Notes

LA FOLIE COLONISEE

LA FOLIE COLONISEE

Ethiopiques numéro 5

revue socialiste de culture négro-africaine

janvier 1976

« LA FOLIE COLONISEE » de Danielle STORPER-PEREZ

François MASPERO Collection « Textes à l’appui »

Le titre du livre de Danielle Storper-Perez attire. L’association dans une formule, de la folie et de la colonisation, semble promettre le démontage, au fil des pages, des mécanismes de l’aliénation mentale en Afrique. Je tenterai de montrer que Storper-Perez aurait pu réussir ce projet. La justesse de ses intuitions n’est pas toujours fondée sur des démonstrations rigoureuses. Et les détracteurs auraient beau jeu d’avancer les faiblesses de l’argumentation, pour annuler des vérités qui gênent. Lisons le livre.

L’auteur commence par décrire le lieu où il a fait son enquête  : l’hôpital de Fann dont la « conception d’une image rigide de l’enfermement que venaient renforcer l’imagerie coloniale du noir dangereux agressif et violent et l’imagerie occidentale du malade dangereux pour lui-même et pour les autres. On y trouvait des cellules d’isolement avec « œil de sûreté », serrures et fenêtres compliquées… ». Storper-Perez décrit ensuite « l’humanisation » de l’hôpital. Le corps soignant est tolérant. L’hôpital est ouvert, et l’on y entend le tam-tam. Et pourtant, « Malades et infirmiers peuvent encore jouer de l’ignorance linguistique pour introduire la mystification, la dérision… quelque chose résiste de l’ordre de la liberté ». Ici l’auteur voit juste, touche à l’essentiel mais ne développe pas. Je le ferai pour lui.

J’ai le souvenir d’une réunion tenue dans la division d’un psychiatre sénégalais. Un griot clamait les mérites de son médecin-chef. Plus loin, quelques soignants européens étaient assis, leur attention davantage sollicitée par le martèlement du tam-tam que par le discours qu’il ponctuait. Et le griot remerciait le médecin d’être revenu de France avec un diplôme, mais sans femme blanche. Ce qui, bien sûr, n’était pas traduit. On voit que c’est se mystifier, que prétendre faire une psychiatrie institutionnelle dans ces conditions. Les paroles signifiantes sont rarement reprises. Pourtant la psychiatrie existe. Elle est habilement répressive. Très souvent le malade agité s’en prend aux institutions, au blanc et à sa situation dans le pays. En général, un silence gêné lui répond, suivi d’une prescription de neuroleptiques. Après quelques jours, quand il est calmé, il vient se joindre au groupe des anciens malades. Et il remercie le bon médecin qui l’a si bien soigné. On ne parlera pas du reste – jamais un thérapeute ne sera plus loué qu’à Fann. Cela tient certes à la coutume, mais le médecin également préfère ce jeu à une mise en cause sincère de sa pratique.

Le racisme est présent ; le mot n’est jamais prononcé entre les soignants : il fait peur. Chacun préfère tenir le même discours superficiel : Nous sommes tous bons. Quant aux malades qui ne veulent pas être bons, ils sont enfermés au Cap Manuel où est située une prison spéciale pour les malades mentaux délinquants. Il est étonnant que l’auteur n’en fasse pas mention. Il est vrai que j’ai laissé passer trois années avant de m’y rendre, et que nombreux sont ceux qui, même à Fann, en ignorent l’existence.

Danielle Storper-Perez expose ensuite les représentations culturelles de la maladie mentale. Elle se réfère aux travaux d’Andras Zempleni. [1] Rappelons les quatre niveaux d’interprétation qu’il définit :

– La sorcellerie anthropophagie où l’agression est commise pendant la nuit par le sorcier qui dévore le « fit » (l’énergie vitale de la personne).

– Le travail où maraboutage, au cours duquel la victime fait l’objet d’un mauvais sort jeté par un rival avec l’aide d’un marabout.

– L’action des Djinnés ou démons islamiques.

– Et l’attaque des « rabs », esprits familiaux attachés à une lignée.

