Développement et sociétés

LA COOPERATION EURO-AFRICAINE

Ethiopiques numéro 2

Revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1975

La coopération entre l’Afrique et l’Europe semble placée sous le double signe de l’aventure et de la nécessité. C’est sans doute ce qui lui vaut cette étonnante capacité de renouvellement, que nous venons de vérifier pour la troisième fois en seize ans au terme des négociations de Bruxelles, ainsi que cette Vocation à la permanence qui est l’apanage des choses nécessaires.

Avec la fin de la deuxième convention de Yaoundé, la politique d’association atteint, en effet, sa seizième année. Il n’est pas inutile de rappeler que cette association a été un accident et que rien ne la laissait prévoir ni dans les documents préparatoires de l’accord de Messine, ni dans ce qu’on a appelé le « Rapport Spaak », ni dans les travaux préliminaires du Traité de Rome. En ce sens, on peut dire que l’association est née d’un remords de l’Europe et que l’Afrique a pris l’Europe en marche. Mais, on le sait, c’est ainsi que commencent les meilleurs Voyages, parce que au plaisir de la route s’ajoute, le frisson d’avoir failli, les rater.

Cet accident s’est mué, au cours des premières années, en aventure. La mise en place de l’association a dû s’effectuer, en effet, alors que les critiques, les procès d’intention, mais aussi les inquiétudes, l’assaillaient de toutes parts. A l’extérieur, l’association fut accusée de détournement des courants d’échange, aussi bien par des pays industrialisés que par ceux du Tiers-Monde, au premier rang desquels on trouvait des pays d’Amérique latine et les Etats africains du Commonwealth. A l’intérieur, le dessein de l’Association restait lui-même incertain. En 1959, ce dessein portait, par la force des choses, la marque d’une certaine conception française fondée sur un engagement politique et un traitement préférentiel accordé aux Etats associés. Une zone de libre-échange avait été instaurée, en même temps qu’un tarif extérieur commun destiné à protéger divers produits de ces pays Contre la concurrence des pays tiers. Ce dispositif était complété par une aide financière, entièrement non remboursable à l’origine, dont le montant constitua la dotation du premier FED (581 millions d’unités de COmpte [1] ».

Cette politique de préférence régionale sur le plan commercial comme dans l’attribution de l’aide financière a été, dès le début, constamment battue en brèche, à l’intérieur de la Communauté, par les tenants – au premier rang desquels on trouve les Pays-Bas – d’une conception plus libérale, plus mondialiste de l’aide au développement.

C’est sous ces influences en partie contradictoires que s’est progressivement dégagée, à travers une mosaïque d’engagements régionaux (Accord d’Arusha avec les pays d’Afrique de l’Est, accord avec le Nigéria, accords avec les pays du bassin méditerranéen) ou mondiaux (préférences généralisées), une politique communautaire d’aide au développement dont l’élément le plus achevé demeurait cependant l’association avec les EAMA.

Dans ce cadre, le contenu de l’association s’est trouvé sensiblement modifié. Son caractère préférentiel a été peu à peu réduit par rapport à la situation de départ, même si l’aide financière a été en augmentant – tout au moins nominalement : 730 millions d’u.c. sous la première convention de Yaoundé (666 millions au titre du FED et 64 sur les ressources propres de la BEI), 918 millions d’u.c. sous la seconde convention de Yaoundé (828 millions au titre du FED et 90 millions en prêts de la BEI). La grande zone de libre-échange, mise initialement en place entre les EAMA et la CEE, a éclaté en autant de zones de libre-échange qu’il y avait d’Etats associés, ceux-ci conservant la faculté d’accorder à des pays tiers des avantages analogues à ceux dont bénéficiait la Communauté ou encore de maintenir des restrictions contingentaires à l’importation justifiées par les besoins de leur développement ou l’équilibre de leur balance des paiements.

