LOGIQUE D’UNE PHILOSOPHIE : LES ACCORDS FRANCO-SENEGALAIS
Ethiopiques numéro 2
Revue socialiste
de culture négro-africaine
avril 1975
C’est en décembre 1973 que le Sénégal a décidé de réviser les accords de coopération qu’au lendemain de l’indépendance, notre pays, à l’instar de la plupart des jeunes Etats africains, avait signé avec la France dans les domaines les plus divers. Il s’agissait, pour le Sénégal, décidé à forger lui-même son destin, de s’appuyer, dans ses premiers pas, sur un pays autrefois maître, mais devenu ami à la suite d’une histoire longue et agitée, succession entremêlée de luttes, d’amitié, de brouilles, de réconciliation, etc.… d’où est finalement née une grande estime réciproque. La France s’était engagée avec nous, dans une coopération s’inscrivant dans le processus de développement accéléré du monde, et profitable aux deux parties. Cet engagement était d’autant plus acceptable que le Sénégal avait accédé à la souveraineté internationale sans conflits ni tensions graves. Aussi, est-ce dans un climat de paix et de confiance mutuelle que les accords de 1960 avaient été signés, dans un esprit tendant à faire des deux pays des partenaires privilégiés en matière de coopération politique, économique, culturelle et militaire.
Mais, ces liens, comme toute construction humaine, devaient subir l’usure du temps, car bien des réalités ont changé entre 1960 et 1974. Certains aspects de cette coopération étaient, en effet, devenus désuets et nécessitaient impérieusement des modifications. Il est évident qu’au fur et à mesure que notre jeune administration se consolidait, que nos cadres se formaient et que notre économie se réorientait, le besoin se précisait de prendre en mains, effectivement, et de plus en plus complètement, les postes de commande de tous les secteurs de la vie nationale, tandis que, dans le même temps, à l’extérieur, se diversifiait l’éventail de nos partenaires techniques, économiques et culturels. Dès lors, notre pays se devait de s’engager dans le courant des nécessaires transformations modernes et revoir ses relations avec l’ancienne métropole.
Cependant, les dirigeants sénégalais, écartant délibérément les slogans tapageurs ou inutilement agressifs, ont voulu placer la révision des accords de coopération avec la France dans le cadre d’un dialogue franc et constructif, méthode que le Sénégal considéré non seulement comme plus africaine, mais encore et surtout plus efficace. En vérité, cette attitude sénégalaise, qui trouve sa source au plus profond des valeurs culturelles négro-africaines, est ancienne, et, pour les deux premières décennies de l’indépendance, l’histoire retiendra sûrement, comme caractéristique essentielle de la période au Sénégal, la confiance absolue dans les vertus du dialogue.
En effet, consciente de la fragilité des constructions sans fondements solides, les dirigeants sénégalais ont compris que la bataille du développement, dans laquelle ils ont décidé de s’engager sans réserve, ne pouvait avoir de résultats positifs durables que si elle prenait racine, profondément, dans les valeurs de civilisation élaborées par leur peuple, comme étant les meilleures, celles qui peuvent lui permettre de s’épanouir pleinement, de choisir valablement et d’assimiler. Ces valeurs de civilisation, précisons-le tout de suite, si elles s’illustrent par les oeuvres (techniques, artistiques, philosophiques, etc…), se définissent moins par celles-ci que par l’humanisme qui les sous-tend et les anime, et que Senghor désigne sous le terme de « négritude ». Point n’est besoin de reprendre ici la querelle sur ce mot, querelle bien vaine, et qui, en vérité, comme le disent Senghor et les intellectuels qui développent sa pensée, n’est que diversion, car l’essentiel c’est non pas le terme (négritude, mélanité, african personality, etc.…) mais la réalité qu’il cherche à désigner. Cette réalité, il est nécessaire de la percevoir clairement si l’on veut bien suivre la logique de la pensée et de l’action des dirigeants sénégalais, et ainsi mieux saisir l’esprit et la lettre des nouveaux accords franco-sénégalais de coopération.