L’auteur prétend, comme beaucoup, que la maladie est toujours considérée en Afrique comme le résultat d’une agression extérieure : « Les désordres mentaux ne sont jamais le fruit d’une hérédité dans l’acception occidentale du terme. Ils ne sont jamais mis directement en relation avec des événements ou chocs contingents. Aucune explication psychologique ne s’inscrit dans le système traditionnel ou islamique d’interprétation ». A notre sens, cette position est insoutenable. Les explications psychologiques existent.De nombreux proverbes en témoignent, ainsi que la notion de « Liguey ou Ndèye » (travail de la mère) étudiée par Babakar Diop. On y voit que l’avenir de l’enfant est déterminé par les relations entre le père et la mère. Dans le même ordre d’idée le fait d’incriminer tel ou tel « rab » au cours d’une maladie, revient à impliquer une lignée paternelle ou maternelle et révèle des conflits exprimés également en termes réels et individuels. Il s’agit souvent d’héritages contestés de mariages désapprouvés ou d’éducations critiquées. Un marabout m’a raconté qu’il avait attribué une mélancolie à une maladie d’amour. Son diagnostic fut accepté par l’entourage.

En Afrique, l’allusion est reine au royaume de la parole ; et la métaphore est savante et poétique. On comprend que le psychiatre s’y perde. Mieux vaut reconnaître alors son ignorance plutôt que tirer des conclusions hâtives.

L’œdipe africain

Storper-Perez cite ensuite Marie Cécile et Edmond Ortigues [2] qui, dans l’optique freudienne, rattachent la sorcellerie et ses fantasmes de dévoration au stade prégénital oral, et le maraboutage au niveau génital. Et elle expose, sans la critiquer, l’idée de l’ancêtre fondateur. L’inégalable instance, le père géniteur qui ne peut être tué.

Le débat de « l’Oedipe Africain » est malaisé parce que le matériel clinique manque. Il est toutefois possible de signaler des simplifications. Le meurtre du géniteur originel serait fondamental comme point de départ de la Culture. Il aurait même été « réel », d’après Freud, dans la horde primitive. Il faudrait alors que l’économie psychique de l’Africain soit très différente de celle des autres s’il ne tuait pas symboliquement son père. Pour ma part je préfère poser le problème en termes d’alliance avec la loi. On sait que le respect du père et son autorité sont publiquement très affirmés. Cela n’empêche pas quelquefois la mère wolof de se retirer avec son enfant dans l’intimité, pour lui dire que son père est son égal (sa baye naolé la). En fait, il importe que l’enfant soit inscrit dans la Loi et qu’il la transmette. On rejoint ainsi une donnée universelle. Quoiqu’il en soit seul un analyste africain pourra commencer à répondre à ces questions.

Revenons aux systèmes de représentation. Storper-Perez précise : « En fait les systèmes de représentation, s’ils demeurent commencent à occuper une autre position dans le contexte d’une société en changement où tous les systèmes sont en pleine transformation. Les Africains eux-mêmes se sentent décalés par rapport à eux… ». Là encore, on attend des développements. Que signifie, par exemple, le changement des positions persécutives ? Il y a beaucoup à dire à ce sujet. On constate depuis quelques années un changement du persécuteur dans l’expression des délires. Souvent le Blanc est désigné comme le responsable des malheurs du persécuté. Dans ces cas un ancrage profond du délire est observé. Habituellement ces convictions étaient labiles. Elles étaient partagées par l’entourage qui se chargeait de défaire le mauvais sort envoyé par l’ennemi connu de la victime. L’agresseur et l’agressé dépendaient d’une même loi. L’apparition d’une autre loi vient compliquer les choses. Les mythes et les fantasmes ne concordent plus. La résolution rapide du délire provenait de la facilité pour l’imaginaire de passer de l’un à l’autre. Il n’en est plus de même avec l’intervention du persécuteur étranger qui bloque le discours paranoïaque dans la réalité. Et le délire se tient plus près du réel que de l’imaginaire. On répliquera que c’est le cas pour tout paranoïaque. La différence est qu’actuellement en Afrique l’agression porte non seulement sur des individus, mais sur une société entière. Cela ne peut être indifférent quant à la loi, aux symboles qui la véhiculent et aux références qui lui sont faites. Dans cette société, comment fait-on cas de la parole des pères et du père ? Cette question implique t-elle que des sociétés sont plus favorables que d’autres à la naissance de la psychose ?

