Développement et sociétés

LA LAICITE FONDEMENT DE L’ETAT DEMOCRATIQUE

 

Ethiopiques numéro 22

révue socialiste

de culture

négro-africaine 1980

La laïcité, fondement de l’Etat démocratique

exigence et limite [1]

Recteur de l’Université de Dakar

A titre préliminaire, il paraît nécessaire de tenter de préciser le sens des mots-clefs du thème retenu pour notre propos : laïcité, Etat démocratique, fondement de l’Etat démocratique. Il sera plus aisé ensuite de parler des exigences et des limites qu’impliquent ces notions de base.

I- D’abord qu’est-ce que la laïcité ?

Si par prudence on se reporte au dictionnaire on note ce qui suit. L’adjectif laïc désigne, ce qui n’est pas ecclésiastique, ce qui n’est pas religieux. Cette première définition montre que le mot a évolué. En effet dans le vocabulaire de l’Eglise catholique par exemple, laïc s’oppose à clerc dans le cadre d’une même religion. De là on est passé à un autre sens puisque laïc va s’opposer à religieux. En ce sens l’Etat laïc, c’est un Etat qui n’est pas religieux, c’est-à-dire qui se situe en dehors de la religion. D’où l’idée que l’on peut imaginer un conflit entre la société laïque représentée par l’Etat et la société religieuse. Le petit Larousse (Edition de 1970) nous renseigne sur le sens du mot laïcité en ces termes : « laïcité – système qui exclut les Eglises de l’exercice du pouvoir politique ou administratif, et en particulier de l’organisation de l’enseignement ».

Le thème retenu semble indiquer que la laïcité est une condition de la démocratie. Autrement dit l’Etat démocratique serait cet Etat qui ne serait pas religieux. Mais à ce stade de notre démarche nous ne sommes pas éclairés sur les rapports du spirituel et du temporel. Peut-être sommes-nous là à la source de la doctrine laïque qui considère que le mot laïque s’identifie à la vraie démocratie. Ce qui a pu faire écrire à un auteur contemporain un ouvrage intitulé : « Ecole laïque, école du peuple » [2] Car dit-il « Laos est un autre nom du peuple mais d’un peuple près de ses origines, plus populaire en un mot, que le Demos. C’est le peuple-masse non différencié, non hiérarchisé, la collectivité des individus ». [3]

L’Ecole laïque serait l’école démocratique, parce qu’instituée en dehors de toute croyance religieuse, à l’abri de tout pouvoir spirituel : celui des croyants ou celui des incroyants. Dans cette perspective l’école doit libérer progressivement le peuple de tous les cléricalismes. Cependant on peut citer un autre sens du mot laïcité qui correspond à une revendication d’indépendance du pouvoir temporel de la doctrine de la suprématie du pouvoir spirituel. C’est ce sens que le petit Larousse évoque. Par exemple, l’Histoire de France pourrait en apporter de multiples témoignages à travers la lutte des rois de France depuis le Moyen-Age contre les Papes et leurs prétentions théocratiques à mettre en tutelle le pouvoir temporel des rois. Il suffit de songer au conflit qui opposa au XIIIe siècle Philippe Le Bel au Pape Boniface VIII.

Mais les rois de France n’ont jamais mis en cause le rôle spirituel de l’Eglise catholique. La formule « Cujus regio, Ejus religio » signifiait que la liberté spirituelle des sujets n’existait pas, d’où le problème difficile des membres de l’Eglise réformée. Et qui explique qu’en France, en particulier, la neutralité spirituelle de l’Etat se soit dégagée en réaction contre la religion des rois chrétiens, c’est-à-dire l’Eglise catholique. D’où le caractère passionné ou/et passionnel du débat depuis 1789 ; que l’on ne retrouve pas ailleurs, par exemple dans les pays d’obédience protestante en Europe ou en Amérique du Nord.

Dans le difficile équilibre entre le pouvoir temporel de l’Etat et le pouvoir spirituel des églises, les options diffèrent de pays en pays. La question des rapports entre la société politique et la communauté religieuse pose des problèmes de frontière. Si par exemple le Christ admet qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu, il faut bien reconnaître que la détermination des deux domaines de compétence n’est guère aisée : ce qui peut aboutir à des conflits entre l’Etat et l’Eglise du Christ.