En évoluant, la politique d’association a su affirmer son originalité tout en étant réaliste ; c’est en ce sens que l’on peut dire qu’elle est intelligente. Car si l’intelligence consiste d’abord à comprendre – comprendre ce que veut l’autre, comprendre aussi ce que peut l’autre – alors on constate que l’association demeure le lieu de rencontre idéal entre les conceptions et les possibilités de la Communauté européenne, et les besoins raisonnables, les aspirations légitimes des pays africains.

C’est le réalisme qui a fait que, peu à peu, l’aventure de l’association est devenue une habitude. Il a fallu, pour cela, une dizaine d’années. Pour qu’une habitude devienne une politique, il faut simplement la conscience de cette habitude et la volonté de cette politique. L’une et l’autre n’ont pas manqué et nul ne peut douter aujourd’hui que la politique d’association ne soit un succès pour l’Afrique comme pour l’Europe.

Quelle preuve plus éclatante de réussite pourrait-on imaginer que celle qui nous a été administrée par le grand rassemblement de 55 pays d’Europe, d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique qui vient de s’achever à Bruxelles ?

Un fait politique majeur

Il s’agissait, rappelons-le la fois de renouveler la convention de Yaoundé et de définir les relations qu’entretiendraient avec l’Europe élargie les Etats du Commonwealth situés en Afrique, dans les Caraïbes ou dans le Pacifique et présentant des caractéristiques et structures économiques comparables à celles des EAMA. Ce jumelage des objectifs n’allait de soi : lors de l’adhésion du Royaume-Uni, la Communauté avait en effet, offert [2] à ces Etats du Commonwealth le choix entre trois formule : pour régler leurs relations avec l’Europe : négociation d’un simple accord commercial ou d’un accord d’association limité à certains domaines, ou une participation aux négociations pour le renouvellement de l’association de Yaoundé. Le fait qu’aucune des deux premières formules proposées n’ait été prise en considération et que tous les Etats concernés [3], accompagnés par les autres Etats indépendants d’Afrique auxquels les offres de la Communauté avaient été élargies, aient finalement participé à la négociation de Bruxelles a incontestablement constitué un fait politique majeur : confirmation était donnée que les préjugés nourris à l’encontre de l’association avaient vécu. Tant il est vrai que « le temps use l’erreur et polit la vérité », comme nous l’enseigne le duc de Lévis. Mais était-ce seulement affaire de temps ? L’Histoire aussi, je crois, avait balayé devant sa porte.

La rançon du succès, ce Sont les exigences qu’il fait naître, c’est l’importance nouvelle qu’il confère aux enjeux. Quels étaient donc les enjeux de la négociation qui s’est ouverte en juillet 1973 à Bruxelles ?

Pour l’Europe, l’enjeu était clair : il s’agissait d’assurer la poursuite de l’association qui était devenue une pierre maîtresse de sa politique d’aide au développement, c’est-à-dire de sa politique extérieure. Dans la période de léthargie que connaît actuellement la construction européenne, cette politique se singularise par son dynamisme : une régression en ce domaine aurait été lourde de conséquences pour l’ensemble de l’entreprise communautaire.

L’Afrique, de son côté, avait affirmé son unité en se présentant rassemblée à la table des négociations. Il lui restait à prouver que son unité et sa solidarité avec les pays des Caraïbes et du Pacifique pouvaient dépasser les unanimités ou les proclamations de principe, et résister à l’épreuve de négociations serrées sur des problèmes dont l’aridité technique allait se révéler d’autant plus redoutable qu’elle recouvrait parfois des divergences d’intérêts entre pays africains ou entre certains de ceux-ci et leurs alliés. De ce point de vue – et sans vouloir, céder à l’amalgame historique – je crois pouvoir dire qu’il était certainement plus facile de réussir la conférence de Bandoeng que de conclure positivement les négociations de Bruxelles.