Une méthode ethnopsychiatrique s’impose. Devereux [3]énonce à ce sujet la nécessité d’études complémentaires psychologiques et sociologiques sans perdre de vue que les deux discours ne peuvent être tenus simultanément. La rigueur scientifique conduit certes au refus de la confusion des disciplines. Pourtant la complexité insaisissable des éléments en relation (inconscient, langage, société) fait penser que leurs évolutions respectives ont des analogies. Il semble que la folie a, dans une société donnée, à un moment donné, une fonction variable qui reste à déterminer. Mais cela ne signifie pas, à mon avis, que son essence soit fondamentalement différente selon les lieux et les moments. Une même histoire détermine un même avenir. Ainsi ai-je la conviction que l’hystérie évolue dans le même sens que la paranoïa. Des phénomènes autrefois labiles sont maintenant bloqués. Je me souviens d’une réflexion de Bernard Chouraqui à qui je présentais un patient, malade depuis deux ans, qui ouvrait très grand ses yeux, les refermait et lançait des regards dans toutes les directions. Il lui semblait que les visages des possédés du « Ndepp » avant la transe étaient semblables. Le problème était bien là – l’homme n’était jamais tombé en transe, comme beaucoup d’autres malades possesseurs de « rabs ». Et l’on dit maintenant que certains « rabs » ne veulent plus « tomber ». C’est, à l’évidence, une explication secondaire qui restaure un mythe déclinant. On voit se profiler de nouveau l’image de la psychose.

Quelques psychiatres ont cru constater en Afrique une diminution des psychoses délirantes aigues au profit de la schizophrénie et des rémissions étonnantes de cette dernière. Je crois en fait qu’il s’agissait de psychoses hystériques. Il n’est guère possible d’avoir des certitudes sur ce sujet. J’espère développer ces idées ultérieurement.

Revenons au livre de Danielle Storper-Perez. Dans le deuxième chapitre elle décrit les conditions de l’enquête « violence absurde qui transforme le temps ». Storper-Perez a bien perçu la difficulté de détourner la parole au profit de l’enquêteur, sous forme de questions. La parole est fonction de celui qui la prononce et de ceux à qui elle s’adresse. Et la position de chacun la détermine.

« Ainsi un petit frère ne peut contredire son grand frère, une coépouse ne peut répondre si la mère du sujet a déjà été interrogée, etc. Chacun se sent d’autant plus tenu de respecter cet ordre que ce qui le fondait peu à peu disparaît. Dans une société en transition très fortement chargée d’éléments anxiogènes, la crainte des agressions, la peur du « mauvais œil » et de la « mauvaise langue » surcodifient le discours ».

Plus loin, l’auteur présente une riche observation, après avoir exposé les questions qui sous-tendaient ses entretiens.

« Quelle était la position effective du sujet dans le groupe ?

L’émergence des désordres mentaux pouvait-elle servir de révélateur des conflits familiaux ?

Existait-il des différences fondamentales dans les comportements, les attitudes, les stratégies, les systèmes de représentation des hommes et des femmes, des jeunes et des vieillards, des individus intégrés ou non dans le système de production capitaliste, des musulmans ou non musulmans… L’hospitalisation marquait-elle la rupture de degré, de tolérance traditionnelle ?

Sur le « discours fou »

Ces questions sont passionnantes. Je pense qu’il est possible d’y répondre. L’auteur l’a fait en partie. Son observation contient des entretiens avec l’entourage du malade. L’actualité de l’événement est privilégiée dans les discours. Certes Storper-Perez repère les tensions familiales, discerne l’existence d’un enjeu révélé par la folie, et reconnaît les positions respectives de chacun. Mais elle ne va pas plus loin. Cela tient simplement au fait qu’elle n’a pas écouté le discours de celui qui est devenu fou, ou si l’on préfère, de celui qui est désigné comme tel. On sait que le séjour de l’auteur au Sénégal a été court et qu’il ne comprenait pas la langue principale. Sa position était celle d’un enquêteur non d’un thérapeute. Je crois pourtant qu’à défaut d’analyser le « discours fou », il était possible de le présenter, plus complètement.

