Note de lecture

KEN BUGUL, DE L’AUTRE COTE DU REGARD, PARIS, SERPENT A PLUMES, 2003

Ethiopiques n° 74.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2005.

Altérité et diversité culturelle

KEN BUGUL, De l’autre côté du regard, Paris, Serpent à plumes, 2003

Il y a lieu de contredire ici Léon Laleau qui évoquait naguère « ce désespoir à nul autre égal d’apprivoiser avec des mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal ». Ken Bugul réussit très bien cette performance : plus sénégalaise, tu meurs ! je dirais même plus femme sénégalaise, tu meurs ! Et pour cela elle s’invente un style – déjà tenté et réussi dans La folie et la mort – une écriture de courtes phrases, rythmées par le souffle, comme la parole du griot épique ; à chaque respiration, elle va à la ligne, aérant ainsi son texte et le rendant lisible, malgré ses interruptions, et ses répétitions.

Un style « litanique » qui parfois débouche sur un poème ou une chanson. Mais qui le plus souvent suit le cours de la pensée, ses détours, ses méandres, ses reprises ; un style qui ramène du puits profond de l’inconscient les souvenirs anciens, épars, des gens de cette famille labyrinthique (avec ce goût très prononcé des Sénégalais pour détailler les liens de parenté « la fille de la sœur de la troisième femme de mon père… ») des lieux où l’enfant fut trimbalée au gré des parents à qui elle fut confiée sans qu’elle comprît pourquoi, souvenirs enfin des frères aimés, séparés et perdus, de l’école irrégulière, quand elle n’était pas trop éloignée.

Et puis surtout obsessionnel, lancinant le thème de la mère, trop souvent absente dans la vie de cette enfant, qui la questionne, interminablement : pourquoi m’as-tu quittée ? pourquoi m’aimait-elle moins que cette nièce qui n’était pas sa fille ? pourquoi avoir adopté cette nièce, alors qu’elle se séparait de sa fille ?

Et de se remémorer le paradis perdu de la petite enfance vécue dans les pagnes, dans l’odeur de la mère, de qui elle fut séparée ensuite irrémédiablement

Et cette femme adulte remonte ainsi la noria de sa vie avec ses nœuds de frustrations, sa faim d’amour inassouvi, ses joies aussi, ses jeux, ses affections, et son immense curiosité, son goût de vivre qui la fera étudier et lui donnera le courage de partir.

Mais la mère est morte. Et dès lors la narratrice revient, et tente par ce récit de la rejoindre, enfin, et d’obtenir des réponses à ces questions et à cet amour qu’elle traîne au fond d’elle-même, blessure ouverte, depuis toujours.

Ken Bugul a créé là son plus beau livre. Je dis créé, car personne n’a écrit ainsi, à ma connaissance. Il y a actuellement beaucoup d’essais de rénovation de l’écriture, chez nos écrivains africains. Avec des succès divers, il est vrai. Soit on truffe son texte de « tropicalités » comme Labou Tamsi, ou P. Nganang, soit on le pimente de mots d’argot et de scènes érotiques comme Sami Tehak et Kangui Alem, soit on supprime paragraphes, chapitres et ponctuation comme Monénembo dans Cinéma et Un rêve utile (depuis, il a écrit Peuls heureusement) ; soit encore on adopte le registre linguistique de l’enfant soldat, le « petit militaire » comme dans Sosaboy de Saro Wiwa, ou le dernier roman de Kourouma.

Autant d’exercices intéressants pour sortir du moule traditionnel du roman européen.

Mais Ken Bugul a trouvé une écriture qui lui colle tellement au cœur qu’il semble qu’elle écrive sous la dictée de sa pensée parlée, dans une espèce de transe, qui laisse s’égoutter une souffrance si vraie, si simple… » à crans à crimes » dirait Césaire, « à crocs » !

Convaincant et incontournable.