Négritude et dialogue
La négritude, c’est, dit le président Senghor, « l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres ». Malgré ce mot qui, il faut l’avouer, s’appuie fortement sur la race, il n’y a point le racisme, mais simple constatation élémentaire que les hommes, dans quelque cadre naturel qu’ils se trouvent, sont toujours, animés du même instinct de conservation qui les pousse à la production des biens matériels nécessaires à leurs besoins animaux, mais aussi de biens destinés à la satisfaction de l’esprit, de la sensibilité et de l’équilibre psychique et moral.
Cependant, les techniques utilisées pour cette production de biens portent la marque de la spécificité des milieux géographiques auxquels elles s’appliquent, si bien que, dans des cadres naturels semblables, s’agissant de résoudre des problèmes analogues, ces techniques sont, à des degrés divers, apparentées. Or de la lutte pour la production naissent des traditions qui deviennent vite, au cours d’expériences complexes que consolide la marque du temps, des règles communes de vie. Ainsi se crée un capital où techniques de production, biens de consommation, institutions, histoire, œuvres artistiques et philosophiques, etc.… sont liés les uns aux autres pour constituer un patrimoine commun, vivant et se transformant avec le groupe humain qui l’a créé pour son développement.
Ainsi, s’est fait l’homme noir dans les milieux biologiques chauds et humides, qui ont été les siens depuis qu’après les glaciations, les barbares décolorés par les glaces du nord, se ruant vers le sud à la recherche de soleil et d’une vie plus démente, l’ont refoulé dans la zone intertropicale. Dans ces milieux où la vie est possible tout au long de l’année, sans accumulation indispensable de réserves alimentaires, interrogations et réponses continuelles sont, nous le verrons, le style de rapports que l’homme a sélectionné comme outil essentiel pour vivre et s’épanouir, en maintenant autour de lui un équilibre toujours vivant.
Loin de nous, l’idée de verser dans un déterminisme linéaire simplificateur, faisant dépendre l’homme et ses œuvres uniquement des milieux géographiques. Il est bien connu que l’homme, les milieux et les œuvres réagissent les uns sur les autres, par un processus dialectique, d’où résultent les civilisations. Mais, on conçoit aisément qu’il puisse exister – et il existe – des civilisations de pays froids aux préoccupations et aux techniques apparentées, des civilisations de pays chauds et secs, des civilisations de régions chaudes et humides, des civilisations orientées vers la mer, etc… Rien d’étonnant donc que l’Afrique intertropicale porte des civilisations apparentées. Et si les peuples de cette région sont tous noirs – comme par hasard – et si tous les peuples noirs – comme par hasard -habitent la zone intertropicale, pourquoi leurs civilisations apparentées ne pourraient-elles pas être désignées par un terme caractérisant leur manière d’être – par exemple « négritude ». Il n’y a là rien qui s’oppose à l’africanité, qui englobe, en même temps que la négro-africanité – ou négritude africaine -d’autres civilisations, comme l’arabité, également enracinées en Afrique, le tout formant, cependant, en raison de contacts et échanges divers, un même grand ensemble géopolitico-culturel.
Une étude plus approfondie de nos civilisations dira un jour comment les techniques traditionnelles de production, adaptées aux données du milieu naturel, contribuent également à la formation des superstructures des sociétés négro-africaines. Une telle étude fera aussi apparaître, sans nul doute, comment les biens de consommation, eux-mêmes, contribuent à l’humanisme négro-africain et comment cet humanisme réagit, en retour, sur les rapports de production. Un vaste champ d’études est ainsi ouvert aux jeunes chercheurs africains.