Il est indispensable d’appuyer une théorie sur des cas cliniques. Et une conception précise du développement de la personnalité devrait précéder l’élude des conflits et de leur déterminisme. L’individu a une histoire. Aucun « temps mythique » n’empêche sa reconstitution. Il se pourrait même qu’en Afrique, le discours tenu sur l’enfant avant qu’il naisse soit moins caché qu’en Europe. En effet, de nombreuses démarches précèdent et suivent une naissance, du fait de la densité des liens de parenté. Des échanges sont ritualisés. Les individus accomplissent des actes exigés par les autres et voulus par eux-mêmes ; en fonction de leurs positions et de leurs sentiments. Ils le font bien ou mal, avec ou sans bonne volonté. Et cela est toujours commenté.

On pourrait alors imaginer qu’à travers l’ensemble des phénomènes structuraux et événements qui ont surgi, le commencement du fil rouge d’un destin soit étonnamment visible ; si l’on sait découvrir les plans de ceux qui l’ont déroulé.

Ce projet passe obligatoirement par le langage, la parenté, les dons et contre dons, sans oublier les attitudes. Les étapes de la vie ont également une terminologie assez précise. La biographie peut alors être comprise comme une accumulation de signes chargés de sens. Le Moi en est la résultante.

Il ne fait pas de doute que les matériaux psychiques sont en perpétuel remaniement. Comparons les, par analogie, aux matériaux culturels : Une société dispose de nombreux rituels. On sait que la présence d’un élément culturel implique la présence ou l’absence d’un autre. Devereux a pu déduire l’existence d’une coutume dans une ethnie à partir de la connaissance de plusieurs autres. Lévi-Strauss a le même raisonnement dans un chapitre de « Tristes tropiques » où il imagine que les coutumes pourraient être classées sur une table comme les éléments chimiques. Peut-être en est-il de même des mécanismes de défense dont dispose le psychisme humain. Le surgissement de l’un se lie à l’effacement d’un autre . [4] Et dans l’hypothèse d’un changement important d’une situation, on peut accepter l’idée d’un bouleversement global du moi, à la suite d’une modification d’un de ses constituants. Cette thèse est soutenable si l’on est persuadé que « la base de la personnalité développée n’est plus celle de la personnalité infantile » (L. Sève).

Il ne s’agit pas de nier l’influence des premiers développements psychomoteurs de l’enfant sur le développement de la personnalité. Ils déterminent le support d’une constitution dont les éléments ne sont jamais fixés définitivement. Leur relation est dialectique avec ce qui survient.

L’individu a une histoire déterminée par les choix de son existence. Le passage de la vie d’enfant à la vie d’adulte, par exemple, est un événement qui modifie qualitativement le moi. L’apparition fréquente de troubles mentaux à l’époque de l’initiation est significative. On retrouve souvent, la notion d’une attitude de crainte pendant les épreuves. Mais la honte ne suffit pas à causer la folie. L’angoisse est plus profonde. La circoncision est promesse de fertilité mais aussi exigence. Ceux qui refusent l’engendrement et la continuité ont une dette à payer. Ils sont exclus.

L’homme n’est pas questionné tant qu’il a un toit pour dormir et un repas pour manger. Alors toutes les illusions sont permises. C’est la demande des autres, au moment choisi par les autres, qui constitue le sujet.

Chaque instant de l’histoire du sujet entraîne une position de l’autre.

Certainement, l’événement est réinterprété totalement par le psychisme. Certains avancent qu’une même cause produit des effets différents, pathologiques ou non, selon les individus. Ils pensent montrer la prévalence d’un inconscient qui fonctionnerait comme le directeur caché de toutes actions.

En fait, il n’est guère possible d’établir sûrement un rapport de cause à effet, dans le domaine psychique. Sans doute parce que nous ignorons les facteurs agissants, au moment où un choix devient conscient et engagé.

