Développement et sociétés

A QUOI SERVENT LES IDEOLOGIES ?

Ethiopiques numéro 22 révue socialiste

de culture négro-africaine 1980

Camarade Vlassova, ton fils

A été fusillé. Mais,

Lorsqu’il marcha au mur pour y mourir,

Il marcha vers un mur que ses pareils avaient construit.

Et les fusils pointés sur sa poitrine, et les balles

Etaient l’ouvrage de ses pareils. Eux étaient loin de là

Ou éloignés de là, et cependant présents pour lui

Dans l’ouvrage de leurs mains. Ceux qui tiraient

N’étaient pas différents de lui,

Pas pour toujours incapables de comprendre.

Bien sûr, les chaînes qu’il portait avaient été forgées

Par des camarades et enchaînaient un camarade, et pourtant

Les usines se dressaient, cheminée contre cheminée, toujours plus nombreuses.

Il les voyait sur sa route, et comme c’était le matin

– C’est au matin qu’on les emmène -, elles étaient vides,

Mais il les voyait pleines

De cette armée qui n’avait jamais cessé de grandir

Et grandissait encore.

Et maintenant ses pareils le menaient au mur,

Et lui qui d’un côté comprenait cela, de l’autre, ne le comprenait pas.

BERTOLT BRECHT, La mère

(trad. M. Regnaut et A. Steiger)

Ed. L’Arche

Jean Jaurès : « Je fus saisi, un soir d’hiver, dans la ville immense, une sorte épouvante sociale. Il me semblait que les milliers et milliers d’hommes qui passaient sans se connaître, foule innombrable de fantômes solitaires, étaient dénués de tous liens. Et je me demandais avec une sorte de terreur impersonnelle comment tous ces êtres acceptaient l’inégale répartition des biens et des maux, et comment l’énorme structure sociale ne tombait pas en dissolution. Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds et je disais : Par quel prodige ces milliers d’individus, souffrants et dépouillés, subissent-ils tout ce qui est ?… La chaîne était au cœur, la pensée était liée, la vie avait empreint ses formes dans les esprits, l’habitude les avait fixées. Le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, il était en quelque façon devenu leur substance même, ils ne se révoltaient pas contre la réalité parce qu’ils se confondaient avec elle. Cet homme qui passait en grelottant aurait jugé sans doute moins insensé et moins difficile de prendre dans ses deux mains toutes les pierres du grand Paris pour se construire une maison que de confondre le système social, énorme, accablant et protecteur, où il avait, en quelque coin, son gîte d’habitude et de misère » [1].

Dans le processus de l’histoire le rôle des idéologies est capital. Comment définir une idéologie ? Ecoutons Georges Duby : « Les idéologies sont des formations discursives polémiques… L’idéologie… n’est pas un reflet du vécu, c’est un projet d’agir sur lui. Pour que l’action ait quelques chances d’être efficace, la disparité ne doit pas être trop grande entre la représentation imaginaire et les réalités de la vie… Mais dès lors, si le discours est entendu, des attitudes nouvelles qui se cristallisent modifient la façon qu’ont les hommes de percevoir la société dont ils font partie » [2]

En d’autres termes : une idéologie est un système symbolique organisé selon une logique propre et habité par une raison discursive cohérente. Le terme de système symbolique désigne un ensemble de significations, de valeurs, d’idées, de concepts, de croyances, de représentations.

Toute idéologie assume donc une tâche, celle de « signifier » le monde, d’expliquer dans l’abstrait et dans le cadre des stratégies sociales qu’elle sert les problèmes qui se posent concrètement aux hommes. L’idéologie fournit l’arme théorique dont les hommes ont besoin pour résoudre leurs problèmes pratiques.

Le problème des classes dominantes étant de dominer, l’idéologie leur fournit le moyen d’imposer leur domination aux classes dépendantes, de légitimer cette domination, de la perpétuer. Aux classes dominées, par contre, qui aspirent à se libérer, l’idéologie fournît les moyens de préparer, de guider les luttes libératrices.

