Littérature

JEU DE LA PRESENCE ET DE L’ABSENCE DANS « LETTRES D’HIVERNAGE »

Ethiopiques numéro 40-41

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série – 1er trimestre 1985 – volume III n°1-2

A Elle, la « fille Poésie »

« La jeune fille secrète et les yeux baissés, qui écoute pousser ses cils ses ongles longs ».

(« Je repasse » ; Lettres d’hivernage, p. 225).

Il y a le lieu.

Dakar, la Présidence, et là-bas… là-bas, sur la mer, Gorée…

La touffeur de l’hivernage, orage et mer bruissante.

Et pourtant, dans mes yeux, c’est aussi le ciel des collines bleues d’Assise, l’espace si intensément onirique des peintres de la Renaissance. Qui a dit leur rationalité, la rigueur géométrique des perspectives de Léonard ?

Mais la tendresse lumineuse et impalpable des collines fondues dans le bleu du ciel !

Collines ourlées de jour et si immatérielles qu’en elles la terre s’oublie. Formes capricieuses en qui le ciel se masque.

Dans quelques instants, peut­être, elles vont disparaître, réintégrer la transparence primitive.

Le sujet principal ?

Ce n’est pas le personnage, ce n’est pas l’action figée, là, au premier plan. Peut-être la correspondance entre deux silences : silence du personnage, son sourire intérieur ; silence et profondeur du paysage. Dialogue entre deux mystères.

Toile, notre plaisir, notre déception.

Marque irréfutable d’une présence, elle se refuse toutefois à nous en livrer plus que le signe.

Et le mot ?

Sera-t-il plus dense à notre attente ?

Présence, lui aussi, saveur des sens, délices qui se fondent dans l’oreille ; « la sauge d’un songe », plaisir sans cesse renouvelé des sons qui s’engendrent l’un l’autre, glissant et se reflétant comme en un jeu de miroirs.

« Bateaux blancs des rêves blonds, les cheveux au vent.

Rêve bleu des îles au loin, des fleurs de la Baltique belle. »

Présence irréfutable, elle aussi.

Et pourtant.

Quelle image épuisera leur signification ?

En quel tableau les mirer ?

Musique,

Musique qui sans cesse revient et jamais ne finira

Inépuisable

Irréductible

Elle tisse son rêve

Mais jamais ce rêve ne prend forme définitive

Rêve

Toujours ouvert

Toujours défait

Mystère du don de Pénélope, offert et refusé, tout à la fois.

Kaléidoscope sonore ou nuage arc-en-ciel au travers de mes yeux.

Etrange hivernage.

Etrange musique.

Sa moiteur, ses parfums lourds, sa réalité qui colle aux yeux et aux narines.

Et pourtant, il n’est là, semble­t-il, que pour servir de repoussoir à l’avènement différé d’un autre paysage, transparent, lui. Une scène de théâtre, dont le rideau va s’ouvrir, dans un instant. Mais voilà, s’ouvre-t-il ?

Mots

Mots dont aucun dictionnaire, jamais, n’épuisera le sens.

Mots devenus musique, comme ces couleurs symphonie

Ce n’est plus tout à fait le ciel, ce n’est plus tout à fait la mer et pas encore les collines. Quelque chose, qui n’attend que le miracle de vos yeux le miracle de vos lèvres, pour éclore sa note, un écho, très long et qui se prolonge à l’infini.

La transfiguration poétique du quotidien

Certains critiques l’ont déjà noté avant nous, les « Lettres d’Hivernage » sont un peu à part dans l’œuvre poétique de L. S. Senghor. On y chercherait en vain, en effet, l’atmosphère de grandeur épique et légendaire qui habite les autres recueils et dans laquelle on peut voir un héritage de l’influence conjuguée de la poésie traditionnelle des griots et des dyâlis et de la culture gréco­latine (l’épopée homérique et virgilienne en particulier).

Le matériau lexical est plus simple, plus familier. Une comparaison avec un recueil de thème identique, puisqu’il s’agit là aussi de lettres adressées à la femme aimée et absente, les « Epîtres à la Princesse », est à cet égard très éclairante. Non seulement la « lettre » a remplacé « l’épître », la « femme » la « Princesse », mais c’est toute la tonalité du recueil qui diffère : ce n’est plus un prince noir qui s’adresse à une princesse, mais un homme qui s’adresse à une femme, et qui n’hésite pas à l’évoquer dans sa fragilité menacée de femme à l’aube de son déclin. Plus de « courriers », de « cheval piaffant ». Nous n’avons plus affaire à un univers semi-surnaturel où la courtoisie amoureuse fait de l’autre un demi-dieu, mais à un univers plus simplement humain à la fois tendre et intimiste, et où ont droit de cité des objets qui ne baignent pas dans cette aura cérémonielle de mystère et de sacré accumulés au cours des siècles qui flotte autour des masques et des pagnes. Ainsi sont évoqués le stylo, le parasol, le pain, le beurre, le sel, la lettre, la chem­se, la lunette, les autobus, les automobiles, les cargos, les tankers, les minéraliers. Certains de ces objets sont soumis à une condamnation en tant que symboles d’une civilisation déshumanisée, désacralisée, sans chaleur et sans vie comme la matière dans laquelle ils ont été moulés :

Mais j’entends le roulement lent des autobus pimpants, automobiles nickelées.