L’événement structure une vérité historique. Rien ne s’abstrait du temps, qu’il s’agisse du mythe ou de l’imaginaire qui l’exprime ; ou de l’imaginaire qu’il exprime. J. P. Klein dirait,Oedipe c’est aussi une pièce de Sophocle racontée à Freud. Le temps du sujet n’existe que par opposition au temps des autres. Quelle que soit sa culture, l’homme a une destinée.

Dans le quatrième chapitre « Contacts de société, Situation coloniale, Une pause théorique », l’auteur écrit : « La théorie a subi des fluctuations liées à la fois aux changements historiques et sociologiques dans lesquels s’enracinait la réflexion des chercheurs et au développement des diverses branches des Sciences Humaines ». Il situe les anthropologues anglais, américains et français dans leur relation avec les préoccupations de leur entourage et présente très justement le « psychologisme » des théories de l’acculturation comme une conséquence de l’occultation de l’histoire et de la politique ; et à ce propos il cite Lévi Strauss : « …la « passivité » si volontiers prêtée aux sociétés traditionnelles n’est en fait que le résultat d’une situation créée par la rapine et la violence ». Je pense ici à Memmi pour qui les carences du colonisé sont bien réelles. Elles sont la conséquence directe des privilèges du colonisateur. J’ajouterai à ces courants d’idées une nouvelle recherche africaine dont le représentant le plus connu est Cheickh Anta Diop. Cette recherche, animée par une revendication nationaliste, se heurtera forcément aux tenants des thèses classiques. Elle affirme à la fois l’originalité de la culture africaine et son rayonnement parmi les civilisations passées.

« La faillite de la prise en charge traditionnelle » est le titre du cinquième chapitre de la « Folie Colonisée »il se termine ainsi :

« A quelques exceptions près, les hôpitaux psychiatriques en Afrique ou au Sénégal, construits par des occidentaux en fonction de l’image qu’ils se faisaient des Africains et de l’image de l’hôpital, lieu de gardiennage qu’ils n’avaient pu modifier puisqu’ils se trouvaient hors des courants de remise en question (liés à la fois au souvenir de l’univers concentrationnaire, et à la diffusion des neuroleptiques), n’étaient considérées par personne, pas même par leurs promoteurs comme un espace thérapeutique : l’ hospitalisation portait la triple marque infamante de l’oppression coloniale, de l’oppression asilaire et de la démission de la famille.

« Sous l’impulsion de Fann, l’image de l’hôpital se modifie mais au niveau symbolique, il n’en demeure pas moins que le patient est retiré du circuit social ».

Les nouveaux courants

Cela est exact. On peut ajouter que les nouveaux courants de la psychiatrie institutionnelle ont progressivement atteint Fann. Chaque psychiatre s’est investi dans des expériences « humanisantes » naïvement peut-être, mais avec sincérité. Citons en 1959 l’ouverture du service, auparavant carcéral, par Raynaut et sa libération poursuivie par Collomb, qui s’interroge pour savoir dans quelle mesure le groupe et les techniques traditionnelles peuvent être utilisés pour une thérapeutique plus adéquate ; les réunions de division, commencées en 1965 par Bartoli et Abdou Anta Ka qui les nomme « pinch » ; la présence des accompagnants, introduits par Dorès en 1971, rendue obligatoire par Schild ; les thérapies de groupe conduites par B. Diop et Chantal de Préneuf ; l’ergothérapie dirigée par Desmette ; et même actuellement des analyses avec Lise Tripet. D’autres, soucieux d’efficacité comme Ayats, ont consulté un très grand nombre de malades sans éprouver la nécessité d’une pratique originale.

Le récit d’un vieil infirmier est éclairant. Il raconte que Moussa Diop fut le premier médecin à écouter les malades à Fann. Il le pouvait puisqu’il parlait la langue. Il ajoute que Moussa Diop ne pouvait faire d’électro-chocs parce qu’il était médecin africain, et devrait attendre les ordres supérieurs.