Mais, d’ores et déjà, dans le domaine de l’art où nos connaissances sont moins sommaires, il est possible d’apercevoir, à travers la richesse des œuvres, l’originalité de la pensée du monde négro-africain. Il est incontestable, en effet, que « l’art nègre » désigne une réalité profonde qui dépasse la simple singularité des œuvres artistiques nègres, et qui contient, on le sait, toute une conception originale du monde. Qu’il s’agisse d’œuvres plastiques, de musique, de danse ou de littérature, une seule clef permet de comprendre : le rythme. Il ne se fera qu’un jugement formel, évidemment erroné, ou dans le meilleur des cas incomplet, celui-là qui cherche, dans la mélodie, le fil conducteur de la musique négro-africaine, la symétrie et l’harmonie dans la sculpture nègre, la rime dans la poésie négro-africaine. Le rythme domine tout dans l’art nègre : la mélodie, la symétrie, la fidélité des formes, etc.…, tout devient secondaire, simple complément de l’essentiel qui est le rythme. Pas un rythme à répétition simple, mais un rythme asymétrique comme dans la nature. Car, pour l’Africain intertropical, les formes symétriques, de même que le cercle, le carré et autres figures géométriques, n’existent pas dans la nature, les deux moitiés d’un homme ne sont pas absolument identiques, l’œuf n’a pas la forme de l’ellipse, la terre n’est pas sphérique, etc… C’est par juxtaposition rythmée de formes et d’éléments dissemblables que se présente et s’exprime la nature, si bien qu’elle ne peut être réellement saisie par le sujet observateur tout entier – et non pas seulement par son esprit – que globalement. La vérité de l’œuvre d’art négro-africaine est donc, non pas dans la fidélité à la réalité formelle, mais dans l’expression du rythme profond qui anime celle-ci, c’est-à-dire des relations internes qui en font un tout cohérent. De cette vérité dépendra, en retour, la valeur sociale de l’œuvre d’art, valeur sacrée ou efficacité profane, servant de toute façon d’outil pour l’action, au bénéfice de la vie. Ainsi s’établit, entre l’œuvre et son objet, un rapport dialectique créateur, qu’il faut comprendre comme une interaction entre l’interrogation et la réponse, créant une réalité nouvelle qui devient, à son tour interrogation, amorce d’un enrichissement continu, source de progrès. Oui, les civilisations négro-africaines enseignent que plier brutalement la nature à la volonté de l’homme, loin de résoudre le problème du bonheur, crée plutôt un processus infernal de satisfactions et de besoins qui, à la limite, peut détruire la vie. Aussi, dans ces civilisations négro-africaines, pour lesquelles le bonheur de l’homme se trouve moins dans la possession de quantités de biens que dans la faiblesse du rapport entre besoin et satisfaction, le cadre naturel constitue une ambiance favorable dont les rapports avec l’homme doivent être de même nature que ceux de l’embryon dans le milieu qui l’entoure : ce sont des échanges équilibrés qui entretiennent l’ensemble du système vivant par une certaine forme de dialogue. Ainsi se trouve ontologiquement fondé le dialogue.
Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’une méthode d’approche fondamentale que les hommes des civilisations négro-africaines ont adoptée comme instrument essentiel pour résoudre tous les problèmes de la vie, y compris les rapports entre les hommes.