Une idéologie n’est jamais inoffensive. Elle libère ou opprime. Lorsqu’elle est utilisée dans un rapport de forces, elle ajoute sa force à ce rapport de forces. Il n’est donc pas indifférent de savoir au service de quelles stratégies, de quels intérêts elle est utilisée. Examinons deux cas. Le premier concerne les rites funéraires tels qu’ils sont gérés par l’Eglise catholique :

Dans de nombreux pays d’Amérique latine, d’Europe, l’église catholique exerce un pouvoir quasi dictatorial – et la plupart du temps rétrograde – sur les esprits et les corps des hommes, la manipulation de la mort, les rites funéraires sont au fondement de ce pouvoir. Seul un mort enterré avec la bénédiction du prêtre a quelques chances de parvenir au paradis. L’angoisse de la mort habite tout homme. L’Eglise prétend maîtriser, domestiquer la mort. Cette manipulation de la mort asservit les hommes à la bureaucratie écclésiale, à son code moral, aux valeurs sociales, sexuelles, politiques, économiques, idéologiques qu’elle met en œuvre. Or, dans certaines circonstances historiques précises, la manipulation de la mort, les rites funéraires de l’Eglise peuvent avoir un effet bénéfique. Exemple : au Chili, depuis 1973, des dizaines de personnes « disparaissent » chaque mois, sont assassinées meurent sous la torture. Ces morts sont généralement ensevelis dans des fosses communes, des charniers appelés « cimetières clandestins ». Parfois, l’un ou l’autre de ces cimetières est découvert par un paysan labourant son champ ou par un promeneur. En 1979, le Cardinal Sylva Henriquez, archevêque de Santiago, primat du Chili, qui, dans la lutte contre la dictature, témoigne d’un courage admirable, écrivit au général Pinochet, exigeant publiquement le respect du concordat et notamment des clauses qui ont trait aux privilèges funéraires de l’Eglise. Sylva Henriquez demanda que tout Chilien baptisé – et la plupart des Chiliens le sont – ait désormais le droit à un enterrement chrétien ; que tout cadavre, d’où qu’il provienne – d’un hôpital, d’une maison individuelle, d’une caserne ou d’un commissariat de police – soit remis à sa famille ; que cette famille ait le droit de le porter en terre sous la conduite d’un prêtre et selon les rites funéraires de l’Eglise. La réponse de Pinochet n’est pas connue, au moment ou je termine ce livre. Mais il ne fait pas de doute que la démarche de Sylva Henrique – utilisant des rites funéraires répressifs au service de la libération de la vie des hommes – constitue une tentative courageuse de lutter contre les « disparitions » des prisonniers politiques chiliens.

Voici le deuxième cas : il concerne l’utilisation des rites d’initiation des classes d’âge des peuples bantu. Deux régimes africains utilisent ou ont utilisé ces rites mais de façon diamétralement opposée.