Rien que des jouets en matière plastique. (Or ce matin ; p. 245). Voilà qui est à rapprocher des « jambes de nylon » du poème « New-York » (Ethiopiques). Mais il s’agit là d’un cas isolé, les autres objets quotidiens empruntés à la civilisation occidentale bénéficient d’une valorisation poétique, par le biais de l’image analogique :

et mon stylo

Ailé est comme le canard sauvage à ras de vague.(A quoi comment ; p. 230)

Je repasse ta lettre, à l’ombre du ciel bleu du parasol. (Je repasse ; p. 224)

Ta lettre de pain tendre, douce comme le beurre, sage comme le sel. (C’est cinq heures ; p. 220)

Ta lettre sur le drap, sous la lampe odorante

Bleue comme la chemise neuve que lisse le jeune homme. (Ta lettre sur le drap ; p. 231)

Nous assistons ici non pas à l’exploitation des résonances poétiques propres à des vocables nobles et rares ou riches d’un contenu culturel, mais à une véritable création de mythes poétiques à partir du matériau humble et prosaïque que constituent les noms des objets quotidiens.

Nous n’étudierons pas chacun de ces mythes – certains d’ailleurs n’apparaissant qu’une fois – nous en retiendrons seulement un, dont la présence dans le recueil est fondamentale, celui de la lettre.

La lettre, qui a donc remplacé la cérémonieuse épître, subit dans le recueil une transmutation poétique qui en fait un objet magique. Comment s’opère cette transmutation ? Elle s’opère de deux manières : d’une manière directe et d’une manière indirecte.

D’une manière directe à travers le contexte immédiat qui accom­agne l’évocation du thème de la lettre, à travers en particulier un certain nombre d’images, de comparaisons, qui relient celle-ci à d’autres objets. Ceux-ci peuvent être empreints d’une certaine préciosité, c’est le cas de l’hysope :

J’aime ta lettre bleue, plus douce que l’hysope. (J’aime ta lettre ; p. 222)

Mais, généralement, ils appartiennent, eux aussi à une réalité quotidienne et banale :

Ta lettre de pain tendre, douce comme le beurre, sage comme le sel. (C’est cinq heures ; p. 220)

Ta lettre sur le drap, sous la lampe odorante.

Bleue comme la chemise neuve que lisse le jeune homme. (Ta lettre sur le drap ; p. 231)

La poésie naît du rapprochement entre ces différents objets qui, pris en eux-mêmes, n’auraient rien de remarquable. Par une sorte de jeu de miroir, la lettre échange ses qualités avec le pain, le beurre, le sel ou la chemise. Elle est en effet un message de la bien-aimée, une émanation ma­érielle de celle-ci ; il y a donc toute une aura immatérielle autour du banal chiffon de papier. Cette aura devient aussi dense, aussi concrète et lourde de réalité que le pain, le beurre, le sel ou la chemise. Mais, inversement, c’est la lettre qui donne à ce pain, ce beurre, ce sel, cette chemise, une réalité essentielle, de nature affective qu’ils n’auraient pas sans elle, car ils seraient alors réduits à une banale et prosaïque densité matérielle sans valeur pour le poète. Ils prêtent donc à l’affectivité le soutien de leur poids, de leur présence concrète, de leur saveur et lui permettent de s’enraciner solidement dans le réel, mais ils en reçoivent en retour une aura magique et poétique qui les installe au cœur même de l’être et ils accèdent ainsi à la valeur absolue de réalités ontologiques.

D’une manière indirecte, grâce à l’emploi d’un mot que nous appellerons mot-relais à cause de la fonction qu’il exerce, le mot « bleu ». Ce mot est associé quatre fois au thème de la lettre. A un premier niveau de lecture, il désigne simplement la couleur du papier. Mais il apparaît également comme le mot-charnière autour duquel se greffent les images relatives à la lettre :

Ta lettre sur le drap, sous la lampe odorante

Bleue comme la chemise neuve que lisse le jeune homme. (Ta lettre sur le drap ; p. 231)

De plus il est employé dix fois dans un contexte différent, d’où la lettre est absente. Grammaticalement, il est le plus souvent employé comme adjectif, mais par deux fois il joue le rôle d’un substantif :

Car je ne pense pas, mes yeux boivent le bleu, rythmiques. (Que fais-tu ? p. 221)

Je vis la vague, vis le bleu et la blondeur du sable blanc. (A quoi comment ; p. 231)

Dans ces deux exemples une audacieuse licence poétique fait de lui le complément d’objet direct d’un verbe concret. De plus, il ne bénéficie pas du support, habituel dans ses emplois à titre de substantif, d’un déterminant. Quelle réalité représente-t- il ? Une réalité d’ordre poétique qui tient certes de la mer et du ciel, mais qui dépasse les limites circonscrites par ces deux vocables ; une réalité matérielle et immatérielle tout à la fois, puisque le mot « bleu » ne désigne, dans l’emploi hardi qui en est fait ici, aucun objet connu ou existant avant sa profération. Nous avons ici un exemple de la puissance créatrice et magique de la parole poétique. Il y a certes un substrat concret : on pense évidemment au bleu du ciel et de la mer, un bleu d’une intensité si vibrante, si enivrante qu’il en devient une sorte d’absolu. La couleur, loin de se limiter à teinter le ciel ou la mer et à jouer un rôle secondaire de qualité adjective, acquiert une autonomie, elle s’étend jusqu’à prendre mesure aux dimensions de l’espace. Mais cette suggestion n’épuise pas la signification du mot qui, grâce à un emploi nouveau et audacieux, donne naissance à une réalité nouvelle et d’ordre poétique. Une simple hardiesse grammaticale a suffi pour libérer le mot de son rôle habituel de signe, de représentant d’un signifié, chargé ou non de connotations poétiques, et pour l’investir d’un pouvoir créateur.