En France la Révolution de 1789 a innové en matière de mariage et d’état-civil, et a levé l’interdiction du divorce. Il est certain que cette attitude n’a pas laissé l’Eglise indifférente. Dans d’autres pays comme les U.S.A., la laïcité s’est acclimatée dans des conditions particulières. Le premier amendement à la Constitution dira : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi tendant à rendre une religion officielle ou en interdisant le libre exercice » [4]

La laïcité américaine se développe dans un contexte sociologique où les différentes sectes religieuses protestantes sont trop occupées par le salut des âmes de leurs fidèles, pour prétendre régenter l’Etat. C’est pourquoi les trois grandes confessions protestante, catholique et israélite bénécient d’une neutralité bienveillante de l’Etat.

En revanche, la Grande Bretagne a conservé l’Eglise anglicane, Eglise établie. L’Espagne de Franco avait une Eglise d’Etat et la Russie des Tsars était étroitement liée à la religion orthodoxe.

En pays d’Islam, la notion de laïcité semble être un mouvement assez récent : par exemple la Turquie de Moustapha Kemal. Plus près de nous l’Iran de l’Iman Khomeiny a choisi délibérément une République islamique, qui remet en cause – contrairement à la Turquie – toute influence de l’Occident en matière spirituelle comme en matière temporelle. Il proclame donc une religion d’Etat, fondée sur le Coran et la tradition chiite.

Mais il apparaît que la tendance générale à l’heure actuelle est de distinguer radicalement entre les manifestations de l’activité étatique et celles de l’activité religieuse. En ce sens l’esprit de laïcité est un esprit de liberté qui s’oppose à tout dogme imposé par l’Etat, aussi bien à un athéïsme officiel qu’à l’autorité d’une confession religieuse quelconque. [5]

A cet égard, l’attitude de l’Etat soviétique est celle d’un Etat laïque, lorsque l’article 52 de la Constitution du 7 octobre 1977 dispose : « Les citoyens de l’U.R. S.S. se voient garantir la liberté de conscience, c’est-à-dire le droit de professer n’importe quelle religion ou de n’en professer aucune, de célébrer les cultes religieux. . . Toute incitation à l’hostilité et à la haine pour fait de croyances religieuses est interdite. En U.R.S.S. l’Eglise est séparée de l’Etat, et l’Ecole de l’Eglise » [6] _ Mais lorsque l’Etat autorise « la propagande de l’athéïsme » ou se charge lui-même de faire cette propagande, on peut se demander si l’Etat est toujours conséquent avec sa déclaration de neutralité du début. Surtout lorsque l’on sait par ailleurs que certains responsables de l’Etat n’hésitent pas à déclarer, comme Khrouchtchev en signant l’Ordonnance du Comité central du 10 novembre 1954 : « De nos jours, par suite de la victoire du socialisme et de la liquidation des classes exploitantes en U.R.S.S., les racines sociales de la religion sont extirpées, la base sur laquelle reposait l’Eglise est détruite… C’est pourquoi la lutte contre les préjugés religieux doit de nos jours être considérée comme une lutte idéologique entre la conception scientifique et matérialiste du monde et une conception anti-scientifique et religieuse » [7] _ On aboutit à ce résultat que la laïcité de l’Etat, c’est la neutralité spirituelle de l’Etat, qui selon la formule de Briand, n’est ni religieux, ni irréligieux, mais a-religleux.

Autrement dit, au regard de l’Etat, le seul titre de la religion c’est la liberté individuelle qui en matière spirituelle se traduit par la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire. Bien évidemment cette conception de la laïcité de l’Etat se heurte à des résistances de la part des Eglises et des confessions qui sont porteuses d’une vérité révélée, et qui n’admettent pas la neutralité confessionnelle de l’Etat.

II- Pourquoi la laïcité ainsi entendue serait-elle le fondement de l’Etat démocratique ?

Sans doute parce que l’Etat laïque choisit de reconnaître l’autonomie individuelle, la liberté de croyances des individus-citoyens. L’Etat démocratique, c’est l’Etat qui reconnaît au peuple une liberté de choisir dans le domaine politique comme dans le domaine spirituel.