Certes, la production pour la subsistance étant la préoccupation première et fondamentale de l’homme, celle-ci intervient forcement avec l’environnement physique et humain. Dès lors, nul doute que des rapports de production orientent l’organisation des sociétés humaines. On peut ainsi, dans l’analyse de nos anciennes sociétés négro-africaines, découvrir des classes où des couches sociales dans les rapports desquelles apparaissent des formes incontestables d’exploitation de l’homme par l’homme et parfois même des liens de maîtres à esclaves. Mais, il est bien certain que ces types de rapports n’étaient pas les seuls : il en existait d’autres qu’il faudra bien étudier un jour afin d’en mesurer la force sociale. Il convient, en effet, de se demander comment des rapports d’exploitation ou de maîtres à esclaves ont pu demeurer stables, parfois très longtemps, alors que, contrairement à ce qui se passait dans beaucoup de pays d’Europe et d’Asie, les appareils d’Etat des sociétés négro-africaines étaient, en temps ordinaires, insignifiants ; car il est bien vrai que dans la plupart des civilisations négro-africaines, l’Etat ne disposait ni d’années, ni de polices permanentes, en cas de guerre, tous les hommes valides prenant les armes, au besoin, pour la défense collective. Ces faits, qu’il importera de préciser, laissent croire que les relations des groupes socio-professionnels de nos sociétés négro-africaines n’étaient pas seulement des relations d’antagonisme ou de compétition et que les superstructures sociales y jouaient un rôle important. Il semble en tout cas, en première approximation, que, dans ces sociétés, c’est le même type de rapports, privilégié dans la lutte pour la subsistance matérielle, c’est-à-dire le dialogue créateur, qui régissait également les relations humaines, masquant ainsi plus ou moins les tensions sociales. Il est remarquable, en effet, de constater que la définition et la revendication des droits qui régissent beaucoup de sociétés humaines, et qui développent l’individualisme et l’instinct d’agressivité, n’ont pas cours dans les civilisations négro-africaines. Celles-ci, par le fait que l’individu n’y trouve place que dans l’accomplissement de son devoir social, ses droits découlant des devoirs que les autres ont impérativement à son égard, facilitent, au contraire, l’éclosion du sens communautaire. Et l’objet, presque exclusif, des conflits individuels ou collectifs, était le non accomplissement d’un devoir envers autrui. Ces conflits ne constituaient d’ailleurs qu’une phase brève entre deux dialogues des hommes, de leurs puissances occultes protectrices et de la nature qui les contenait : la guerre se terminait, en effet, non pas toujours par une victoire ou une défaite, mais, le plus souvent, par un dialogue aboutissant au compromis considéré comme la meilleure solution des problèmes humains, l’homme lui-même apparaissant, à chaque instant de sa vie, comme un compromis provisoire entre les contradictions qui l’habitent.
Telle est la base d’appui des dirigeants sénégalais dans leur pensée et leur action politique. Certes, ils savent, par expérience, que la puissance des techniques modernes tend à imposer partout la loi de la force, sur la nature, dans les relations humaines et sur les conceptions philosophiques. Ils savent aussi que « développement » tend à remplacer « bonheur » dans l’esprit des hommes – de tous les hommes. Mais, c’est précisément dans ce contexte, où joue souvent la loi du plus fort, que les dirigeants estiment que le plus fort n’est ni le plus violent, ni le plus puissant, mais le plus efficace, et qu’à cet égard, le dialogue est l’arme la plus efficace.
Dialogue et politique
Cette attitude des dirigeants sénégalais se manifeste, à l’instar du pays, par l’application constante de la méthode du dialogue ; il en est ainsi, par exemple, dans les rapports entre les partis politiques, où cette méthode a abouti à des résultats positifs, se définissant par des unifications successives, toujours provisoires, il est vrai, mais servant chaque fois de tremplin pour un nouveau bond en avant. Ainsi, en 1956, le Bloc démocratique sénégalais (B.D.S.), l’Union démocratique sénégalaise (U.D.S.) et une aile du Parti socialiste sénégalais, ont fusionné pour former le Bloc populaire sénégalais (B.P.S.). En 1959, ce nouveau mouvement fusionnait avec le Parti socialiste pour former l’Union progressiste sénégalaise (UPS) alors que venait de naître, un an auparavant, le Parti du Regroupement africain du Sénégal (PRA-Sénégal) qui, à son tour, se mettra d’accord avec l’U.P.S. en 1966, à la suite d’un long dialogue. En 1967, c’est une partie du mouvement de Cheikh Anta Diop qui rejoindra l’U.P.S. Mais l’été dernier, un parti dit « de contribution » ou de dialogue, le Parti démocratique sénégalais, est né, face au grand parti unifié de l’U.P.S.