Puisque j’ai cité Bandoeng, je pense qu’il faut également, pour bien apprécier les enjeux de cette négociation, rappeler le climat international qui s’est instauré peu de temps après son ouverture. En septembre 1973, se réunissait à Alger la conférence des pays non alignés. Quelque temps plus tard, les événements du Proche-Orient conduisaient les pays arabes à augmenter le prix du pétrole : celui-ci s’est trouvé brusquement multiplié par quatre, et « notre monde », celui que nous, pays industrialisés, avions ordonné, en a été littéralement bouleversé. Comme des ondes qui se déplacent autour d’une pierre frappant l’eau, les conséquences de cette décision des pays producteurs de pétrole ont atteint et frappé, tour à tour, les esprits, les économies et les pays. Les perspectives de la plupart des pays africains s’en sont trouvées encore assombries, alors que l’Europe était durement touchée dans sa prospérité.

Nous avons découvert que des notions qui nous paraissaient éternelles, que des rapports qui nous semblaient établis définitivement se trouvaient condamnés sans retour. Nous avons su que, comme l’a dit le Président Senghor au Club de Dakar, l’avenir ne pourra plus être la prolongation passive du passé.

 

La remise en cause

 

Il y a un peu plus d’un an, le président Houari Boumedienne me disait d’une voix calme, presque douce, mais sous laquelle on sentait comme un frémissement d’airain : « Vous autres Européens, et après vous les Américains, vous avez inventé une règle du jeu que vous avez appelé la loi de l’offre et de la demande. Elle a consisté à acheter, pendant des siècles, nos matières premières au prix le moins cher possible. Vous ne l’avez même pas fait méchamment, contre les producteurs de ces matières premières. Non, vous les avez ignorés purement et simplement parce qu’ils gênaient votre théorie et votre règle du jeu. Grâce à elles, vous avez bâti une économie prospère, réalisé un développement social vertigineux, et grâce aussi à votre génie créateur vous avez su mettre au point une technologie qui s’impose aujourd’hui au monde entier. Mais c’est en fixant au plus bas prix le travail et les richesses des autres que vous avez construit votre opulence, élevé le niveau de vie de vos ouvriers et de vos paysans, payé vos écoles et vos hôpitaux.

C’est en partie grâce à cette règle du jeu que l’Europe et l’Amérique ont réalisé des progrès aussi rapides et aussi spectaculaires. Pas seulement à cause d’elle : je ne sous-estime pas l’intelligence, l’imagination et la technique de l’Occident. Nous en avons besoin nous aussi.

Aujourd’hui, nous n’acceptons plus cette règle du jeu. Nous ne voulons pas, à notre tour et la tentation est grande pour certains vous imposer la nôtre. Nous désirons simplement élaborer avec vous, dans notre intérêt mutuel, une règle du jeu plus juste. Mais alors que jusqu’à présent nous n’avons jamais été ni écoutés, ni entendus, aujourd’hui nous commençons à être entendus. Demains nous serons peut-être – écoutés ».

Cette remise en cause des règles de l’ordre économique existant a rencontré un large écho dans les pays pauvres, même lorsque ceux-ci ne disposaient pas d’atouts comparables à ceux qui ont permis aux pays de l’OPEP d’imposer la revalorisation des ressources de leur sous-sol, c’est-à-dire de leur patrimoine. Par là, s’est trouvée renouvelée la cohésion politique d’un Tiers-Monde que l’on avait cru en miettes à la suite de la « .. crise » ; c’était oublier, ou ignorer, que la notion de Tiers-Monde repose non pas sur une coalition d’intérêts mais sur le besoin pour les pays pauvres de faire entendre leur voix. Depuis plus d’un an cette voix s’est effectivement fait entendre, et elle s’est notamment exprimée avec force en avril 1974 à la session extraordinaire de l’assemblée générale de l’ONU sur les matières premières, qui a vu se cristalliser l’opposition entre pays industriels et pays producteurs de matières premières. Cette atmosphère de confrontation ne pouvait manquer de retentir sur les négociations entre l’Europe et les pays ACP. De fait, c’est en vue de rechercher les voies d’un nouvel ordre économique international que les pays ACP décidaient à Kingston (juillet 1974) de poursuivre leurs négociations avec la Communauté.