L’Etat démocratique c’est l’Etat qui ne se reconnaît pas le droit d’imposer une dictature dans le domaine spirituel. Dans un Etat démocratique, il n’y a pas place pour une dictature spirituelle du pouvoir politique. Au contraire lorsqu’un « Etat se présente comme l’incarnation et l’instrument d’une orthodoxie intolérante, exclusive qui s’arroge non plus seulement un privilège, mais un pur, simple et absolu monopole », cet Etat n’est pas démocratique au regard de la neutralité qu’implique la laïcité. [8]

C’est pourquoi les Etats qui – de nos jours – professent officiellement une doctrine, un dogme total, ne peuvent pas être considérés comme des Etats laïques, même s’ils se proclament tels dans leurs Constitutions.

En effet « N cet Etat ne reconnaît point de droits à aucune autre doctrine. Il s’attache à imposer la sienne, à en assurer la pérennité en employant les moyens matériels du pouvoir politique, en établissant sa souveraineté sur la vie spirituelle » [9]. Concrètement ceci se traduit par le fait que le gouvernement établit sa mainmise sur tous les moyens d’action spirituelle, autrement dit s’assure le monopole de cette action.

Ainsi en U.R.S.S. on sait que cette action spirituelle, de conformation des esprits, des cerveaux et des cœurs, est une des fonctions du gouvernement, qu’il exerce principalement par l’intermédiaire du parti communiste, par toutes ses organisations annexes. A cet égard, la Constitution de 1977 ne fait que consacrer l’état de fait en précisant dans son article 6 que : « Le Parti communiste de l‘Union soviétique est la force qui dirige et oriente la société soviétique, c’est le noyau de son système politique, des organismes d’Etat et des organisations sociales… Se fondant sur la doctrine marxiste léniniste, le Parti communiste définit la perspective générale du développement de la société… Il dirige la grande œuvre créatrice du peuple soviétique, confère un caractère organisé et scientifiquement fondé à sa lutte pour la victoire du communisme. » [10]

C’est pourquoi même si dans l’U.R.S.S. actuelle il est indéniable que les Eglises et les Mosquées continuent à exister, il n’en reste pas moins vrai que l’Etat trace impérativement et impérieusement aux confessions religieuses le domaine dans lequel il les confine ; et ce domaine, c’est peut-on dire, le monde des idées religieuses, en quelque sorte la métaphysique pure et le culte pur, un monde spirituel absolument séparé de la sphère temporelle, et notamment de tout ce qui touche à la politique. Il ne comporte même pas l’activité enseignante. L’Etat revendique une primauté sur les confessions religieuses. En somme, en tout ce gui touche plus ou moins aux idées et aux croyances politiques, le système pratique l’orthodoxie avec monopole d’une doctrine parfaitement déterminée. Le système de l’Etat soviétique n’admet pas la « dissidence » , le « penser autrement », ce qui est cependant de l’essence de la liberté des opinions [11]

En revanche la laïcité semble participer de l’idéologie démocratique qui postule le maximum d’autonomie ou de liberté active pour tous les membres de la société, sur un pied d’égalité pour tous. En effet, selon l’idéologie démocratique, cette autonomie ou liberté active est considérée comme la réalisation de la condition humaine, comme impliquée par elle. C’est en ce sens que la laïcité peut être considérée comme un fondement de l’Etat démocratique, puisque l’Etat laïc s’identifie à l’Etat qui reconnaît l’autonomie active des gouvernés dans un domaine particulièrement sensible, le domaine spirituel.

III – L’Etat laïque et démocratique se présente en définitive comme un Etat indifférent aux croyances religieuses et philosophiques d’une part. D’autre part c’est un Etat qui n’ignore pas le fait religieux, ce qui marque les limites de la laïcité.

  1. A) L’Etat laïque est indifférent aux options religieuses et philosophiques des citoyens.

En ce sens la laïcité a un certain nombre d’exigences qui s’imposent à l’Etat démocratique. L’indifférence de l’Etat laïque se traduit en deux attitudes essentielles : d’une part l’Etat ne reconnaît aucun culte religieux : il n’y a ni Eglise officielle ni subvention aux confessions religieuses au titre du culte. D’autre part l’Etat professe une attitude de neutralité dans le domaine de l’Enseignement.