  1. a) Amilcar Cabral et son P .A. I.G.C. (Parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert) ont fait appel aux rites d’initiation bantu pour recruter de jeunes combattants pendant la première phase de la guérilla rurale : agissant sur un territoire exigu, harcelé par un ennemi qui ne quadrillait pas seulement les villes mais de vastes étendues du « hinterland » le commandement de l’Armée de libération affrontait le difficile problème du recrutement. La pédagogie préparatoire à tout recrutement – telle qu’elle avait été développée en Algérie, par exemple et que Cabral avait étudiée en détail – n’était pratiquement pas possible en Guinée. Jusqu’au premier trimestre de 1967, l’Armée de libération ne disposait pas de zones véritablement libérées. Le commandement de l’Armée de libération était confronté à plusieurs exigences apparemment contradictoires : les pertes étaient élevées, il fallait recruter constamment et en grand nombre, le quadrillage du territoire et les moyens techniques de contrôle dont disposait l’ennemi obligeant les recruteurs à garder une clandestinité rigoureuse, à se déplacer sans arrêt. Dans certaines zones, ils ne pouvaient séjourner qu’une ou deux nuits dans le même village. Même la convocation d’une assemblée de village était souvent impossible. L’acte même du recrutement devait se faire rapidement dans la clandestinité. Dernière exigence : des sacrifices souvent très lourds attendaient la recrue. En Guinée, le colonisateur portugais utilisait des méthodes de répression inhumaines ; la torture était courante, lors des interrogatoires. Le guérillero ne jouissait pas du statut de prisonnier de guerre. Les représailles contre sa famille étaient fréquentes. L’intégration de la nouvelle recrue dans son unité ne devait pas seulement être rapide et secrète, elle devait, dès la première heure du passage, être la plus convaincante, la plus intense possible. La cérémonie initiatique des classes d’âges de la cosmogonie balante remplissait la plupart de ces exigences. Cette cérémonie fait passer l’adolescent au stade de jeune guerrier, lors d’une séance rituelle, brève et intense, conduite par un groupe de prêtres savants. Le recrutement dans l’Armée de libération, le passage de l’adolescence au statut de combattant était souvent précédé d’une négociation complexe qui remplaçait la pédagogie populaire que pratiquent des mouvements luttant dans des conditions militaires et politiques plus favorables. Cette négociation avait lieu entre les dépositaires du savoir initiatique, les prêtres balantes, maîtres du serment, et les jeunes recruteurs, militants du PAIGC.
  2. b) La dictature compradore du général Mobutu au Zaïre favorise la mise en scène du même rite. Elle espère obtenir par là l’adhésion des jeunes Zaïrois – non acculturés, vivant en milieu traditionnel, campagnard, autochtone – à la personne et à la stratégie politique du dictateur. Le rite de l’initiation des classes d’âges bantu charrie une signification « progressiste », c’est-à-dire ouverte sur l’histoire future des hommes, lorsqu’il est utilisé par Cabral pour opérer le recrutement et l’intégration de nouveaux combattants dans les unités de la guérilla du PAIGC. Mais, lorsque c’est le régime Mobutu et son idéologie de l’« authenticité » qui s’emparent de ce rite, la réinterprètent et l’utilisent comme arme de leur stratégie d’asservissement, le sens change fondamentalement : il devient aliénant, régressif. Je désigne comme régressive toute signification qui réduit le sens, ôte une part de bonheur, d’espoir de libération et crée des conditions favorables à un asservissement des hommes.

 

Existe-il des consciences autonomes ?

Mao-Tse-Tung : « L’histoire de l’humanité est un mouvement constant du règne de la nécessité vers le règne de la liberté. Le processus est sans fin. Dans une société où subsistent des classes, la lutte de classes ne saurait avoir de fin et la lutte entre le nouveau et l’ancien, entre le vrai et le faux dans la société sans classes se poursuivra indéfiniment. Dans les domaines de la lutte pour la production et de l’expérimentation scientifique, l’humanité ne cessera jamais de progresser et la nature de se développer : jamais elles ne s’arrêteront à un certain niveau. Aussi l’homme doit-il constamment faire le bilan de son expérience, découvrir, inventer, créer et progresser. Les points de vue inspirés par l’immobilisme, le pessimisme, le sentiment d’impuissance, l’orgueil et la présomption sont erronés. Et cela parce qu’ils ne correspondent pas à la réalité historique depuis environ un million d’années ni à la réalité historique de la nature » [3]

Karl Marx

Karl Max : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement politique et intellectuel. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale ».

Et plus loin : « Le changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des conditions de production économique. On doit le constater dans l’esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au bout. On ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production. Jamais une société n expire avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose jamais que les tâches qu’elle peut remplir ». [4]

Les luttes de classes qui concrétisent ce mouvement de l’histoire ont nécessairement lieu sur le double front de la lutte matérielle et idéologique, ce qu’Althusser appelle : la lutte de classes pratique et la lutte de classes théorique. Pour comprendre les luttes qui se livrent sur ce double front, pour montrer comment une classe nouvelle qui est en passe de conquérir le pouvoir économique dans l’Etat déclenche – pour hâter sa victoire, pour expliquer, légitimer son combat – la guerre idéologique contre la classe dominante, prenons l’exemple de la Réforme, et notamment la théorie calviniste de la prédestination. Je l’emprunte à Friedrich Engels : « Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque. Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’habileté de l’homme mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendent ni de celui qui veut ni de celui qui travaille. Elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues ; et cela était particulièrement vrai à une époque de révolution économique alors que tous les anciens centres de commerce et toutes les routes étaient remplacées par d’autres, que les Indes et l’Amérique étaient ouvertes au monde et que les articles de foi économiques les plus respectables par leur antiquité (la valeur respective de l’or et de l’argent) commençaient à chanceler et à s’écrouler » [5]