Il partit parfaire ses études à Bordeaux. J’imagine que Moussa Diop a écouté les malades parce qu’il n’avait rien d’autre à faire en attendant l’autorisation d’utiliser l’électricité. Ses qualités sont connues et la boutade n’en est pas moins autant signifiante que l’association des souvenirs de l’infirmier. Tout cela pour dire qu’il existe une histoire de la psychiatrie liée par nature à celle de la colonisation et de la néo-colonisation. J’aurais aimé que Storper-Perez fût plus précise à ce sujet.

Les premiers psychiatres qui ont travaillé en A.O.F. étaient des militaires. Leur intérêt se portait sur la santé mentale et morale des soldats de la force noire qui combattaient pour l’Empire et étaient appelés à connaître les tranchées. Reboul et Régis ont publié sur ce sujet « L’existence des aliénés aux colonies » en 1912 à Tunis, au Congrès des médecins aliénistes et neurologistes.

Vingt ans plus tard les préoccupations changent. Les colonies deviennent économiquement rentables. La bonne santé des indigènes est indispensable pour assurer le portage et l’exploitation. Cela est écrit ingénument en 1931 dans le « Bulletin de société de pathologie exotique » où Cazanove publie un article sur « les aliénés à Dakar ». Cazanove s’étonne des croyances magiques de ses patients et reconnaît déjà qu’il est vain de vouloir s’y opposer. On découvre la magie et il faut attendre encore vingt ans pour que la question soit sérieusement étudiée. En 1952, le psychiatre Henri Aubin écrit « L’homme et la magie » Où l’on retrouve les idées de Levy-Bruhl avec des études comparatives de la pensée du primitif, de l’enfant et de l’aliéné. C’est l’époque où l’on commence à admettre que dans un « Tiers-Monde » des gens pensent et s’expriment. La conférence de Bandœng se tient en 1955. Et à Paris des ethnologues (Balandier, Leiris…) posent des questions embarrassantes. A Alger, où Fanon n’est pas lu, les psychiatres n’éprouvent aucun embarras et sont en accord parfait avec l’idéologie dominante colonialiste et raciste.

On trouve dans le « Manuel alphabétique de psychiatrie » (P.U.F.) au mot : Noirs (Psychopathologie des…) l’explication que voici :

« Les indigènes de l’Afrique Noire se rapprochent encore dans une large mesure de la « mentalité primitive » chez eux les besoins physiques (nutrition, sexualité) prennent une place de tout premier plan, la vivacité de leurs émotions et leur courte durée, l’indigence de leur activité intellectuelle leur font vivre surtout le présent comme les enfants. Sensations et mouvements résument le plus clair de leur existence et conditionnent leur Comportement implosif « explosif et chaotique » (Spencer) leur idéalisation faite surtout d’images concrètes à peine reliées par de fragiles liens logiques se dissocie facilement et facilite la production d’illusions et d’hallucinations, mais elle ne permet l’édification que de thèmes délirants simples et peu variés. Les processus d’expression (sont) faiblement soumis au travail de triage et d’inhibition de psychisme supérieur. Pratiquement rapatrier tous les psychopathes, en dehors des cas aigus certains ; Songer à leurs réactions explosives et exiger un nombre, important de convoyeurs ». Cette définition n’a pas été supprimée dans l’édition de 1974. Pourtant un nouveau paternalisme, agrémenté d’exotisme, contribue à renverser la tendance : l’Africain manquerait d’agressivité et ignorerait la compétition. Nous avons vu ce qu’il faut en penser. Certes, aucun chercheur n’échappe à sa situation et à l’idéologie qu’elle produit. Malgré tout, certaines vérités ne vieillissent pas. Le Baron Roger, qui prenait la peine de les découvrir, nous en donne la preuve. Il écrit en 1829 dans ses « Recherches philosophiques sur la langue Ouolof » :

« Ces hommes, quoiqu’on en puisse penser, ne diffèrent des Européens que par la couleur. Prétention bien étrange que celle de vouloir les trouver meilleurs ; mensonge impudent de les dire plus méchants ! ».

Mes réflexions se sont suffisamment dispersées. Je dirai peu du rôle des guérisseurs et de la faillite de l’efficacité symbolique traditionnelle. Leur compréhension passe, à mon avis, par une conception anthropologique et linguistique de la folie maintenue à distance du fait psychiatrique.