1) Il n’y a pas de service public des cultes, parce que les cultes restent dans le domaine du droit privé. Les ministres du culte n’ont donc pas à être salariés par l’Etat laïque. L’exemple type est donné par la Loi du 9 novembre 1905 en France qui déclare : « La République ne reconnaît et ne salarie aucun culte ». Dans la perspective de la loi française, il s’agit de proclamer que l’Etat avec les différents cultes catholique, protestant ou israélite. Mieux l’Etat n’intervient plus dans les matières de discipline ecclésiastique ou dans les matières spirituelles [12]. Par exemple le Chef de l’Etat renonce au droit de nommer les Evêques et d’autres ecclésiastiques. Les Evêques perdent leurs privilèges de juridiction. Les ecclésiastiques ne sont plus frappés de l’inéligibilité à certains mandats. En somme c’est l’état de droit où le spirituel et le temporel sont en état de séparation, chacun dans son domaine. Comme il n’y a pas de service public des cultes, il n’y a pas non plus de budget des cultes. Et la conséquence de la suppression du budget des cultes, c’est l’interdiction des subventions.

2) L’interdiction des subventions aux confessions religieuses a donné lieu à un grand nombre de conflits en France qui ont abouti au Conseil d’Etat du début de ce siècle. Et toute une jurisprudence s’est bâtie autour de cette abstention exigée de l’Etat. Il faudrait se reporter au Recueil des Arrêts du Conseil d’Etat pour voir la variété de litiges qui ont pu être soumis à la haute juridiction française : notamment à propos du gardiennage des Eglises ou de l’entretien des édifices culturels qui font partie du domaine public de l’Etat.

3) Cependant cette indifférence de l’Etat vis-à-vis des options religieuses et philosophiques a aussi un aspect positif, en ce sens que dans un domaine particulier et important tel que l’Enseignement, elle débouche sur une solution pragmatique : la neutralité. En effet si le principe de laïcité est un, ses exigences pratiques varient de service en service, selon la nature de la tâche assumée et son rapport plus ou moins direct avec la conscience des citoyens [13].

La neutralité de l’Enseignement public impose à l’enseignement dispensé dans les Etablissements publics deux séries de conditions : les unes tenant aux programmes des études, les autres au personnel enseignant. Là encore l’exemple français a le mérite de poser les problèmes d’une manière très nette. On peut dire que les lois françaises de 1882 et de 1886 tendent à soustraire l’Enseignement public à toute influence religieuse, et qu’elles ne s’assignent comme but que l’acquisition des connaissances, de la science. Selon la formule d’un auteur « l’existence de la laïcité, c’est qu’en parlant le maître ne favorise aucune conscience, ni celle des croyants, ni celle des incroyants, ni la sienne propre » [14]. Il s’agit bien d’une neutralité confessionnelle.

Les mêmes lois ont posé comme règle que l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïc. En principe cette prescription ne concernait que l’enseignement primaire. Mais la jurisprudence du Conseil d’Etat l’a étendue à l’enseignement secondaire par un arrêt fameux de 1912 (Abbé Bouteyre – 10 mai 1912). Dans cette décision la Haute juridiction française a estimé que l’état ecclésiastique de l’abbé Bouteyre ne lui permet pas de participer au concours de l’agrégation de philosophie, parce que le personnel de l’Enseignement secondaire ne peut pas être soupçonné de partialité en matière religieuse.

  1. B) La reconnaissance du fait religieux par l’E ta t ou les limites de la laïcité.

Si la laïcité apparaît comme la neutralité religieuse et philosophique de l’Etat, l’Etat indifférent aux cultes et doctrines métaphysiques, il lui est bien difficile d’ignorer le fait que ses sujets ont des sentiments et croyances religieuses et philosophiques. En ce sens l’Etat laïque en assurant la liberté de conscience s’engage en même temps à garantir le libre exercice des cul tes. Certains esprits vont même plus loin et considèrent que la laïcité ou neutralité de l’Enseignement n’interdit pas à l’Etat de donner une aide matérielle aux Etablissements d’Enseignement privé, dans la mesure où la Constitution fait un devoir à l’Etat de promouvoir l’éducation de tous les enfants en âge scolaire.