Dans les autres cas, le mot « bleu » est employé d’une manière plus classique et comme adjectif, mais il qualifie toujours des thèmes qui, dans le recueil, ont une résonance poétique, onirique très marquée, puisqu’ils évoquent la liberté, l’infini des voyages et des grands espaces : le ciel, la mer, les rêves des touristes ou de leurs prédécesseurs aventureux, les colons portugais.

Voilà donc toutes les associations qui se cristallisent autour du mot « bleu » et qui le nimbent peu à peu d’une sorte de halo de connotations poétiques qu’il communique à son tour au contexte environnant. Ainsi cette lettre bleue n’est pas seulement bleue de la couleur du papier sur lequel elle a été écrite, elle est bleue d’espace, de mer, de rêves de voyages et d’aventures.

A travers cet exemple, nous pouvons donc voir comment un objet au nom banal et sans quartiers de noblesse, est investi peu à peu d’une valeur magique. Il est vrai qu’il s’agit ici d’un objet privilégié, puisque la lettre est le lien concret qui subsiste entre le poète et l’Absente. Mais la même constatation pourrait se faire à propos d’un objet qui est évoqué une fois seulement : la chemise, qui devient elle aussi un objet intensément magique et onirique, grâce au voisinage de l’adjectif bleu, et à l’analogie établie avec la lettre.

On pourrait presque dire qu’il y a une certaine coquetterie d’artiste dans certains exemples d’élaboration poétique qui s’exercent à partir de réalités assez éloignées de la poésie : le « cargo de Glas­gow », le « tanker scandinave », le « minéralier de Yokohama ». Le bateau est certes un objet onirique, dans la mesure où il évoque toujours l’espace, l’aventure les voyages (cf. à ce sujet, le poème en prose de Baudelaire : « Le Port » et « Fusées » XXII). Il n’en est pas moins surprenant, mais conforme à l’esthétique moderne, que la transmutation poétique s’opère sur des bateaux chargés du transport des matières premières.

Ainsi l’objet quotidien est-il évoqué pour être finalement dissous dans une sorte de brume poétique, ou plutôt mué en une merveilleuse chair de rêve. C’est un des traits qui font l’originalité des « Lettres d’Hivernage » par rapport aux précédents recueils. Dans ceux-ci, en effet, le poète a beaucoup plus tendance à utiliser des mots qui véhiculent déjà en eux-mêmes tout un réseau de connotations poétiques ou culturelles et qui appartiennent d’emblée à un univers mythique ou, en tout cas, hors du commun. Dans les « Lettres d’Hivernage », nous assistons au contraire, au miracle d’une alchimie poétique qui s’exerce sur un matériau banal et qui le nimbe de l’aura imaginaire et subjective des correspondances.

Ce mouvement de dissolution du présent, du quotidien, du concret dans la brume et l’infini des rêves s’exerce au niveau de la matière verbale, mais aussi, com­me nous allons le voir dans les chapitres suivants, au niveau de la matière thématique.

La dialectique du temps et le rôle des médiations temporelles

Dans les recueils qui ont précédé les « Lettres d’Hivernage », les indications de temps n’étaient certes pas absentes. Sans avoir une réelle valeur de datation elles concouraient symboliquement à renforcer l’expression d’un état d’âme ou d’un climat affectif, le crépuscule étant par exemple le moment de la séparation (« Je t’ai accompagnée » ; Nocturnes p. 170), et la nuit tantôt la nuit douce, maternelle et sereine, complice et confidente des amours du poète (« Chant d’Ombre », Chant d’Ombre p. 40) ; (« Nuit de Sine » ; Chant d’Ombre 12) – « Etait-ce une nuit maghrébine ? » ; Nocturnes p. 183) – « Dans la nuit abyssale » ; Nocturnes p. 180), tantôt la nuit de l’angoisse, des insomnies de la lutte contre les ténèbres intérieures (« A la mort » ; Chants d’Om­bre p. 23 – « Je t’ai accompa­gnée » ; Nocturnes p. 171­- « Mais ces routes de l’insomnie » ; Nocturnes p. 171 – « Elégie de Minuit » ; Elégies p. 196). Dans les « Lettres d’Hivernage », il serait aisé de relever des exemples de la même utilisation des indications de temps à des fins symboliques (nuit des angoisses, cf. « Je me suis réveillé » p. 219 ­ « Avant la nuit » p. 234 – matin symbole d’esprit et de renouveau : cf. « Je me suis réveillé » p. 219 – « Le salut du jeune soleil » p. 247 – « Trompettes des grues couronnées » p. 236 -). Elles y prennent cependant une importance qu’elles n’avaient pas auparavant.

Notons tout d’abord l’apparition surprenante d’une mesure précise et chiffrée du temps :

C’est cinq heures, tu dirais le thé. Dix-sept heures(« C’est cinq heures » p. 220)

