinément considéré comme devant rester marginal.

Il est vrai que la plus grande partie de la population française est dépolitisée. L’extension considérable des rubriques consacrées au tourisme, à l’automobile, aux sports, aux loisirs, au tiercé dans la plupart des organes d’information souligne bien à quel niveau exact se situent les thèmes d’intérêt de la plupart des Français. La presse ne reflète d’ailleurs, dans ce domaine précis, que les préoccupations de ses lecteurs ou de ses auditeurs. Du moins, conviendrait-il d’établir une certaine distinction entre Paris et la province. Participant, en mai dernier, à quelques jours d’intervalle, à deux rencontres intéressant l’Afrique Noire, j’avais été personnellement frappé par les différences que j’avais notées à propos de l’auditoire : à Paris, une conférence sur la lutte anti-apartheid en Afrique australe convoquée par vingt-six organisations différentes, parmi lesquelles le parti communiste et le parti socialiste, regroupait à peine cinquante participants ; en revanche à Chatellerault, ville de moyenne importance, sous-préfecture de la Vienne, un débat sur la coopération comptait plus de 600 participants.

Cartiérisme de gauche

L’européocentrisme des lecteurs français n’en reste pas moins surprenant. Cette attitude n’est qu’une des multiples formes de l’égoïsme national qui prévaut dans toutes les couches sociales et dans tous les milieux politiques. A ce sujet, il faut bien admettre, que, pour des mobiles fondamentalement différents, la droite et la gauche françaises tiennent en profond mépris l’Afrique et les Africains. Il est d’ailleurs courant de parler de « cartiérisme de gauche », en dépit du caractère apparemment impropre de ce qualificatif. Déçus de ne pas avoir suscité le mimétisme qu’ils pensaient être en droit d’attendre de leurs « disciples » africains, beaucoup d’hommes politiques français nourrissent à leur encontre des rancoeurs qui sont à la mesure de cette déception.

Il est clair que, pour le Français, le vie d’un Noir ne vaut toujours pas celle d’un Blanc ; l’assassinat par les Simbas, en novembre 1964, du missionnaire protestant américain Carlsen à Stanley ville mobilise plus, à elle seule, l’attention des « postes périphériques » et des journaux de grande information, que les tueries au cours desquelles des dizaines de milliers de Congolais furent immolés, de même, cinq années plus tard, la capture au Nigeria oriental d’une vingtaine de techniciens italiens du pétrole par les troupes d’Ojukwu suscite une campagne de presse dont l’intensité contraste avec l’indifférence rencontrée par la mort de plusieurs centaines de milliers de Nigérians entraînés dans l’aventure séparatiste du Biafra.

Sensibles à tout ce qui peut porter atteinte à leur sécurité, ou plus simplement à leur sérénité, les Français ont compris, précisément depuis les guerres civiles de l’ancien Congo belge et du Nigeria, que l’existence de conflits graves en Afrique Noire n’avait pas de répercussions politiques ou militaires dans leur propre pays. C’est ce qui explique que la guerre civile du Soudan, les massacres tribaux du Rwanda ou du Burundi sont restés à peu près ignorés du public français.

L’attitude des pouvoirs publics français fut d’ailleurs longtemps lourde de conséquences. Ainsi, situation héritée du gaullisme, l’Afrique resta longtemps un « domaine réservé », relevant de la seule compétence du Président de la République française, ou de celle de ses collaborateurs spécialement désignés par lui à cet effet. Pendant plus de dix années, une aura de mystère nimba les rapports franco-africains, donnant l’impression que la France entendait mener sa politique de coopération dans le secret le plus absolu. Ce fut le mérite d’hommes aussi divers que Bernard Stasi, ou Jean-François Deniau, et Pierre Abelin, que de lever le voile sur une politique, que l’attitude de certains de leurs prédécesseurs avait frappée au sceau de la honte aux yeux du grand public.

Les difficultés rencontrées par les journalistes dans la quête de l’information auprès de leurs interlocuteurs officiels, les tracasseries suscitées par la publication de toute nouvelle intéressant l’Afrique, contribueront à semer le découragement dans les rangs des experts et à contraindre certains d’entre eux à un recyclage qui semblait dicté par le bon sens.

Le comportement des responsables africains eux-mêmes ne paraît pas toujours exempt de critiques. Une certaine conception de l’information, la détermination de réaliser à tout prix l’unité nationale de leurs Etats respectifs, la volonté d’éviter toute initiative susceptible de décourager d’éventuels investisseurs, quelques susceptibilités personnelles également ont beaucoup nui à une large diffusion des nouvelles portant sur le Tiers-Monde africain. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison valable que la plupart des organes de presse ont renoncé à l’entretien d’un réseau important de correspondants permanents en Afrique Noire.

Cette néfaste conjonction de facteurs défavorables peut ainsi être schématisée : d’une part, un public de plus en plus dépolitisé, dont les thèmes d’intérêt sont de plus en plus ceux d’une société de consommation de type classique – thèmes d’intérêt dont la presse, qui traverse une des plus graves crises de son histoire, doit évidemment tenir étroitement compte ; d’autre part, des informateurs qui se réfugient à l’abri du secret, perpétue et généralise. Tout se passe donc, dans ces circonstances précises, comme si l’information, qui doit servir à rapprocher les peuples, tendait au contraire à les séparer, voire même à les lancer dans une certaine forme d’affrontement.

Face à ce pessimisme raisonné subsistent quelques thèmes d’espérance. En effet, tôt ou tard, les Français comprendront que leur propre sort est lié à celui des Africains, comme à celui de tous les autres peuples du monde : comme ils ont par exemple compris, depuis le début de « la crise du pétrole », que leur avenir dépendait de celui des Arabes. Enfin, un jour viendra où tous les responsables politiques d’Afrique Noire, et non seulement les plus lucides, et les plus prestigieux d’entre eux, cesseront d’identifier le journaliste à la situation dont il rend compte, et cesseront donc d’exiger sympathie ou soutien de la part de celui dont la seule tâche devrait être de rendre compte et de tenter d’expliquer.