1) La garantie par l’Etat du libre exercice des cultes.

L’Etat laïque au sens de la loi française de 1905 sur la séparation de l’Etat et des Eglises n’a pas en supprimant le service public des cultes, entendu ignorer l’existence des ministres des cultes, ni des fidèles. D’où des droits divers sur les édifices du culte et leurs mobiliers. Les ministres du culte ont ainsi un droit d’occupation sur les édifices affectés au culte pour la « pratique de leur religion ». Autrement dit les Eglises et leurs mobiliers constituent une partie du domaine public grevée d’une affectation particulière : c’est une forme d’utilisation privative du domaine conforme à sa destination. A cet égard, le Conseil d’Etat a développé une jurisprudence inspirée par un libéralisme empirique qui lui a permis d’acclimater la laïcité dans la société française sans trop de heurts et de déchirements, si l’on ne perd pas de vue qu’il s’agit d’une société démographiquement à dominante catholique [15]

(2) L’aide financière de l’Etat aux établissements privés d’enseignement.

Ce volet de la reconnaissance du fait religieux a un aspect positif important. La neutralité emporte le devoir de permettre à ceux qui ont opté de suivre leur option. La laïcité protège l’exercice de la liberté dans le domaine scolaire. Et c’est cette conception moderne de la laïcité qui a permis en France d’évoluer de la conception des lois de 1882 – 1886 qui semblait exclure toute aide publique, à la conception actuelle qui permet à l’Etat, sans renoncer à sa ligne laïque, de subventionner les écoles privées.

Aux U.S.A. les Etats fédérés subventionnent les transports publics destinés au ramassage scolaire, quelle que soit la nature des écoles fréquentées par les enfants, publique ou privée [16]

 

IV – Voilà, nous semble-t-il, esquissé comment se pose le problème de la laïcité au regard de l’Etat démocratique.

C’est là une vue cavalière, mais générale, qui nous paraît assez juste, lorsque l’on se réfère à un certain nombre de pays qui ont essayé de jouer le jeu complexe de la laïcité.

Qu’en est-il au Sénégal ? Car il paraît difficile de s’en tenir à une vue générale : il faut rendre compte du droit positif sénégalais et peut-être prendre parti lucidement et modestement.

  1. A) L’état du droit : la laïcité de l’Etat.

1) Tout d’abord la Constitution du Sénégal, dans son préambule proclame le respect et la garantie intangibles des droits et des libertés de la personne humaine, de la famille ; des libertés philosophiques et religieuses, sans oublier les libertés politiques. On se situe dans la ligne de l’Etat démocratique de type libéral, même si le Parti dominant met l’accent sur un socialisme démocratique, qui refuse le capitalisme sur le plan économique et social. Ensuite le texte même de la Constitution dans un certain nombre de dispositions montre une conception de la laïcité résolument optimiste : on est loin de la laïcité, « doctrine de combat », qui faisait dire à un auteur connu « l’idéologie laïque est, avant tout, une idéologie de combat » [17] Manifestement l’idéologie laïque qui sous-tend la Constitution du Sénégal n’est pas une idéologie de combat. En effet il n’y a pas, comme en France à l’origine par exemple, une hostilité aux Eglises et à l’Islam. La laïcité mise en œuvre dans la Constitution sénégalaise se rattache à l’idéologie laïque qui déclare l’incompétence de l’Etat à l’égard de ce qui excède le gouvernement du temporel, impliquant le refus de proposer, ou même de cautionner une explication de l’homme et du monde. Mais c’est un Etat qui, à l’égard de toutes les options, professe a priori la même attitude d’impartialité.

Cependant il y a un fait que l’Etat ne peut pas ignorer au Sénégal : la grande majorité des citoyens se réclame de croyances religieuses. Le peuple-masse est directement concerné par la religion. L’Etat laïque sénégalais devait en tirer les conséquences.