Il s’agit là, il est vrai d’un hapax, dont nous analyserons plus tard la signification ; il n’en reste pas moins que peu de poèmes échappent totalement à une datation à l’intérieur du cadre de la saison ou de la journée. Ce qui est peut-être plus significatif encore que leur fréquence, c’est la place occupée par ces repères chronologiques. Sur les trente poèmes que compte le recueil, neuf, soit près du tiers, s’ouvrent sur une indication temporelle : « C’est cinq heures » p. 220 ; « Ton soir mon soir » p. 223 ; « Retour de Popenguine » p. 225 ; « Il a plu » p. 229 ; « Avant la nuit » p. 234 ; « Ta lettre » p. 237 ; « Or ce matin » p. 245 ; « Les matins blonds de Popenguine » p. 246 ; auxquels nous nous permettons d’ajouter « Le salut du jeune soleil » p. 247, l’épithète jeune et le mot « salut » suffisant pour suggérer sans équivoque possible les premières heures du matin. Or il est évident que les premiers mots d’un poème sont des mots privilégiés. Et c’est peut-être plus vrai encore, lorsqu’il s’agit de la poésie de L. S. Senghor, où, comme le fait remarquer Monsieur Henri Lemaître, « Le point de départ et l’inspiration du poème sont presque toujours plus ou moins explicitement, une invocation qui, comme la pierre frappe l’eau, vient frapper l’espace rythmique du poème pour y développer l’onde de son expansion verbale ». Les premiers mots d’un poème sont comme les premières mesures d’une œuvre musicale ; comme elles, ils servent à imposer une certaine cadence, ou à créer l’onde vibratoire d’une attente que la suite de la séquence rythmique se chargera de combler. Ici donc, la notation de temps bénéficie de l’impact propre aux premiers accords et s’en trouve évidemment valorisée. C’est seulement dans le poème « Les matins blonds de Popenguine » qu’elle joue réellement ce rô1e d’invocation dont parle Monsieur Henri Lemaître. Dans les autres poèmes, elle est intégrée à la structure grammaticale d’une phrase, à titre de complément circonstanciel, ce qui la met moins en valeur. Mais, dans six des exemples relevés plus haut, c’est elle qui fournit le titre et qui se trouve, de ce fait, détachée typographiquement et mise en relief. Allons plus loin et disons qu’un titre joue exactement le même rôle incantatoire et dynamique qu’une invocation. D’où vient en effet le pouvoir de celle-ci, sinon du blanc et du léger temps de silence qui la suivent toujours ? Le blanc typographique ou le temps d’arrêt marqué par la voix après l’énonciation du titre ont la même valeur.

A cette importance nouvelle au niveau de la structure rythmique de certains poèmes, s’ajoute une importance nouvelle sur le plan de la thématique et de la structure d’ensemble du recueil. En effet, le temps, dans les « Lettres d’Hivernage », ne joue pas seulement le rôle, somme toute accessoire, d’un cadre circonstanciel mais, comme le titre du recueil et l’argument peuvent le laisser supposer, il est un des thèmes majeurs, sinon le thème majeur. « L’hivernage », c’est la période où la femme aimée, comme autrefois l’armée romaine ou l’armée coloniale, prend ses quartiers d’hivers, quitte l’Afrique pour l’Europe et où le poète se retrouve, donc, seul, face à l’absence. Cette absence, les poèmes du recueil ont pour mission de l’exprimer, bien sûr, d’où le ton nostalgique qui domine dans la plupart, mais aussi de la conjurer, de la transformer en présence. Et, dans ce travail d’exorcisme le temps a un rôle tout particulier à jouer. C’est lui en effet, qui se trouve au cœur même du drame, puisque l’absence s’exprime à l’intérieur d’une durée, puisque c’est l’écoulement du temps qui permet l’avènement de l’absence et le changement. Les « Lettres d’Hivernage » ne sont pas seulement des lettres écrites pendant l’hivernage, ce sont des lettres écrites à propos de l’hivernage.

Cet espace temporel hostile et vide, les poèmes vont donc le transformer, l’adoucir, le meubler en réactualisant la présence de celle qui est au loin. Les repères chronologiques servent à jeter une sorte de pont sur l’absence. Ainsi, dans le poème « C’est cinq heures », où à la notion de l’heure est couplée l’évocation du thé rituel et, avec lui, celle de la femme qui en est l’officiante, la prêtresse. Telle notation aurait pu d’ailleurs être investie d’une charge négative ; le poète aurait pu, en effet, mettre l’accent sur la discordance entre la régularité du temps, des habitudes, entre la pérennité du cadre de la vie quotidienne et l’absence de celle qui est normalement au centre de cet univers. Il ne le fait pas ; bien au contraire, loin de donner du relief à la séparation, cette permanence a pour effet de la dépouiller de tout ce qu’elle pourrait avoir d’angoissant. Le thé de cinq heures a, dirions-nous, une valeur ontologique : il est le signe irréfutable de l’existence de la femme et de la vie communautaire, une existence qui baigne dans une sorte d’absolu sur lequel une absence de quelques mois ne peut avoir de prise. Il établit le lien d’une continuité essentielle, au regard de laquelle l’absence n’est qu’un accident imperceptible et contingent, incapable de déranger les plis d’éternité de la vie partagée.

De même, dans le poème « Ton soir mon soir », l’équivalence établie entre le moment du temps vécu par le poète et celui que vit la femme, crée, par-delà le fossé de la séparation, une sorte de pont, une médiation, renforcée par une nouvelle évocation du thème du thé

Ton soir mon soir, à la fin de l’après-midi

Ton thé mon rêve. (Ton soir mon soir ; p. 223)

D’ailleurs, dans la suite du poème, le poète convoque à ses côtés la présence de la femme et l’invite, à regarder, avec lui, tomber la nuit :

Regarde la nuit descend sur Gorée, de vieux rose vêtue comme les signares jadis.

Il y a là une double médiation : médiation du temps et de l’espace qui permet au poète de faire revivre auprès de lui celle qui partage habituellement ce temps et cet espace avec lui.

Relevons l’emploi de la même figure de médiation spatio-temporelle dans le poème « Tu parles » (p. 241) :

Viens, la nuit coule sur les terrasses blanches, et tu viendras

Mais écoute, entends-tu ? les chapelets d’aboiements qui montent du Cap Manuel

Et monte du restaurant du wharf et de l’anse

Quelle musique inouïe, suave comme un rêve

Dans ces quelques exemples, la notation chronologique permet donc au poète de recréer momentanément la présence de l’absente. Elle fait apparaître, par-delà la durée accidentelle et épisodique de la séparation, l’existence de moments où le temps se résorbe, où le poète et la femme se retrouvent installés au cœur même de l’être, dans une sorte de transcendance qui échappe aux aléas de l’existence quotidienne, sans d’ailleurs s’opposer radicalement à celles-ci, puisqu’elle n’est rien d’autre, en réalité, que du quotidien transfiguré, du quotidien métamorphosé, mué en absolu [1]. Ainsi les mois de séparation sont-ils éclairés, en quelque sorte, par la présence de tranches lumineuses et pleines d’où l’absence a été chassée d’où, plus exactement, l’absence n’a pas de prise. Les indications chronologiques jouent là un rôle de relais, de support à la réactualisation de la présence de la femme.