Par ailleurs, toujours à l’intérieur, on peut noter, dans le domaine économique, l’établissement d’« un Comité de dialogue » chargé, non seulement de faciliter la participation des entreprises privées à la réalisation des objectifs fixés par le Parti et le Gouvernement, mais encore de permettre, sans heurts inutiles, l’accession des nationaux sénégalais aux postes de maîtrise et de direction de ces entreprises.
Enfin, au plan social, la formule dite de la participation responsable », associant les syndicats aux responsabilités du Parti, du législatif et de l’exécutif, à tous les niveaux, de même que l’encouragement des hommes d’affaires sénégalais à se regrouper dans l’organisme désigné sous le nom de Groupement économique sénégalais (G.E.S.) pour la gestion des Chambres de Commerce et d’industrie, réalisent au Sénégal des structures de dialogue permanent.
Au plan des relations extérieures, la méthode du dialogue est un outil essentiel de la diplomatie sénégalaise. En Afrique, où se construit l’unité africaine, elle est facilitée par le consensus réalisé autour d’elle. Dans les rapports avec les pays développés, la lutte contre l’impérialisme qui freine le développement de nos pays étant une nécessité comprise de tous, l’essentiel est de trouver une arme efficace, une arme capable de tuer le mal sans tuer en même temps le sujet. A ce niveau, appréciation et choix différent, aboutissant à des méthodes d’approche différentes. Le Sénégal, pour sa part, s’en tient au dialogue franc et constructif, utilisé sans préjugés ni complexes, conscient qu’il est de la force de son enracinement dans ses valeurs propres, et surtout, sans concession lâche au vent d’agressivité que certains cherchent à présenter à l’extérieur comme le signe d’une grande révolution, même si à l’intérieur leurs peuples sont soumis à une oppression inhumaine. Le Sénégal n’a jamais eu besoin ni d’une couverture pour sa politique intérieure, ni d’une diversion pour orienter son opinion publique contre un ennemi extérieur souvent imaginaire, pour masquer des difficultés auxquelles on ne trouve pas de solutions immédiates satisfaisantes. On connaît le courage et la combativité des Sénégalais lorsqu’il faut combattre, et ils ont prouvé plus d’une fois leur capacité de vaincre par les armes. Mais ils ont toujours présent à l’esprit ce proverbe mandingue qui dit que le fusil chargé et celui qui le tient sont également fous. Aussi, le Sénégal préfère-t-il prouver son courage, non dans la vitupération, qui ne tue ni ne trompe personne, mais s’attaquer concrètement, à l’intérieur comme à l’extérieur, aux vrais problèmes pour essayer de leur trouver, par la méthode du dialogue à l’africaine, les meilleures solutions, compte tenu des moyens dont il dispose réellement. Aussi, dans la révision des accords de coopération qui le liaient à la France, le Sénégal est-il resté fidèle à lui-même dans cette voie, d’autant que le partenaire français s’est montré particulièrement ouvert aux réalités nouvelles.
Les nouveaux accords franco-sénégalais
Commencées le 8 janvier 1974, ces négociations se sont déroulées en quatre phases se tenant alternativement à Dakar et à Paris, et se sont terminées à Paris le 29 mars 1974 avec la signature des nouveaux accords par les ministres des Affaires étrangères des deux pays. Elles furent surtout marquées par la compréhension mutuelle, malgré la volonté bien légitime de chaque partie de préserver ses intérêts. Les résultats obtenus ont satisfait le peuple sénégalais, bien décidé à s’y appuyer pour faire un nouveau pas en avant. Ils concernent à la fois les domaines politiques, économiques, culturels et militaires.
S’agissant du domaine politique, fort délicat, parce que constituant le principal attribut de la souveraineté d’un Etat, l’objectif était d’aboutir à des accords reflétant la volonté d’égalité et d’indépendance des deux parties. Dans ce cadre, deux accords ont été signés :
– Un traité d’amitié et de coopération,
– un accord de coopération en matière de représentation diplomatique.