On ne pouvait prétendre isoler les discussions de Bruxelles de leur contexte international ; on ne pouvait pas non plus en brusquer le rythme car celui-ci ne faisait que traduire l’importance des enjeux ainsi que l’extrême difficulté que recouvre la nécessité d’harmoniser les vues de 55 Etats sur des matières aussi complexes que diverses. Devant de telles contraintes, on pouvait se demander si. Ces négociations ne constituaient pas une entreprise trop ambitieuse, une espèce de gageure, tant elles semblaient défier le sens commun. . Mais le sens commun, ce n’est pas le bon sens. C’est cette paresse qui nous apprend, comme l’a noté Anatole France, « que la terre est fixe, que le soleil tourne autour et que les hommes qui vivent aux antipodes marchent la tête en bas ».

« Coopération ou confrontation » ! Le ministre ivoirien Diawara a clairement caractérisé l’alternative devant laquelle nous nous trouvions.

L’Europe et les 46 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ont, pour leur part, choisi ensemble le premier terme de l’alternative en concluant la Convention de Lomé. Cet accord a déjà été qualifié d’historique ou encore de révolutionnaire. Au-delà de l’emphase qu’autorise la célébration d’un événement longtemps attendu, je crois pouvoir dire, en effet, que la conclusion des négociations de Bruxelles, marque un moment important de la vie de la Communauté internationale

Le nouveau cadre

Quel est le nouveau cadre qu’offre la Convention de Lomé à la coopération euro-africaine ?

On retrouve dans les dispositions de de cet accord, avec des éléments nouveaux et des amendements, les trois volets de la politique d’association qui, traditionnellement, concernent les échanges, la coopération financière et technique et, enfin, les institutions.

Dans le domaine des échanges, la CEE garantit le libre accès de son marché à la quasi-totalité des produits des pays ACP. En ce qui concerne les produits agricoles, cette règle est absolue pour 84 % des exportations de ces pays ; le sucre, qui représente 12 % de ces exportations, bénéficie, quant à lui, d’un régime spécial. Un régime préférentiel est établi pour les autres produits agricoles (4 % de la valeur des exportations).

Le libre accès est également garanti aux produits industriels avec des rè­gles d’origine assez souples compor­tant, notamment, la reconnaissance par la Communauté du principe de l’origine cumulative, qui considère les ACP comme un ensemble unique. Ce régime des échanges n’est assorti d’aucune condition de réciprocité, les pays ACP étant seulement tenus d’ac­corder à la Communauté un traitement au moins aussi favorable que celui concédé à la nation la plus favorisée.

Enfin, sur le plan général, il est prévu que les problèmes des échanges internationaux feront l’objet de consultations mutuelles.

Ces dispositions, pour libérales qu’elles soient, ne pouvaient redonner au volet commercial de l’Association une vigueur qu’elle avait progressivement perdue au cours des précédentes conventions. Le système des préférences généralisées mis en œuvre vis-à-vis des pays du Tiers-Monde et l’abaissement général du tarif extérieur commun de l’Europe limitaient, en effet, dès le départ, la portée des avantages pouvant être consentis aux ACP dans le domaine des échanges. Aussi est-ce par d’autres moyens que la Convention de Lomé a cherché à garantir aux exportations des pays ACP une croissance substantielle et régulière. Le premier de ces moyens consiste en la création d’un mécanisme de stabilisation des recettes d’exportation de ces pays.