C’est pourquoi l’article Premier, tout en déclarant l’Etat laïque et démocratique, devait ajouter le respect de toutes les croyances comme un corollaire de l’idée de liberté. L’article 3 qui traite des partis politiques ne manque pas de souligner que la diversité des options et courants politiques ne peut pas se fonder sur la religion.

Quant au Titre II, entièrement consacré aux libertés publiques, il fait obligation à l’Etat de protéger la famille et le mariage (Article 4). Mieux il reconnaît explicitement aux parents le droit et même le devoir d’élever leurs enfants, assurés qu’ils sont d’être soutenus dans cette tâche par l’Etat (Article 15). Ce qui conduit tout naturellement l’Etat à une conception de l’éducation des jeunes gens qui met sur le même pied les écoles publiques et les écoles privées avec une mention particulière pour les Institutions et les communautés religieuses (Articles 16-1 7-18).

Si bien que l’on peut se demander si, dans un domaine aussi controversé ailleurs que l’école, le Sénégal n’a pas « sauté le pas » et s’oriente vers la conception d’un service public de l’éducation ou de l’enseignement où les écoles privées, confessionnelles ou autres, jouent un rôle particulier en collaborant à ce service public : ce qui devrait comporter l’idée que le concours de ces écoles est une nécessité, et par là même devrait conduite l’Etat à les aider généreusement.

Dans le contexte sénégalais, la liberté de conscience, la pratique libre de la religion, sous réserve de l’ordre public sont naturellement garanties (Article 19). Et la neutralité religieuse de l’Etat s’interprète comme donnant libre cours au développement sans entraves des Institutions et Communautés religieuses.

2) C’est pourquoi la loi du 3 juin 1971, dite « Loi d’orientation de l’Education nationale » ne fait qu’expliquer dans un domaine important la laïcité de l’Etat [18]

En effet il est dit dans la Loi que l’éducation nationale a notamment pour objet de « former des hommes et des femmes libres, capables de créer les conditions de leur épanouissement à tous les « niveaux ». Dans cette perspective « l’initiative privée, individuelle ou collective, peut, dans les conditions définies par la loi, concourir à la réalisation de cette œuvre ». Et l’article 2 conclut : « l’égalité des citoyens dans la diversité des origines et des croyances fait, de la liberté et de la tolérance, les traits essentiels de l’éducation nationale. Elle en fonde aussi la laïcité.

  1. B) – Dans les faits comment s’observe le comportement de l’Etat ?

L’expérience de tous les jours renseigne sur le « climat » de laïcité d’une manière décisive.

1) On peut d’abord dire que non seulement l’Etat n’ignore pas la religion, mais entretient des relations normales avec les Eglises et les Confréries musulmanes. Il suffit de quelques exemples pour illustrer l’assertion.

  1. a) Les autorités de l’Etat participent volontiers aux manifestations religieuses les plus solennelles qu’elles soient musulmanes ou catholiques, pour ne prendre que ces deux Confessions : Tabaski, Magal, Pèlerinage (à la Mecque, à Rome).
  2. b) L’Etat par ses représentants participe à certaines activités culturelles inspirées directement par la religion. Citons : l’Union culturelle musulmane et la Semaine consacrée à El Hadji Oumar Foutiyou, pour ne parler que de la manifestation la plus récente.

2) Mieux : l’Etat subventionne les Ecoles privées et la part essentielle de cette aide va aux Ecoles privées catholiques. Le colloque national de l’Enseignement privé catholique du Sénégal tenu à Dakar les 24 et 25 avril 1976 ne conteste pas le fait, même si les participants ont pu insister sur la nécessité pour l’Etat de faire davantage [19]

3) Enfin, il faudrait faire un inventaire de toutes les manifestations religieuses qui par le canal de la radio et de la télévision d’Etat sont directement mises en communication avec les fidèles des différentes communautés.

4) En somme la laïcité sénégalaise peut être définie comme une laïcité compréhensive, loin de la laïcité de type français telle que nous l’a léguée l’histoire constitutionnelle des Républiques successive.

D’où le problème final : la laïcité est-elle conforme aux traditions sénégalaises ?

V -La question mérite, semble-t-il, d’être posée pour la raison suivante.