Mais le temps, dans les « Lettres d’Hivernage » est présent, non seulement sous la forme statique de moments, d’instincts isolés du cours normal de la durée et qui constituent une sorte de négation de son écoulement, mais aussi sous une forme dynamique. Tout le recueil est, en effet, tendu dans l’attente de la séparation, de la fin de l’hivernage. Et cette absence, qui a lieu parce que, malheureusement, en deçà du temps résorbé dans l’éternité où vivent les amants, existent la non-permanence, le changement liés à la mobilité temporelle, a besoin de cette mobilité même pour être combattue. C’est en effet la mobilité du temps qui permet la chute dans le devenir, mais c’est elle aussi qui permettra la réintégration du paradis perdu. Il est donc nécessaire que le temps de la séparation soit balisé, mesuré, décrit à la manière d’un espace, car il est le gage, la certitude des retrouvailles qui auront lieu à la fin de l’hivernage. Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur « la porte fermée de la nuit », et l’angoisse s’exprime alors symboliquement par la présence de la nuit :

Je me suis réveillé sous la pluie tiède, cette nuit

Dans la nuit de mes angoisses

(Je me suis réveillé ; p. 219)

Il se referme sur la présence, lumineuse comme une annonciation, de la lettre dans la clarté du matin et sur l’attente vibrante du retour de la femme :

Le salut du jeune soleil.

Sur mon lit, la lumière de ta lettre

Tous les bruits qui fusent du matin

Au bout de l’épreuve et de la saison, au fond du gouffre

Dieu ! que je te retrouve, retrouve ta voix, ta fragrance de lumière vibrante (Le salut du jeune soleil ; p, 248)

Il n’y a pas de point, ni de virgule après les mots : « soleil » et « lettre », comme on serait en droit de l’attendre. Le rapport qui existe entre la lettre et le soleil ou les bruits joyeux du matin n’est donc pas un rapport uniquement circonstanciel, comme une lecture superficielle pourrait le laisser supposer. Il y a au contraire une sorte d’équivalence qui s’établit entre les trois termes, du fait de leur juxtaposition.

Tout se passe donc comme si cette saison n’avait duré que l’espace d’une nuit, l’espace du passage de la nuit au jour. Du fait de sa composition, le recueil devient une image en raccourci du passage de l’hivernage à la saison sèche, du passage de la séparation aux retrouvailles. De même que le jour renaîtra des cendres de la nuit, de même que la saison sèche viendra relever la saison des pluies, la présence renaîtra de l’absence et l’épreuve n’aura en définitive duré que le temps d’une nuit. Ainsi l’angoisse due à la séparation se trouve-t-elle conjurée à la certitude que cette séparation prendra fin, certitude procurée par le biais d’un raisonnement par analogie.

La pensée poétique rejoint, ici, la pensée mythique, si l’on en croit les analyses que Claude Lévi-Strauss a faites du fonctionnement de cette dernière. D’après lui, en effet, les mythes mettent en jeu des homologies d’oppositions. Celles-ci ont un rôle symbolique : elles permettent à l’homme d’espérer une résolution de ses problèmes existentiels, par le biais d’un transfert analogique sur un plan différent où tensions et contradictions existent également mais parviennent aisément à être résolues. L’utilisation que le poète fait de l’ombre et de la lumière, dans les « Lettres d’Hivernage » est à considérer dans cette perspective-là. La valeur thématique, banale au demeurant, que ces deux éléments reçoivent dans le recueil est, en réalité, fonction d’un schéma structurel d’opposition et de conciliation, beaucoup plus peut-être que d’un choix de la sensibilité de l’auteur.

Ainsi le temps joue-t-il un rôle essentiel dans les « Lettres d’Hivernage ». La fréquence numérique des indications chronologiques n’est que le signe le plus apparent de cette importance. La structure même du recueil épouse le rythme du temps et en mime l’écoulement, comme pour mieux le hâter, dirait-on.

D’autre part, comme l’Argument l’indique, l’hivernage n’est pas seulement la période où la femme prend ses quartiers « d’hiver » en Europe, c’est aussi « l’hivernage de la femme », c’est-à-dire l’âge où la femme a atteint sa pleine maturité et où s’annoncent déjà les premiers signes de son déclin. Curieusement, cette femme est d’ailleurs absente au moment de l’année qui pourtant lui correspond. Nous verrons plus tard la signification qu’il convient d’accorder à ce phénomène paradoxal.

Deux poèmes, seulement, font expressément état de ce lien entre la femme et la saison. Ce point doit pourtant être essentiel pour le poète, puisque c’est par lui qu’il termine l’Argument qui sert d’avant-propos à l’ouvrage :

Mais il y a aussi l’hivernage de la femme.

Dans ces deux poèmes, qui sont « Tu te languis » (p. 238) et « Tu parles » (p. 240), l’hivernage est vu comme une période transitoire, une étape avant la prochaine saison, la saison froide. Il semble d’ailleurs qu’il y ait une certaine indistinction entre la saison sèche et l’hiver européen, lorsque l’auteur écrit :

Mais au cœur de la saison froide

(« Tu parles », p. 241) et qu’il évoque ensuite les sillons des labours dont les champs sont « striés », indistinction qui s’explique aisément, puisque la destinatrice de la lettre se trouve alors en Europe.