Concernant le traité, outre le fait qu’il affirme l’amitié et la continuité de la coopération franco-sénégalaise, il institue un mécanisme régulateur des relations franco-sénégalaises, par la création d’une Grande Commission mixte, sous l’égide de laquelle sont désormais placés les comités spécialisés, et qui a pour rôle d’examiner les problèmes qui se posent à la coopération franco-sénégalaise ainsi que d’introduire des mesures susceptibles de les développer.
Au plan diplomatique et consulaire, la révision des accords a surtout consisté à mettre fin à un traitement préférentiel accordé par le Sénégal aux représentants de la France, et à réaménager, dans ce secteur, certains aspects de la coopération qui ne répondaient plus aux besoins du Sénégal.
Ainsi, la suppression de l’exercice automatique du décanat du Corps diplomatique par le représentant de la France qui, désormais, prendra rang dans le Corps, conformément à la pratique Internationale, en constitue une première illustration, tandis que l’accord des deux parties stipulant que la France ne représentera le Sénégal dans les pays et auprès des organismes internationaux où il n’a pas de représentation, qu’à la demande de ce dernier, en constitue une seconde illustration.
S’agissant du domaine économique, au lendemain de notre indépendance, la France était, on s’en souvient, le principal partenaire du Sénégal, c’est-à-dire le pays avec lequel le Sénégal avait les liens commerciaux et monétaires les plus étroits. C’était aussi le pays dont les intérêts économiques au Sénégal étaient les plus nombreux et les plus importants ce qui, du reste, était valable pour tous les anciens territoires colonisés à l’égard de leurs anciennes métropoles. Cet état de fait devait cependant subir des modifications engendrées par le processus de notre développement économique.
En effet, l’appartenance du Sénégal à certains grands ensembles sous-région aux (OMVS, CEAO et CEE), jointe à la politique de diversification commerciale du gouvernement, a diminué progressivement la primauté de la France dans l’ensemble de notre économie. Ainsi, alors qu’en 1960 les exportations sénégalaises se dirigeaient presque entièrement vers la France, tandis que pratiquement toutes les importations en provenaient, en 1973, la France ne s’inscrivait que pour 47 %aux exportations et 46% aux importations.
Par ailleurs, la politique de promotion des hommes d’affaires sénégalais, politique jugée nécessaire par le gouvernement afin de favoriser leur intégration dans le circuit de l’économie nationale, nécessitait l’aménagement des accords de 1960, afin de les adapter à cette nouvelle orientation.
Sur ce plan, la révision des accords tendait à apporter des modifications susceptibles de les harmoniser avec les besoins nouveaux de l’économie et de mieux préserver nos intérêts. Mais le dialogue suppose des concessions réciproques pour avancer et résoudre les problèmes poses à la satisfaction des deux parties. C’est ainsi que, tout en mettant fin à un certain nombre de privilèges accordés à la France, les nouveaux accords ont su maintenir l’essentiel des liens de coopération entre nos deux pays dans le domaine de la coopération économique, monétaire et financière. A cet égard, l’innovation a surtout porté sur des points comme la redéfinition du rôle du représentant du FAC au sein de la commission des marchés, l’abandon du traitement préférentiel réservé à la France au profit du régime prévu par la Convention d’Association CEE/ EAMA, dans le domaine commercial.
Dans le même ordre d’idées, quatre conventions, relatives au trésor et à la douane, ont été signées, leur dénominateur commun étant le recouvrement dit « force » des sommes dues à l’Etat sénégalais par des ressortissants français ayant quitté le Sénégal. A ce propos, des dispositions existaient déjà dans la Convention précédente pour régler la question, mais leur application n’ayant pas été jugée satisfaisante par la partie sénégalaise, des dispositions nouvelles ont été introduites dans le cadre de la nouvelle Convention fiscale qui comprend plusieurs volets :
– l’acceptation par la partie française de l’imposition des immeubles donnés en location par des sociétés ayant cessé toute activité au Sénégal ; la répartition des frais de siège des sociétés, non plus unilatéralement par ces sociétés, mais conformément à la législation de l’Etat de résidence ; en ce qui concerne le recouvrement force proprement dit des créances, vise ci-dessus, il a été convenu que le Sénégal communiquera, tous les six mois, à la France, avec obligation pour celle-ci de répondre, la situation des créances dues.