Depuis la réforme constitutionnelle de 1978 existe au Sénégal un système multipartisan qui donne droit de cité à quatre partis politiques.

Parmi ces partis il semble qu’il faille faire une distinction, au regard de la laïcité, entre le courant conservateur d’une part, et les trois autres partis d’autre part.

En effet le Parti Socialiste (P.S.), le Parti Démocratique Sénégalais (P.D.S.) et le Parti Africain pour l’Indépendance (P.A.I.) dans leurs Statuts, ne s’étendent pas sur le problème de la laïcité et ne paraissent pas remettre en cause le droit positif tel que nous venons de le décrire.

Pour ne prendre qu’un exemple, le Parti Socialiste déclare, entre autres, à l’article 4 de ses Statuts : « Le Parti Socialiste tend à la suppression de toute forme d’oppression de classe et de caste, par la conquête du pouvoir politique. Le Parti Socialiste s’inspire de la méthode socialiste, mais il entend intégrer, dans le socialisme, les valeurs culturelles de l’Afrique noire ». Même si on peut inclure naturellement les valeurs religieuses dans les valeurs culturelles de l’Afrique noire, manifestement le Parti Socialiste ne cherche pas à leur faire un sort particulier.

En revanche le courant conservateur, représenté par le Mouvement Républicain Sénégalais (M.R.S.), semble remettre en partie en cause la notion de laïcité telle qu’elle est reçue par les textes et dans la pratique de tous les jours. On retrouve là le problème de la confusion du temporel et du spirituel dans une collectivité à dominante musulmane. Peut-on continuer à parler de laïcité dans cetteperspective ? En effet le M.R.S., dans ses Statuts et dans son programme, fait état de la religion avec une préoccupation nouvelle dans le contexte des partis politiques sénégalais.

  1. a) En premier lieu, le parti se déclare conservateur. C’est ainsi que l’article 2 – paragraphe 3 – des Statuts dispose que le parti s’inspirera dans son action des principes de la tradition, sous-entendant sans doute les principes légués par la tradition, dont des principes islamiques.
  2. b) En second lieu on note curieusement un fait insolite dans les textes de base des partis sénégalais : à savoir la mention dans la composition du Comité directeur à côté du Secrétaire général et du Secrétaire administratif, d’un Secrétaire chargé des relations avec les Communautés religieuses.
  3. c) A propos de la dissolution du parti, enfin, l’article 28, paragraphe 2 – des mêmes statuts envisage la dévolution des biens non seulement à une œuvre sociale, ce qui est classique, mais aussi à une œuvre religieuse.
  4. d) Par ailleurs le Programme adopté par l’Assemblée générale constitutive du 3 juillet 1977 semble remettre en cause toute la notion que nous nous faisons de la laïcité de l’Etat, au regard de la Constitution et de la pratique quotidienne.

En effet l’Etat sénégalais, selon ce programme, devrait mettre en place une éducation nationale, inspirée directement par les croyances religieuses des citoyens. Ainsi l’enfant sera pris en charge par l’Etat pour suivre une éducation religieuse de l’âge de 6 ans à l’âge de 10 ans, dans les écoles coraniques rénovées.

A l’âge de 10 ans l’enfant commencera sa formation intellectuelle qui ira de pair avec la formation religieuse sous la forme de cours spéciaux dans les cycles primaire et secondaire. Cette prise en charge s’explique parce que la majorité de la collectivité nationale est d’obédience islamique. Mais par esprit de tolérance, les autres confessions pourront également bénéficier de la prise en charge de l’Etat, en accord avec leurs chefs spirituels. Enfin il est prévu, pour couronner l’édifice, des universités islamiques à côté d’universités classiques, avec les mêmes prérogatives et franchises.

  1. e) Il est évident que le programme du M.R.S. explicite les intentions implicites des Statuts. On peut alors se demander si cette démarche se situe encore dans le cadre de l’Etat laïque. A tout le moins, si le parti « venait aux affaires », faudrait-il envisager une réforme sérieuse de la Constitution en vigueur.