En d’autres termes : les bouleversements du paysage économique, la multiplication des centres de décision, l’éclatement de l’ancien monde féodal aux statuts sociaux immuables et superposés, l’éclatement aussi des limites – tenues jusqu’ici pour définitives – du monde géographique connu, provoquaient, dans la conscience des hommes, le désarroi, le trouble et un sentiment d’insécurité profonde. L’idéologie calviniste répondait à un besoin pressant et précis : celui de résoudre la contradiction violente désécurisante pour l’individu, entre la liberté commerciale, économique, financière, sauvage, agressive, apparemment illimitée, conquise par les banquiers et marchands bourgeois urbains et le besoin permanent, intime, impérieux de l’individu de « prévoir » l’avenir, de comprendre le monde, de totaliser les expériences sociales, de trouver un sens à l’histoire. La théorie de la prédestination imprévisible par l’homme mais prévue par Dieu – de l’âme de quelques uns, que prêchait Jean Calvin (et Théodore de Bèze et leurs disciples) – pour absurde et contraire à la raison qu’elle nous apparaît aujourd’hui – servait admirablement le besoin de la nouvelle classe bourgeoise. Le calvinisme devint, dès le début du 16e siècle, le dogme justificateur des conquêtes politiques de la bourgeoisie marchande de Genève, des Pays-Bas, de l’Ecosse et d’une partie des bourgeoisies allemande et italienne. La théorie de la prédestination de l’âme servait également à justifier le génocide commis au XVIIe siècle à l’encontre des peuples Mohican, Pequot e.a. de la côte Est de l’Amérique du Nord, commis par les imn1igrants anglais calvinistes et les massacres perpétrés au cours des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles contre les peuples Boshiman, Twa, Zoulou d’Afrique australe par les calvinistes hollandais [6]

Un autre problème se pose : les classes en passe de perdre leur pouvoir du fait de la transformation des moyens de production, s’accrochent aux significations de leur monde, les réadaptent, les corrigent, font des concessions et tentent d’y intégrer les idées nouvelles ou de retarder leur venue.

Exemple : il a fallu plus de trois siècles, du XVIe au XVIIIe siècles, à l’idéologie bourgeoise – l’humanisme de la Renaissance et l’idée de l’individu idéal comme centre de l’univers et sa plus belle mesure – pour venir à bout de l’idéologie féodale et de sa hiérarchie théocratique. Autre exemple : la décolonisation de la plupart des Etats africains est achevée depuis vingt ans. Qui sait jusqu’à quand l’idéologie coloniale continuera à structurer les consciences, à organiser les rapports entre gouvernants et gouvernés et la distribution des richesses et les relations avec l’ancienne métropole ?

Autre exemple : le mouvement ouvrier français, suisse, diffuse ses idées depuis plus de cent ans. Or, la majeure partie des travailleurs français ou suisses d’aujourd’hui pensent le monde en termes et valeurs de la bourgeoisie.

Les idéologies correspondent, à leurs origines, à la conceptualisation de situations matérielles données, à la résolution théorique de problèmes concrètement posés dans la pratique. Elles naissent en des lieux précis de l’espace, à des moments spécifiques de la lutte de classes.

Mais la production idéologique ne se conforme pas mécaniquement à la production de la réalité sociale. En plus des luttes dont nous venons de parler et des retards ou des écarts qu’elles provoquent entre les besoins concrets des hommes et les explications qu’ils en ont, les représentations qu’ils s’en font – et qui sont au fondement de leur impuissance – la production idéologique présente un aspect que Marx a peu analysé.

Les idéologies se développent selon des logiques relativement autonomes. Celles-ci tiennent à la constitution des appareils de production idéologique – institutions, corps professionnels comme les prêtres, les intellectuels, les artistes [7] ainsi qu’au stockage des idées, des connaissances, des symboles, des images, des cultures et des sciences, dans lesquelles les idéologies puisent leurs arguments au gré des stratégies qu’elles soutiennent.