Il faut ajouter, toujours dans le domaine économique, un certain nombre d’accords régissant le transfert au Sénégal de la propriété de tous les terrains et immeubles immatricules au nom de l’Etat français à la date du 18 septembre 1962, y compris les biens de l’ASECNA et à l’exclusion des biens acquis par la France depuis le 22 juin 1960, c’est-à-dire depuis l’indépendance.
Passant au domaine social, où l’ancienneté des liens, les traditions et les habitudes rendaient difficiles toute remise en cause brutale, il fallait néanmoins tenir compte de la nécessité de placer la coopération sur une base égalitaire.
A cet égard, concernant la circulation des personnes, le Sénégal, porte du continent noir, terre de rencontre, d’accueil et de symbiose, comme le dit si bien le président Senghor, ne saurait mener une politique visant à freiner systématiquement la libre circulation des personnes qui ne soit en contradiction avec ses options. Toutefois, ce flux devait être organisé, compte-tenu des intérêts des parties et conformément à leur désir de placer leur coopération sur une base égalitaire. Aussi, certaines facilités ont-elles été maintenues (dispensé de visa), tandis que les conditions de séjour sont devenues moins libérales, autorisation de séjour au-delà de trois mois).
Quant à la Convention d’établissement, la révision a surtout consacré la suppression du régime d’assimilation entre les ressortissants des deux pays, sauf en ce qui concerne le bénéfice du régime de sécurité sociale. Désormais, il est nécessaire d’avoir une autorisation pour s’établir dans l’un ou l’autre pays (il y a environ 25 000 Français au Sénégal et 50.000 Sénégalais en France, mais le poids économique des deux groupes n’est pas comparable).
Par ailleurs, le libre accès aux activités professionnelles, pour les ressortissants de l’un des Etats contractants, établis sur le territoire de l’autre, est contrebalancé par les mesures de sauvegarde qui pourraient être imposées par la situation économique ou sociale des pays de résidence.
La coopération culturelle n’a pas été moins rénovée. L’université de Dakar, dont la réforme par les autorités sénégalaises a commencé en 1969, a acquis son indépendance à l’égard du système d’éducation français depuis l’Accord de Février 1970. En 1974, elle a confirmé son statut d’université totalement sénégalaise et son orientation africaine, dans un accord général de coopération qui n’insiste particulièrement que sur l’assistance, encore nécessaire, en personnel scientifique et sur les moyens de réaliser la décision sénégalaise du maintien du niveau international des études.
D’autre part, la situation du personnel de l’assistance technique française, exerçant au Sénégal, a été rationalisée : alors que ce personnel relevait autrefois de statuts très divers, désormais un texte unique régit tous les assistants techniques mis à la disposition du Sénégal. Ce texte prévoit :
– la mise à la disposition, pour une durée de deux ans, avec possibilité de prolongation, pour une période maximale de six mois ou de réduction pour des raisons exceptionnelles ;
– une contribution forfaitaire uniforme de 55.000 francs CFA à verser par le gouvernement sénégalais, au titre de la rémunération de chaque membre du personnel, un taux spécial étant cependant prévu pour le personnel mis à la disposition des établissements bénéficiant d’une autonomie ;
– la fourniture, par le Sénégal, d’un logement convenable à chaque coopérant.
S’agissant de la coopération en matière de formation, la France accepte de continuer à admettre des étudiants sénégalais dans ses établissements et à leur accorder des bourses, le Sénégal devant cependant supporter une partie des dépenses autrefois entièrement à la charge du gouvernement français.