Il y a là comme un écho des thèses de certains penseurs sénégalais [20] qui estiment que la Cité musulmane ne peut pas accueillir un Etat laïc. Car à partir du moment où l’Etat ne se contente pas de subventionner des écoles coraniques, mais établit une éducation nationale à base de croyances religieuses, on peut se demander si l’Etat n’a pas glissé de son caractère laïc, indifférent aux croyances des citoyens, à une nouvelle position qui lui donnera le caractère d’un Etat confessionnel, inspiré directement par un dogme religieux et une tradition, en l’occurrence islamique.

Bien entendu, cette option est possible ; mais il nous semble que dans ce cas, on n’a plus affaire à un Etat laïc, même si le M.R.S. donne « un coup de chapeau » à la liberté et à la démocratie dans l’article 2 – paragraphe 1° de ses Statuts. Car en matière de qualification des régimes politiques, il faut toujours faire le départ entre les déclarations des leaders politiques et les constatations que l’étude objective des réalités permet de faire.

Ainsi donc la laïcité apparaît comme un compromis pragmatique. L’Etat démocratique ne prétend pas régenter le domaine spirituel qui le dépasse. Mais il proclame sa propre autonomie dans le domaine temporel. C’est ce qui fait dire à certains auteurs que l’Etat laïc moderne est un « Etat autocéphale » [21]

L’Etat laïc considère que dans son domaine propre, il ne reconnaît aucun pouvoir qui lui soit supérieur, il est en quelque sorte souverain. Mais il s’agit d’un Etat réaliste, qui baigne dans un contexte sociologique déterminé, dont il tient compte largement dans sa démarche et dans ses buts.

[1] Conférence publique prononcée à la Chambre de Commerce d’Industrie et d’Artisanat de la Région du Cap-Vert, Dakar, le 11 janvier 1980.

[2] Cf. Robert Escarpit « Ecole laïque, école du peuple ». Paris, Calmann-Lévv, 1961, 238 p.

[3] Cf. Ibidem – pp. 36-37.

[4] (4) Cf. R.C. Macridis : Les Relations entre l’Etat et les Eglises d’après la Constitution des Etats-Unis. in La laïcité. Bibliothèque des Centres d’Etudes supérieures spécialisées. Université d’Aix-Marseille – t. VI – Paris. PUF, 1960, pp. 521-527.

[5] Cf. Jean Rivera, De l’idéologie à la règle de droit : la notion de laïcité dans la jurisprudence administrative, in La laïcité déjà cité, pp. 263-283.

[6] Cf. Francis Conte et D, G. Lavroff. La Constitution de l’Union des Républiques socialistes soviétiques du 7 octobre 1977, in Revue de Droit Public et de la Science Politique.. Paris L.G.D.J., s. date, tiré à part pp, 679748.

[7] Cf. A. Jobert. La laïcité en Pologne. In La laïcité, déjà cité, p. 498.

[8] Cf. Charles Eisenman. Cours de droit constitutionnel comparé D. E.S. de Droit public. Paris, les Cours de Droit, 1950-51, notamment pp.119-218

[9] Cf. C. Eisenman – Ibiden, p. 192

[10] Cf. Conte et Lavroff, Ibidem, p. 718

[11] Cf. C. Eisenman – Ibidem, p. 193

[12] Cf. Abbé Louis de Naurois – Le fondement philosophique et le régime juridique de la laïcité en droit français, in La laïcité, déjà cité, pp. 247-261

[13] Cf. Rivera, Ibidem, p. 273

[14] Cf. Rivera, ibidem, p. 269

[15] (15) Cf. Rivero, ibidem, p. 280 et ss.

[16] (16) Cf. Macridis, ibidem, p. 525 (Everson VS. Board of Education – 1947)

[17] (17) Cf. Rivero, ibidem, p. 265

[18] (18) Cf. J.O.R.S. du 19 Juin 1971, pp. 590-591 (Loi n° 71.36).

[19] Cf. Textes recueillis par le Secrétariat du Colloque national de l’Enseignement privé catholique au Sénégal (Dakar, les 24-25 avril 1976) auprès de la DINEC

[20] Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Dakar, N.E.A. 1975, 165 p., notamment P. 54.

[21] Cf. Rivera, ibidem, p. 281.