Dans Les religions africaines au Brésil [8] Roger Bastide formule une théorie cohérente des « consciences autonomes ». Il oppose sa théorie à la théorie marxiste de la survie et du développement des idéologies. Bastide analyse l’évolution des idéologies produites par les sociétés africaines de la diaspora du Brésil. Je m’arrête à cet exemple parce qu’il montre avec clarté comment une idéologie s’autonomise, survit à la société matérielle qui lui a donné naissance. Tout cela à condition que l’idéologie en question serve les besoins réels des hommes qui l’utilisent. Les sociétés congo, yoruba, fon, évé, ont été détruites sur le continent. Leurs idéologies, leurs systèmes symboliques, par contre ont assuré non seulement la survie mais la renaissance culturelle et politique des esclaves noirs déportés en terre étrangère et dont les conditions de vie étaient d’une indicible cruauté. Malgré les lignages détruits et les clans massacrés, malgré l’éloignement géographique, les familles séparées et la réduction de la personne noire à l’état d’un outil maniable à volonté, le peuple noir massacré a survécu et a produit, en terre d’exil, une culture assez puissante pour se présenter aujourd’hui au Brésil et dans d’autres pays d’Amérique – aux Noirs comme aux Blancs – comme une alternative à l’idéologie du capitalisme monopolistique multinational. Alternative de refuge, de résistance, d’identité et paradoxalement de combat.

L’institution centrale de cette culture s’appelle terreiro ou candomblé [9] Le terreiro ou candomblé est d’abord l’espace sacré où s’accomplit la possession des hommes par les divinités africaines et plus fréquemment, la communauté culturelle comme telle. Il signale à la fois un système de représentations mentales, une hiérarchie de pouvoirs, un ensemble de rites et la communauté qui la véhicule.

Repliées sur elles-mêmes, indépendantes les unes des autres, secrètes et longtemps fermées aux hommes autres qu’Africains, ces sociétés jalonnent la côte du Brésil de Curitiba à Bélem de Para. Des sociétés africaines fortement structurées existent dans les villes colombiennes de Baranquilla et San José de Costa Rica. A Cuba, les descendants des esclaves continuent à battre le tambour et les Orixa descendent parmi eux comme parmi leurs frères séparés d’Abéokuta (ou Kétu) [10]. Dans la vallée de l’Orénoque au Vénézuéla et sur la haute-terre de Yungas (l’ancienne province des pères-jésuites) en Bolivie, la réalité des Orixa est ressentie comme celle de divinités toutes-puissantes réglant le moindre geste de la vie quotidienne et les événements du monde alentour. Leurs prêtres officient en Haïti, à la Jamaïque et à Cuba. Depuis peu, les Santeros font leur apparition dans les ghettos noirs des métropoles d’Amérique du Nord. Plus de 200 terreiros Lucumi existent aujourd’hui dans le seul ghetto de Harlem et constituent une motivation puissante pour des milliers de jeunes Noirs luttant contre l’oppression raciale blanche.

Le recours à cette idéologie religieuse à Harlem et dans les autres ghettos noirs des métropoles nord-américaines, tout comme la diffusion rapide d’autres idéologies irrationalistes, dans la société où la connaissance scientifique et technique a atteint le degré le plus avancé que le monde ait connu – mais où l’explication du sens de la vie, du monde, de l’homme et de sa relation avec les autres est la plus rudimentaire – ne peut avoir lieu que parce que s’est perpétuée l’initiation des prêtresses et des prêtres africains ainsi que la reproduction continuelle des rites et des objets dans le groupe le plus minoritaire, le plus factice, le plus réduit à la misère qui soit.

Qu’est-ce que la vérité ?

La production et l’utilisation des idéologies pose d’autres problèmes encore : l’utilisateur peut être de bonne ou de mauvaise foi. Il peut ou non adhérer lui-même à la signification qu’il emprunte à la mémoire collective et qu’il utilise. Exemples : Hitler, Rosenberg, Goebbels, Himmler croyaient sans doute aux mythes pangermaniques raciaux qu’ils exhumaient, réactualisaient, réinterprétaient et utilisaient pour « expliquer » leur politique d’extermination et de mort des peuples non aryens. Ils étaient donc de bonne foi. En revanche, je connais un vicaire épiscopal du Nord du Brésil qui est un marxiste-léniniste convaincu, qui rejette totalement la politique rétrograde de collaboration avec la dictature pratiquée par la majorité des évêques du Brésil ; ce vicaire utilise le langage des institutions de l’Eglise pour mener, dans son propre diocèse, un combat téméraire pour la réforme agraire, la protection de la santé et la « conscientisation » des paysans.