Cette idée est révolutionnaire sans être véritablement neuve. Il m’avait paru, dès 1959, qu’elle devait être une des obligations de la Communauté européenne à l’égard de l’Afrique [4], et la Commission, à l’initiative de F. Deniau, en avait fait, plus récemment, l’un des thèmes de ses propositions en vue des négociations pour le renouvellement de l’Association.

Les fluctuations imprévisibles des cours auxquels les producteurs africains sont obligés de vendre leurs récoltes n’ont jamais cessé d’être une hantise pour les hommes de gouvernement. Comment établir un budget, un programme d’équipement ou d’importations sur la base de recettes toujours incertaines ? Pour les paysans, désarmés et désemparés devant les évolutions mystérieuses du prix de leur sueur, décrétées par des divinités anonymes à New- York, Hambourg, Londres ou Le Havre, comment ne pas céder au découragement, puis au fatalisme qui sont les pires obstacles au développement ?

Le fameux cri libéral des pays riches : « laisser faire, laisser passer » a toujours retenti dans les pays sous-développés comme un diktat : « laissez-moi faire, laissez-moi passer ». Le grand jeu de la concurrence, ils ont pu en constater les méfaits, car, comme l’a écrit Jean-Paul Sartre dans « Le Diable et le Bon Dieu » : « lorsque les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent ».

Le mécanisme de stabilisation des recettes d’exportation qui est institué par la nouvelle Convention ouvre une brèche dans l’application de cette règle inhumaine : pour 12 produits de base [5], il garantit les pays producteurs contre les fluctuations des cours et les aléas de la production en leur assurant un certain revenu minimum. En cas de diminution de leurs recettes d’exportation vers la Communauté, les pays ACP peuvent demander à la Commission un transfert financier à prélever sur un fonds spécial doté, pour la durée de la convention, d’un montant de 375 millions d’unités de compte. Ces transferts donnent, en principe, lieu à remboursement, mais les pays les plus défavorisés, qui constituent la majorité de l’ensemble ACP (24 pays sur 46), en sont dispensés.

Démarche nouvelle

Cette mesure reste, bien entendu, partielle ; elle ne concerne, en effet, que certains produits, en provenance de certains pays, et ne garantit que des revenus nominaux. Mais elle est significative d’une démarche nouvelle dans le prolongement de laquelle se situe déjà l’accord sur le sucre.

Comme on le sait, la discussion du protocole sur le sucre a constitué un des éléments-clefs de la négociation. Aux termes de ce protocole, la Communauté prend l’engagement d’importer annuellement 1,4 million de tonnes de sucre à un prix minimum garanti qui sera négocié chaque année en tenant compte de l’évolution des conditions économiques générales. On aboutit en fait à un prix garanti indexé sur les prix intérieurs de la CEE. Les pays ACP, pour leur part, s’engagent à effectuer la livraison des quantités prévues, toute défaillance non justifiée d’un pays exportateur devant être sanctionnée par une réduction correspondante de son quota annuel. Garantie d’enlèvement, garantie de livraison, garantie d’un prix indexé : on trouve, dans les grandes lignes de l’accord sucre, les bases d’une organisation rationnelle et équitable des marchés des produits de base.

A côté de ces innovations que constituent le mécanisme de stabilisation des recettes d’exportation et le régime particulier au sucre, les dispositions relatives à la coopération financière et technique peuvent paraître comme l’élément de continuité de la politique d’association dans la nouvelle convention. C’est, en même temps, vrai et excessif. Il est vrai que notre coopération demeure telle que, ensemble, l’Europe et l’Afrique l’ont voulue, fondée à la fois sur le dialogue, sur une aide financière libérale dans ses conditions et souple dans ses modalités, et enfin, sur une exigence de qualité dans les prestations et les réalisations techniques.