Il ne suffit pas de constater que les fous sont moins tolérés que par le passé. Le discours fou lui-même a changé.

A la fin de son livre, Storper-Perez oppose la sûre tradition à l’incertaine modernité. La formulation est subjective. Une analyse dialectique est ici indispensable. Le sujet est confronté en Afrique, à deux cultures. Mais la dualité n’est pas une source inéluctable de conflits. Le conflit surgit quand il y a négation d’une culture par une autre. Une civilisation dominée est souvent malade. Il faudrait peut-être essayer de distinguer les aliénations spécifiques d’une société, et tenter ensuite de les relier à l’aliénation mentale en général. Le psychiatre qui voudrait libérer un être souffrant et entravé ne peut faire l’économie de cette analyse. C’est une fuite commode de prétendre que les entraves viennent de soi-même.

Dans la société africaine, l’aliénation de classe paraît actuellement tempérée par la conservation des obligations dues aux liens de parenté.

D’autres aliénations cumulent leurs effets. L’aliénation hiérarchique est très forte à la fois dans les institutions anciennes. (Les Marabouts [5] et modernes (l’Université). Elle s’associe à l’aliénation néo-coloniale ou économique. L’indépendance effective des nations n’est pas acquise. Et il faut ajouter encore une aliénation supplémentaire : le racisme que j’appellerai aliénation psychosociale dans la mesure où il est le moteur de nombreux comportements. On a du mal à imaginer tout ce qu’il faut surmonter ou accepter, pour rester sain d’esprit. Et l’on rejoint Cooper qui présente la véritable santé mentale comme une exception.

Les problèmes peuvent être posés différemment. Il n’y a pas de méthode unique ; bien que la méthode privilégiée du psychiatre soit celle qui s’attache aux langages. D’autres voies existent. Celle, par exemple, des représentations culturelles. Elle présente un intérêt dans le seul cas où les interprétations sont resituées dans les histoires individuelles et familiales du sujet. C’est une démarche que Schurmans a suivi à Saint-Louis et que j’ai tentée à propos des « accompagnants ». Elle révèle parfois des discordances ou des concordances signifiantes et opératoires.

Cette méthode exige beaucoup de travail. Il est plus facile d’interpréter les termes en fonction de la traduction qu’un informateur en donne. Mais dans ces cas on aboutit généralement à des conclusions sans fondement, simplement parce qu’on a ignoré que les individus, dans toutes les cultures, prennent des distances avec leurs propres coutumes.

En définitive, les psychiatres et les psychologues devraient laisser aux sociologues et aux ethnologues, l’analyse impersonnelle de la société. Pour l’instant écrit Sapir [6], les anthropologues attendent d’eux qu’ils renoncent au tourisme exotique et aux « contes de fée psychanalytiques » pour essayer de comprendre « comment évoluent les idées et les symboles et en quoi ils éclairent le problème de la personnalité ».

Le titre du livre indisposera les conformistes, et pourtant tout est bien dit en deux mots : « La folie colonisée » est le travail d’une sociologue qui a entrepris avec sérieux l’analyse critique d’une forme de psychiatrie. L’auteur a su écrire clairement ce qu’il avait ressenti. Son texte sera utile à la réflexion.

[1] Zempleni A. (1968) – L’interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les wolof et les Lébou (Sénégal). Thèse de doctorat troisième cycle en psychologie, Paris.

[2] Ortigues M.C. et E. -Œdipe Africain – Plon 1966.

[3] Devereux Georges : Ethnopsychanalyse complémentariste – Flammarion Editeur.

[4] On croit parfois observer en Afrique la prévalence de la projection sur le refoulement et l’apparente clarté du code des conversions hystériques. Mais, si l’on tient que le symptôme est une parole déplacée, on ne peut rien conclure, tant que ce qui est vécu comme conflictuel est méconnu.

[5] Lire à ce sujet « Matraqué par le destin » d’Amar Samb et «  Njangaan » d’Adramé Seck (Nouvelles Editions Africaines).

[6] Sapir Edward- Anthropologie -Editions de minuit