Macumba désigne les communautés de candomblés généralement appauvries et en voie d’acculturation dans le sud du Brésil (y compris dans les Etats de Santo Espirito, Sao Paulo et Rio de Janeiro).

Autre exemple : en Irak, depuis 1968, le parti Baas au pouvoir est gouverné par un directoire dit commandement régional, dont la plupart des membres sont des matérialistes, des marxistes a-religieux. Or, les lieux saints de l’Islam chiite – Nejev, Kerbala – ont des mosquées somptueuses aux toits et minarets couverts de feuilles d’or. La raison en est double : d’une part, les chefs religieux chiites sont des alliés importants du pouvoir baasiste irakien ; sans leur appui, le Baas ne pourrait réaliser son programme de scolarisation, de lutte contre la faim et de réforme agraire. D’autre part, l’Iran voisin, bastion (jusqu’en 1979) de l’impérialisme américain, menaçait constamment l’Irak. Or, il y avait en Iran une opposition interne puissante qui était animée, principalement, par des dignitaires chiites réfugiés en Irak. En contribuant au renforcement, à la diffusion de l’Islam chiite dans la région, les Baasistes matérialistes, a-religieux d’Irak protégeaient leur révolution et contribuèrent à l’affaiblissement de leur ennemi du Nord : le Shah de Téhéran.

Je le répète : le vicaire épiscopal du Nord du Brésil, les dirigeants du commandement régional du Baas de Bagdad sont de mauvaise foi. Or, la question de la bonne ou de la mauvaise foi de l’utilisateur du discours n’est pas pertinente. Vladimir Jankélévitch résume le problème par une anecdote : la Gestapo fait irruption dans une maison où se réunissent des résistants. Un résistant est caché dans l’armoire. L’officier SS demande : « Y a-t-il un homme dans l’armoire ? » Les habitants de la maison répondent : « Non ». Jankélévitch conclut que les habitants disent vrai [11]Toute la différence est dans la question : être ou ne pas être dans l’histoire, c’est-à-dire travailler à l’asservissement ou à la libération des hommes. L’officier SS travaille au maintien d’un système du mépris, de la destruction des hommes, les résistants français et leurs alliés à l’avènement d’une société libérée.

[1] In M. Bataille, Demain Jaurès, préface F. Mitterrand, Ed. Pygmalion, 1977, p. 39

[2] (2) Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Ed. Gallimard, 1978, p. 20.

[3] Mao Tsé-Toung, cité dans le « Rapport sur les travaux du gouvernement présenté par le Premier ministre Chou En-Lai à la première session de la IIIe Assemblée populaire nationale » (21-22 12-1964) in « Citations du président Mao », Ed. Langues étrangères, Pékin, 1972, p. 224-225.

 

[4] K. Marx Oeuvres, Vol J. Gallimard, 1965.p. 272. 273.

[5] F. Engels, in Socialisme utopique et socialisme scientifique, écrit en 1892, publié dans F. Engels, Etudes philosophiques, Ed. sociales

[6] Concernant la guerre idéologique, militaire que se livrèrent, tout au long du XVIIe siècle les calvinistes anglais immigrés et les peuples Mohican, Pequot, etc. de la côte Est de l’Amérique du Nord, cf. Léo Bonfanti, The New England lndians in The New England historical séries, Pride Publications Inc. Wakefiels, 1968, vol I à IV.

Quant aux massacres perpétrés par les calvinistes blancs en Afrique australe, cf. mon livre Main basse sur l’Afrique + sources indiquées, Ed. du Seuil, 1978.

[7] cf. notamment l’analyse de Pierre Bourdieu : Le marché des biens symboliques, in Année sociologique, 1971.

[8] Roger Bastide, Les religions africaines au Brésil, PUF, 1960

[9] Le Xango est le nom que prend le candomblé au Nord du fleuve de San Francisco. Macumba désigne les communautés de candomblés généralement appauvries et en voie d’acculturation dans le sud du Brésil (y compris dans les Etats de Santo Espirito, Sao Paulo et Rio de Janeiro).

[10] Ville yoruba située aujourd’hui au nord du Dahomey (Bénin)

[11] Vladimir Jankélévitch, Cours professé à l’Université Paris -Sorbonne. 1974-1975.