Cette équivalence entre l’âge d’un être humain et une saison n’a rien de très original, elle fait au contraire partie des lieux communs de la littérature et de la symbolique traditionnelle. Mais le poète a su lui donner un contenu sensible et plein de poésie, en l’enrichissant par une évocation – que l’on dirait prousienne ou inspirée par un tableau de Vermeer de Delft ou quelque autre peintre flamand ou hollandais – des jeux de la lumière automnale, et de quelques-uns de ces menus riens fugitifs, mais qui constituent pourtant l’atmosphère ou, pour reprendre un terme proussien, « l’essence », matérielle et immatérielle tout à la fois, propre à un paysage ou à un intérieur pris à un moment donné de la durée :

Simplement ton pays au déclin de Septembre, où les nuits sont plus fraîches.

Les jours plus cristallins. Et la lumière joue souple soyeuse

Dans les rideaux, et sonne sur les bronzes sombres, et chante sur les plats d’argent

La lumière dans le ciel bleu, violet à peine, joyeux et léger, innocent.

Fument au loin les brumes basses sur les villages alanguis .

(« Tu te languis ») ; p. 239)

A respirer la riche présence sensible de cette évocation, pourtant si simple, comment ne pas penser à cette phrase que Proust écrivit dans « Le temps retrouvé » :

Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de son de projets et de climats.

Avant d’apparaître dans son contenu symbolique, le lien entre la femme et les images de la France en automne est d’abord purement anecdotique : la femme aimée se trouve en France, au mois de septembre et, pour se la rendre présente, le poète l’évoque à l’intérieur de l’atmosphère propre à son cadre de vie. Il s’agit donc là d’un cadre circonstanciel et qui pourrait paraître fortuit, à moins que l’on donne à l’expression « ton pays » un sens très fort et que l’on y voie l’affirmation d’un lien essentiel entre cette femme et son paysage d’origine (cf. notre chapitre sur la femme et le paysage dans les « Lettres d’Hivernage »). C’est seulement dans la strophe suivante que l’analogie symbolique se révèle, dans une éclosion d’images où l’automne et la femme se trouvent confondus dans une intégration parfaite :

Chanter la floraison de septembre dernière, la confusion des parfums transparents

Ah ! chanter la lumière de tes yeux grands étales

Quand saigne mon cœur sur la vigne vierge, pour la dernière fois.

Dans l’arrière-saison, avant que ne soient les vendanges

Jamais mais jamais tu ne seras plus pathétiquement belle. (« Tu te languis ») ; p. 239)

Dans le poème « Tu parles », après une évocation de la femme à l’automne de son âge, évocation aux nuances fines et délicates de pastel et qui fait preuve d’une même intégration parfaite des deux pôles de la comparaison (« Ton sourire de Septembre, ces fleurs commissures de tes yeux de ta bouche »), le poète exprime son attente de la saison future, celle de l’hiver et du dépouillement. Après la richesse pulpeuse et presque morbide à force de plénitude, de l’hivernage gorgé d’eau ou de cette femme à l’apogée de sa maturité, c’est l’annonce du desséchement qui fera apparaître l’être sous la forme absolue d’une épure. L’hivernage n’est donc pas le lieu d’une absence seulement anecdotique, il est aussi celui d’une absence essentielle : le trop plein d’être équivaut à un manque ; si la femme est absente pendant l’hivernage, ce n’est pas seulement en vertu d’un déplacement géographique, c’est aussi parce que son essence véritable, est cachée plus que dévoilée par les apparences d’une profusion attachante, mais trop riche de charmes sensibles. Ces charmes, l’auteur les évoque, certes, complaisamment :

J’aime tes jeunes rides, ces ombres que colore d’un vieux rose

Ton sourire de septembre, ces fleurs commissures de tes yeux de ta bouche.

Tes yeux et ton ombre, les baumes de tes mains le velours la fourrure de ton corps. (« Tu parles » ; p. 241).

Mais c’est pour aussitôt exiger leur dépassement :

Mais au cœur de la saison froide

Quand les courbes de ton visage plus pures se présenteront

Tes joues plus creuses, ton regard plus discret, ma Dame

Quand de sillons seront striés, comme les champs l’hiver, ta peau ton cou ton corps sous les fatigues

Tes mains minces diaphanes, j’atteindrai le trésor de ma quête rythmique

Et le soleil derrière la longue nuit d’angoisse

La cascade et la même mélopée, les murmures des sources de ton âme. (« Tu parles » ; p. 241)

Pour conjurer l’absence, mais une absence qui n’a rien d’accidentel et qui est au contraire une modalité même de l’être, le temps joue là encore un rôle de médiateur et de vecteur d’espoir : après l’hivernage et sa luxuriance viendra l’hiver avec son dépouillement et la femme pourra alors apparaître dans sa réalité essentielle. L’analogie établie est son âge et la saison permet donc au poète d’affirmer comme un futur proche, la révélation totale de l’Autre.

Les médiations spatiales

L’espace joue dans les « Lettres d’Hivernage » un rôle aussi important que le temps ; ceci s’explique aisément par le fait qu’il constitue le deuxième axe des coordonnées par rapport auxquelles se définit l’absence. C’est en lui, en effet que se matérialise la séparation, sous la forme de la distance s’ajoute la différence entre le milieu où vit la femme aimée et celui où vit le poète :

De la haute terrasse, le parc à mes pieds flamboyant et la mer de Gorée

Et devant toi, les vagues bruissantes des blés sur le versant des terres haute. (« Ton soir mon soir » p. 223)

Cette hétérogénéité spatiale, un déplacement en est la cause, un autre déplacement, en sens inverse, y mettra fin. Et tout le recueil est tendu, après « la porte fermée de l’adieu » dans l’attente du retour :

Tu viendras et je t’attendrai à la fin de l’hivernage. (« Tu te languis ») p. 231)

Et je t’attends dans l’attente, pour ressusciter la mort. (« Et le sursaut soudain) p. 226).