Enfin, le secteur de la coopération militaire a été abordé et les anciens accords ont également fait l’objet de modifications sérieuses. Deux nouveaux accords sont particulièrement significatifs : le premier, intitulé « protocole de financement du plan septennal d’équipement militaire des forces sénégalaises », traite essentiellement de la coopération militaire entre la France et le Sénégal, tandis que le second, qui porte le nom de « Convention relative aux facilitations militaires accordées par le Sénégal à la France », régit le stationnement des troupes françaises à Dakar.
S’agissant du premier accord, il fixe le programme d’aide que la France s’engage à accorder au Sénégal afin de lui permettre de renforcer l’équipement de ses forces armées. A cet effet, il est prévu un plan de livraison de matériel s’étalant sur sept ans, ainsi qu’un plan de formation du personnel nécessaire.
Le second accord, qui traite du transfert, à la République du Sénégal, des installations militaires françaises, indique, en contrepartie du programme d’équipement, les facilitations accordées à la France par le Sénégal, en particulier le bénéfice d’un stationnement autorisé pour quelques centaines de soldats français. Ces facilitations excluent cependant toute possibilité de transit en territoire sénégalais d’unités militaires françaises constituées. Quant aux matériels et approvisionnements importés, il a été dressé une liste des produits qui, en aucun cas, ne pourront bénéficier de l’admission en franchise, tandis que, pour d’autres, l’autorisation préalable du ministère des Finances, après avis de l’état-major des forces armées sénégalaises, est exigée.
Pour compléter les données relatives à la révision des accords dans le domaine militaire, on doit mentionner la Convention sur l’évolution de à la Direction des constructions des armes navales (DCAN) qui prévoit la transformation de l’Arsenal en un organisme mixte, à caractère industriel et commercial, pour continuer à assurer sa rentabilité. Mais, pour permettre au gouvernement sénégalais d’assurer la relève, dans de bonnes conditions, il a été institué une commission bipartite, tandis qu’un homologue sénégalais sera désigné auprès du directeur de la DCAN.
Tels sont les aspects des nouveaux accords de coopération franco-sénégalais, signés le 29 mars 1974. Ils sont le fruit d’un dialogue ouvert entre les deux pays qui se sont déclarés, à l’issue de la cérémonie de signature, dans une conférence de presse commune particulièrement détendue, très satisfaits du résultat des négociations. Notre pays avait, en effet, dès la phase préparatoire, saisi toute l’importance de cette étape de son histoire et il leur a, en toute lucidité, accordé leurs dimensions véritables, en considérant ces négociations comme un test de maturité, dans la mesure où elles devaient concilier à la fois sa volonté d’affirmer sa souveraineté, dans tous les secteurs de la vie nationale, avec la poursuite d’une coopération égalitaire dans ses principes et amicale dans ses formes. Elles ont donc prouvé la capacité du Sénégal à manier, utilement, l’outil du dialogue dans une tranche confrontation d’idées entre pays amis, sans restriction mentale aucune.
Ainsi, notre pays, loin de se laisser prendre dans le tourbillon de la mode révisionniste, a, en pleine conscience, mis l’accent sur les vrais problèmes, en se gardant de céder à la tentation d’en créer là où il n’en existe pas. Il lui a été facile, tout en mettant l’accent sur l’amitié franco-sénégalaise, d’insister sur ses relations fraternelles et privilégiées avec ses voisins africains, ainsi que sur la nécessité qu’il ressent de renforcer les rapports nouveaux d’amitié et de coopération tisses avec d’autres peuples, à travers le monde.
C’est donc avec conscience et assurance que le Sénégal a ouvert une nouvelle page de son histoire, une confiance et une assurance qu’il puise dans la conscience qu’il a de la souveraineté et de la vitalité de ses valeurs de civilisation. Il est ainsi sorti renforcé de ces négociations avec la France et donne rendez-vous, à l’étape du développement, à ceux qui doutent que la vraie culture conditionnelle développement avant d’en être le but suprême.