Mais il serait excessif pour autant d’en conclure que rien ne va changer. J’ai souvent dit, et écrit, que le FED avait été créé comme un manteau d’Arlequin, voulant marquer par là, en toute modestie, tous les emprunts que nous avions faits aux autres organismes d’aide ou de financement dans ce qu’ils avaient de meilleur. C’est de là qu’est née l’originalité première du FED. Depuis lors, celui-ci s’est enrichi d’une expérience longue de 16 années qui lui a modelé une personnalité propre et a ouvert la voie à un approfondissement et à un élargissement du champ de la coopération financière et technique.

Le montant du nouveau Fonds s’élève à 3 milliards d’unités de compte [6], qui se décomposent en 75 millions au titre du Fonds de stabilisation des recettes d’exportation et 2.625 millions pour la coopération financière et technique. Au FED, s’ajoutent 390 millions d’u.c. sous forme de prêts sur les ressources propres de la BEI, ce qui porte l’aide financière totale accordée par la Communauté à 3.390 millions d’u.c.

En ce qui concerne l’aide du FED, elle conserve effectivement un caractère de libéralité très marqué. Sur les 2.625 millions d’u.c. prévus pour la coopération financière et technique, 2.100 sont accordés sous forme de subventions et 430 sous forme de prêts spéciaux comportant en fait un élément don de 80 % (durée 40 ans, taux d’intérêt 1 % et 10 ans de différé d’amortissement). Enfin, 95 millions d’u.c. sont réservés, sur le montant du FED, pour la formation de capitaux à risques.

Dans le cadre de la nouvelle convention, la mise en œuvre de la coopération financière et technique va être marquée par un accroissement des responsabilités des Etats ACP dans la programmation et l’instruction des projets ainsi que dans la gestion de l’aide : il s’agit là d’une évolution logique à travers laquelle le dialogue entre la Communauté et les Etats bénéficiaires se trouve rééquilibré et par là même, confirmé. Certaines lignes d’effort sont aussi tracées avec plus de précision : il en est ainsi de la coopération régionale, qui doit recevoir un soutien accru, et de l’aide aux pays les moins développés pour lesquels les mesures spéciales sont prévues. Enfin, l’aide communautaire va chercher à répondre de façon encore plus concrète aux besoins du développement, d’une part en apportant un concours spécifique aux petites et moyennes entreprises des ACP, d’autre part, en participant, à titre expérimental, au financement de microréalisations dans les collectivités de base notamment en milieu rural.

Si les concours prévus sous forme de capitaux à risques doivent permettre d’épauler, sur le plan financier les efforts d’industrialisation des pays ACP, il est clair que, dans ce dernier domaine, l’innovation importante réside dans la place particulière qui est réservée, dans la nouvelle convention à la coopération industrielle. Il s’agit notamment, sous ce titre, de rechercher l’établissement de nouvelles relations industrielles entre la Communauté et les Etats ACP et de faciliter le transfert des technologies. Ceci suppose que soient développées les capacités des Etats ACP en matière de recherche, de formation industrielle d’adaptation des technologies et de promotion commerciale sur les marchés extérieurs. Les différentes actions envisagées dans ce cadre, très large mais au contenu encore précis, seront orientées par un Comité de coopération industrielle assisté par un organisme permanent, le Centre de développement industriel.

Enfin, dans le domaine institutionnel, le cadre mis en place par la Convention de Yaoundé est maintenu dans ses structures essentielles. La nouvelle convention prévoit que la coopération entre la CEE et les ACP sera gérée en commun par des organes paritaires comprenant une conférence ministérielle, un comité des Ambassadeurs et une assemblée consultative composée de membres du Parlement européen et de représentants des pays ACP désignés par leurs gouvernements.

Une idée neuve

Telles sont, brièvement esquissées, les grandes lignes de cet accord conclu pour cinq années et qui prend le nom de convention de coopération. Bien que ce texte constitue l’expression la plus achevée de la politique d’association, ce dernier terme en est banni. Personnellement, je le regrette, mais cet effacement n’ajoute ni ne retranche rien au contenu de l’accord. Il y a longtemps que nous savons que le changement ne se mesure pas aux mots ; ceux-ci ne sont jamais que ce que les hommes en font : pour ma part, devant les tâches qui nous attendent, je pense, à l’instar de Saint-Just parlant du bonheur en Europe, que la coopération sera une idée neuve dans notre monde, si on veut la regarder avec des yeux neufs.

