Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Développement et sociétés

LA COMMUNAUTE ECONOMIQUES DES ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST

Ethiopiques numéro 53

revue semestrielle

de culture négro-africaine

1er semestre 1991

Hommage à Senghor

Forum d’Asilah (Maroc)

LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST [1]

Monsieur le Président,

Mes chers Confrères,

En son temps, j’ai appris, avec plaisir, que nous tiendrions notre présente session à Madrid. C’est, d’abord, que la péninsule ibérique a joué et continue de jouer un grand rôle dans la Civilisation de l’Universel, qui s’élabore en cette fin du XX6 siècle. Je songe, en particulier, au rôle de l’Amérique latine, sans oublier celui des Ibères au néolithique.

Or donc, nous allons discuter, pendant trois jours, « des similitudes indispensables entre Pays voulant fonder des Ensembles régionaux ». Avant d’aborder le thème précis que j’ai choisi de traiter, « La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’0uest ». Je voudrais souligner les liens ethniques et culturels qui lient, entre eux, les peuples d’Afrique. En effet, trop de prétendus conflits de races, de civilisations, de religions naissent et se développent entre nous, quand tout nous unit, et pour l’honneur de l’Afrique.

Il y a, d’abord, que l’homme a surgi de l’animal en Afrique et que ce continent est resté aux avant-postes de la civilisation jusqu’à l’invention de la première écriture par les Egyptiens.

Il y a, ensuite, qu’en Afrique, comme nous le disait le professeur Paul Rivet, fondateur du Musée de l’Homme, la division n’est pas entre Blancs et Noirs, mais entre les grands et les petits Africains. Les premiers, qui parlent des langues agglutinantes, occupent le nord du continent jusqu’à la forêt tropicale, qui commence en Afrique centrale. Les seconds, Hottentots, Bochimans ou Pygmées, sont de très petite taille, parlent des langues à clics et habitent le sud de l’Afrique.

Enfin, je le répète, comme l’a révélé le Premier Congrès international de Paléontologie humaine, tenu à Nice, en octobre 1982, l’Homme a émergé de l’animal en Afrique, il y a quelque 2 500 000 ans. Et, encore une fois, notre continent est resté aux « avant-postes de la civilisation » jusqu’à l’invention, par les Egyptiens, de la première écriture au IVe millénaire avant notre ère.

Ces traits fondamentaux des peuples africains ont été, bien sûr, quelque peu modifiés par les invasions européennes et asiatiques, très précisément par les colonisations européennes et arabes, avec les métissages ethniques et culturels qu’elles ont entraînés. Il n’est que d’examiner les tableaux numériques des groupes sanguins, que j’ai publiés dans mon Ce que je crois. Cependant, loin d’avoir honte de notre double métissage, biologique et culturel, nous devons en être fiers en nous rappelant ce que le Professeur Paul Rivet disait à ses élèves en leur montrant une mappemonde : « C’est ici, autour de la Méditerranée et au sud de l’Asie, que sont nées les premières et les plus grandes civilisations humaines par un double métissage, biologique et culturel, entre les Européens, les Africains et les Asiatiques ou, si vous préférez, entre les Blancs, les Noirs et les Jaunes ». Et de nous présenter, par ordre de priorité, les civilisations égyptienne, sumérienne, dravidienne, sans oublier les civilisations grecque, romaine ni arabe.

Rappelées ces vérités générales, mais fondamentales, qui doivent nous débarrasser de tout complexe, j’aborderai le sujet que j’ai choisi de traiter : La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest ou la C.E.D.E.A.O.

Je commencerai par distinguer la C.E.D.E.A.O. de la C.E.A.O., c’est-à-dire de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest. Celle-ci ne comprend que les six Etats francophones de l’Ouest, qui sont la Côte d’Ivoire, la Haute-Volta, maintenant appelée le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Sénégal. En vérité, la Mauritanie est, à la fois, francophone et arabophone. Pour revenir à la C.E.D.E.A.O., c’est-à-dire à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, elle comprend, outre les six Etats de la C.E.A.O. que j’ai déjà cités, deux autres Etats francophones, qui sont la Guinée et le Bénin. Un Etat lusophone, la Guinée-Bissau, et 5 Etats anglophones, qui sont la Gambie, le Ghana, le Libéria, le Nigeria et la Sierra Leone.

Par delà la diversité des langues de communication internationale, ce qui unit les Etats de l’Afrique de l’Ouest que voilà, c’est, outre leur situation géographique, leurs groupes ethniques africains. Je ne parlerai pas de « races », d’autant que ces groupes sont métissés, comme le prouvent leurs tableaux numériques des groupes sanguins.

En effet, tous ces Etats appartiennent au groupe des grands Africains du Nord, dont j’ai parlé plus haut et qui emploient des langues agglutinantes. Il reste qu’il y a une différence entre les langues de l’Est africain et celles de l’Ouest. A l’Est, on parle des langues agglutinantes à classes nominales, bâties sur le modèle de l’ancien égyptien. C’est le cas des langues bantoues. A l’Ouest, les grands Africains parlent aussi des langues agglutinantes, comme le berbère et le mandingue, mais ces dernières langues n’ont pas le système des classes nominales.

Il reste qu’il y a un et même deux mais. C’est à partir du VIIe siècle de notre ère que les Arabes, venus d’Asie, firent la conquête de l’Afrique du Nord, en y apportant et leur langue, l’arabe, et leur religion, l’Islam. L’arabe, vous le savez, est, comme les autres langues sémitiques d’Asie et comme les langues albo-européennes, singulièrement le latin et le grec, une langue à flexion.