D’autres appels, plus pressants puisqu’ils exigent une présence immédiate, se font également entendre :

Regarde la nuit descend sur Gorée (« Ton soir mon soir »)

Viens, la nuit coule sur les terrasses blanches, et tu viendras (« Tu parles » p. 241)

A ces appels du poète, répond la nostalgie de celle qui est au loin :

Tu te languis de Dakar de son ciel de son sable, et de la mer. (« Tu te languis » p. 238)

C’est l’espace qui sépare, c’est lui aussi qui réunit, dans la mesure où il peut être parcouru. Mais l’abolition effective de la distance n’interviendra pas avant un laps de temps de plusieurs mois. Le poète a donc recours à un certain nombre de médiations spatiales qui ont pour rôle de transcender la séparation. Si la séparation s’exprime, en effet, à l’intérieur de l’espace, c’est dans l’espace qu’elle doit être conjurée, de la même manière qu’elle devait l’être à l’intérieur du temps.

Lorsqu’il met en parallèle le paysage africain et le paysage européen, le poète établit, par-delà l’opposition, un lien entre les deux par le biais de l’image des vagues : devant lui, la mer ; devant elle, la mer des blés :

De la haute terrasse, le parc à mes pieds flamboyants et la mer et Gorée

Et devant toi, les vagues bruissants des blés sur le versant des terrasses hautes.

Mais évidemment, cette forme de transcendance est loin d’être suffisante et dans la suite du poème, c’est à un autre subterfuge que le poète a recours : il évoque le paysage qu’il a sous les yeux au moment de la tombée du soir, ce paysage qui lui est familier à elle aussi puisque c’est lui qu’elle aperçoit chaque jour, du haut des fenêtres du palais, lorsqu’elle est à Dakar ; c’est pourquoi le poète peut s’adresser à elle, en lui disant : « Regarde », comme si elle était effectivement à ses côtés :

Regarde la nuit descend sur Gorée, de vieux rose vêtue comme les signares jadis

A l’entrée du Grand Bal. La descend sur l’île douce, où s’allument les lampes. (« Ton soir mon soir » p. 223)

Dans le poème « Tu parles », l’évocation du paysage nocturne est investie du même pouvoir magique :

Viens, la nuit coule sur les terrasses blanches, et tu viendras

La lune caresse la mer de sa lumière de cendres transparentes.

Au loin, reposent des étoiles sur les abîmes de la nuit marine

L’Ile s’allonge comme une voie lactée.

Mais écoute, entends-tu ? les chapelets d’aboiements qui montent du Cap Manuel

Et monte du restaurant du wharf et de l’anse

Quelle musique inouïe, suave comme un rêve. (« Tu parles » p. 241)

Le support visuel se double, ici, du support des sensations auditives. Mais, dans les deux cas, il s’agit moins de décrire véritablement que de suggérer. Les notations visent plutôt à recréer un certain climat qui agisse profondément sur la sensibilité, à éveiller à nouveau tout le cortège des sensations subjectives qui a­compagnaient la simple perception. C’est ainsi qu’est restituée toute la présence, toute l’authenticité impalpable et pourtant réelle du paysage. Cette technique impressionniste est tout à fait comparable à celle que Marcel Proust a mise en œuvre dans « A la recherche du temps perdu » et elle correspond, sans doute à une vision de la réalité très proche de la vision proustienne : Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui ». (« Le temps retrouvé »).

Même lorsqu’il n’y a pas invocation et appel direct à une présence, le souci de recréer celle-ci à l’aide des images familières est sensible dans maints poèmes, dans tous ceux en particulier où le poète fait allusion à Gorée et à la mer c’est-à-dire au paysage que l’on voit du haut du palais présidentiel.

Mais cette insistance à évoquer la mer traduit également le désir que le poète a de traverser l’espace et d’aller, dans un mouvement symétrique à celui que nous venons de décrire, rejoindre celle qu’il aime.

Et le poème « Ton soir mon soir », dans lequel nous avons vu le poète abolir peu à peu la distance et réinstaller sa compagne à ses côtés, s’achève sur l’expression d’un désir de partir que le contexte nous autorise à interpréter comme un désir d’aller rejoindre celle qu’il aime :

Et s’allument tous mes désirs de vacances en partance. (« Ton soir mon soir » p. 224)

Mais ce désir ne se réalise pas :

Mais toujours au couchant, saigne mon cœur sous la flèche des Almadies.

(ibidem)

Et je suis fatigué, non las hélas ! mais fatigué

De n’aller nulle part quand me déchire le désir de partir. (« Car je suis fatigué » p. 238)

C’est pourquoi le poète a recours à un certain nombre de figures de médiation qui servent de relais entre elle et lui.

La première de ces figures de médiation, c’est, bien sûr, la lettre, dont le déplacement à travers l’espace est évoqué dans une double métaphore :

Ta lettre telle une aile, claire parmi les mouettes voilier. (« C’est cinq heures » p. 220)

La lettre est, ici, rapprochée de deux autres éléments médiateurs : l’oiseau et le bateau.