Une idée neuve, car la coopération que la Convention de Lomé établit entre les neuf pays de la Communauté européenne et les quarante-six Etats ACP ne constitue sans doute que le premier moment d’une évolution qui doit conduire à une transformation radicale des rapports entre pays industrialisés et pays en voie de développement.

La véritable portée de cette convention réside moins, en effet, dans les solutions qu’elle met en œuvre que dans les perspectives qu’elle ouvre : elle ne résout certes pas le problème de l’échange inégal entre les nations, mais elle tente d’en corriger les effets par la stabilisation des recettes d’exportation et en esquissant pour un produit – le sucre – une organisation plus équitable des marchés ; elle n’apporte pas non plus à l’Afrique toutes les ressources financières qui sont nécessaires à son développement, mais l’aide communautaire demeure substantielle et elle est assortie d’une libéralité telle qu’elle constitue un modèle pour toute coopération soucieuse de ne pas se renier ; enfin, elle n’impose pas cette nouvelle division internationale du travail qu’appellent de leurs vœux les pays du Tiers-Monde, mais elle cherche à la favoriser en raffinant ses moyens d’intervention financière et en prévoyant une coopération industrielle destinée à promouvoir de nouvelles relations industrielles entre l’Europe et les ACP.

Dans tous ces domaines, la Convention de Lomé a donc posé des actes et c’est en cela qu’elle est exemplaire, car ces actes reflètent sans ambiguïté la prise de conscience par l’Europe des changements qu’implique nécessairement la solution des problèmes du Tiers-Monde. Tel est, à mon avis, le fait majeur qui ressort de ces négociations de Bruxelles dont on pourrait dire qu’elles ont été l’occasion pour les pays en voie de développement de pratiquer, à l’égard de l’Europe, une nouvelle maïeutique. De ce long dialogue entre le dénuement et la prospérité, entre la revendication et la puissance, la coopération sort approfondie et élargie. Elle s’est imposée comme une nécessité, mais elle redevient une aventure car elle concerne désormais un demi-milliard d’hommes.

La crise que nous traversons a fait sortir les problèmes du sous-développement des banlieues de l’Histoire. Chacun sait maintenant, plus ou moins confusément, que l’inégalité entre les nations caractérise, en fait, un monde désarticulé et par là même sous-développé, un monde en péril.

C’est pourquoi je pense que les négociations de Bruxelles feront école, et que la Convention de Lomé, par la façon dont elle va remodeler tout particulièrement la coopération entre l’Europe et l’Afrique, constitue une étape importante dans ce que j’appellerai, avec Paul Eluard, « le long effort des hommes vers leur cohésion ».

 

[1] L’unité de compte (en abréviation : u.c.) équivalant au dollar des Etats-Unis, avant les bouleversements monétaires de ces dernières années.

[2] Protocole no 22 annexé au Traité d’adhésion.

[3] L’Ile Maurice, Pour sa part, avait choisi d’adhérer purement et simplement à la 2e convention de Yaoundé sans attendre que soit négocié le renouvellement de celle-ci.

[4] « Une tâche d’avenir pour la Communauté Economique Européenne : assurer à ses fournisseurs du Tiers-Monde des débouchés stables ». (Le Monde du 18 et 19 Octobre 1959).

[5] Arachides, cacao, café, coton, coco, palmiers et Palmistes, cuirs et peaux, produits du bois, bananes, thé, sisal brut, minerai de fer.

[6] L’unité de compte étant, dans le cadre de la nouvelle convention, définie par rapport au D.T.S. : 1 u.c. = 1 D.T.S., c’est-à-dire environ 1,2 US $.