Le second mais concerne la seconde exception que constituent, en Afrique de l’Ouest, certaines langues agglutinantes à classes nominales. Je pense au peul, au sérère, ma langue natale, au wolof, au diola. Ces langues, qualifiées de « sénégalo-guinéennes », sont parlées en Mauritanie, au Sénégal, en Guinée, mais aussi au Mali, voire au nord du Nigeria. L’explication en est qu’il y a longtemps, un millier d’années, les ancêtres des Sénégalo-Guinéens, venant de l’est, de la vallée du Nil, ont traversé le Sahara, qui n’était pas le désert d’aujourd’hui, et se sont établis, avec leurs langues, depuis la Mauritanie jusqu’a la Sierra Leone comprise.

Apportées ces précisions sur les similitudes ethniques et culturelles qui lient les Etats de la C.E.D.E.A.O., j’aborderai, maintenant, les similitudes économiques et financières qu’ils se sont imposées pour assurer leur développement solidaire.

Je ne saurais mieux faire que de vous citer le premier alinéa de l’article 2 de la charte de la C.E.D.E.A.O. : « le but de la Communauté est de promouvoir la coopération et le développement dans tous les domaines de l’activité économique, particulièrement dans les domaines de l’industrie, des transports, des télécommunications, de l’énergie, de l’agriculture, des ressources naturelles, du commerce, des questions monétaires et financières, ainsi que dans le domaine des affaires sociales et culturelles, avec pour objectif d’élever le niveau de vie de ses peuples, d’accroître et de maintenir la stabilise économique, de renforcer les relations entre ses membres et de contribuer au progrès et au développement du continent africain ».

Comme vous l’aurez remarqué , il y a tout dans ce paragraphe : le but social et culturel, mais aussi les moyens techniques pour atteindre ce double but. Je vous ai déjà parlé, avec les langues agglutinantes, de la culture africaine. Avant d’y revenir pour conclure, je voudrais parler des moyens techniques et sociaux, c’est-à-dire des institutions de la C.E.D.E.A.O.

Il y a, comme vous le devinez, la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement, le Conseil des Ministres, le Secrétariat exécutif, le Tribunal de la Communauté, enfin, les Commissions techniques. Il reste que ce ne sont là que des moyens au service du développement économique et social, singulièrement du développement culturel.

Je voudrais, avant de conclure, revenir sur ce dernier développement, qui, précisément, caractérise mon pays, le Sénégal. Si nous avons pu, en 20 ans, après l’independance, multiplier par deux le revenu par tête d’habitant, c’est que nous avons consacre près du tiers du budget à l’Education, à la Formation et à la Culture.

Or donc pour revenir à la culture, et c’est par là que je conclurai, les Etats de la C.E.D.E.A.O. ont fait des efforts originaux dans ce domaine, avant même de constituer leur communauté. C’est ainsi que, pendant leurs sessions, ils font leurs discours et leurs interventions dans une des langues de communication internationale que sont le français et l’anglais. Mais il y a mieux. En effet, dans toute l’Afrique de l’Ouest, on enseigne, dans les écoles secondaires et à l’université, non seulement le français et l’anglais, comme langues de communication internationales, mais aussi et souvent le latin et le grec, mais encore l’arabe, que, bien que chrétien, parce que chrétien, j’ai introduit, au Sénégal comme langue de culture.

Cependant, il reste l’essentiel : l’enseignement des langues africaines, dont la revue Jeune Afrique vient, à nouveau, il y a quelques mois, de poser le problème. Au demeurant, j’ai, moi-même, pendant quinze ans, enseigné ces langues à Paris : à l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer. Il y a, d’abord, que, comme le disait un écrivain négro-américain, « plonger jusqu’aux racines de notre peuple et bâtir sur notre propre fond, ce n’est pas retourner à l’Etat sauvage ; c’est la culture même ». C’est d’autant plus vrai que la première écriture, comme la première civilisation, est née en Egypte, c’est-à-dire en Afrique.

Je voudrais conclure en soulignant qu’en matière d’ensembles régionaux, la C.E.D.E.A.O. présente un excellent modèle, qu’il s’agisse de la situation géographique, des ethnies ou des langues. En matière de langues, c’est-à-dire de civilisation, les similitudes vont encore plus loin qu’on ne le pense. Non seulement on enseigne partout le français ou l’anglais, voire le français et l’anglais, mais encore parfois, comme dans mon pays, le Sénégal, les langues classiques que sont le latin, le grec et l’arabe. J’aurai garde de ne pas oublier les langues néo-latines : l’espagnol et le portugais. Celles-ci sont souvent enseignées, et de préférence comme secondes langues de communication internationale.

Ce sera ma conclusion. Or donc, dans la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, nous entendons nous enraciner dans nos langues et cultures africaines, mais aussi, pour nous développer, nous voulons assimiler les langues et civilisations de l’Europe occidentale. En effet, et encore, toutes les grandes civilisations sont les produits de métissages culturels.

[1] Conférence prononcée devant l’Académie du Royaume du Maroc (Madrid, 11 décembre 1989).

-LES SOURCES PORTUGAISES DE L’HISTORIOGRAPHIE AFRICAINE AUJOURD’HUI

-LA CREOLIE INDIANOCEANISTE