Bien que l’oiseau apparaisse à maintes reprises dans le recueil, il n’est investi de ce rôle de médiateur spatial qu’une seule autre fois, et ce à la suite d’une évocation de la lettre :

Parmi le bruit de la pénombre, je pense à ta lettre exquise

Chère, songe au printemps du Septentrion – pourquoi ?

Il y avait les mouettes messagères, comme fleurs de papillons dans l’Alizé. (« Or ce matin » p. 245)

Ce rapport entre l’oiseau messager et la lettre a d’ailleurs été mis en lumière par Marc Chagall dans ses illustrations : c’est un oiseau qui apporte à l’homme le message de la femme. Les bateaux ont un rôle plus important. Et cela n’a rien d’étonnant puisque tout le recueil est, en même temps qu un échange avec l’absente, un face à face avec la mer (cf. le chapitre : la femme et le paysage).

Le poète se plaît à regarder les bateaux en mouvement :

Un bateau blanc s’en va là-bas vers le Sud bleu et gris

Et je suis triste, vers Nagasaki la triste vers Valparaiso la belle

Oui vers Rio de Janeiro, où les mulâtresses sont des orchidées odorantes. (« Car je suis fatigué » p. 238)

les pirogues également, mais dans un mouvement inverse de retour, comme si elles revenaient de là-bas, outre océan :

Voici mes pirogues qui rentrent, quand noyée la ligne de flottaison.

Elles ont la nuit durant long pêché tes pensées. (« Trompette des grues couronnées » p. 236).

La distance peut rendre le mouvement imperceptible, mais alors, la pirogue joue le rôle d’une ligne directrice qui attire le regard au loin et lui fait ensuite parcourir l’immensité marine, dans une vision panoramique :

Une pirogue, fine comme une aiguille dans une mer immense étale. (« Et le soleil » p. 227)

Parfois, c’est l’échelonnement des bateaux dispersés sur la mer qui crée une impression de déplacement et une invite vers le large :

Il y a – pourquoi le Dimanche ? – la guirlande des bateaux blancs

Vers les rivières du Sud, vers les fiords du Grand Nord. (« C’est cinq heures » p. 220)

La rêverie s’attarde aussi sur les bateaux à quai. Tout d’abord ceux qui vont partir et que le mouvement des mouchoirs qui s’agitent, des écharpes ou des cheveux frémissant au vent, ou même le jaillissement du champagne animent déjà, ébauches et promesses du départ futur :

Fors vous Ostan Sunan, et tous les ans des bateaux en partance

Bateaux blancs des rêves blonds, les cheveux au vent

Rêves bleus des îles au loin, des fleurs de la Baltique belle.

Fors vous bateaux sonores, champagne des chansons gerbes des rires des écharpes

Des mouchoirs… (« Or ce matin » p. 246)

Ce peut être aussi l’éclosion des lumières qui leur donne un air de fête, bien fait pour suggérer la joie et la magie des départs lointains :

Sur la mer dans le port, s’allument les bateaux longs de tous bords

Le cargo de Glasgow, le minéralier de Yokohama, le tanker scandinave de trois cent mille tonnes

Long comme un autodrome, où l’on circule à bicyclette, et son château est un kiosque à musique. (« Ton soir mon soir » p. 223)

Les noms « Glasgow », « Yokohama », l’adjectif « scandinave » concourent aussi à créer une échappée vers le rêve et l’espace du large, tandis que les sonorités douces et liquides suggèrent l’image d’un lent glissement sur la mer.

Cette animation affecte aussi des éléments immobiles, mais dont l’avancée dans la mer constitue déjà, à elle seule, une amorce de mouvement. C’est le cas de la presqu’île du Cap- Vert :

A la verticale de la Rivière fraîche, d’un long regard j’embrasse la Presqu’île

Comme un bras un cœur une main tendue vers la mer mémorable

La richesse du monde, la proue des Almadies dans la substance salée !… (« Retour de Popenguine » p. 225)

Le Cap Manuel, le Cap de Naze sont également évoqués. Mais c’est surtout Gorée qui se prête admirablement à cette translation. Si la Pointe des Almadies est la pointe d’extrême avancée de la terre dans la mer, Gorée a pour elle le privilège d’être une île, un fragment du continent qui se serait en quelque sorte détaché et qui se serait métamorphosé en bateau. Parfois d’ailleurs l’évocation de Gorée précède celle des bateaux. Le regard se pose d’abord sur l’île, puis s’éloigne encore davantage et on dirait que les bateaux ne font que prolonger l’échappée vers le large déjà amo­cée par l’île :

Regarde la nuit descend sur Gorée, de vieux rose vêtue comme les signares jadis

A l’entrée du Grand Bal.

La nuit descend sur l’île douce, où s’allument les lampes.

Sur la mer dans le port, s’allument les bateaux longs de tous bords. (« Ton soir mon soir » p. 223)

Et la lumière sur Gorée, sur l’Afrique noire blanche mais rouge.

Il y a – pourquoi le Dimanche ? – la guirlande des bateaux blancs vers les rivières du Sud, vers les fiords du Grand Nord. (« C’est cinq heures » p. 220)

Bateaux, oiseaux, île ou presqu’île sont des projections du désir que le poète a de partir.

Ce ne sont certes que des substituts dont l’insuffisance n’échappe pas à l’auteur, puisque leur évocation s’achève le plus souvent sur un ton de regret et un constat d’échec. En cela, ils raniment la souffrance du poète et sa nostalgie. Mais tous ces éléments ont aussi pour mission de faire vivre l’espace qui sépare le couple et de montrer que cet espace n’est pas irrémédiablement fermé, qu’il peut, au contraire, comme le temps de la séparation, être franchi. Et par le biais de l’analogie, ils servent comme la médiation du temps, à fortifier la certitude que le couple, momentanément disjoint sera, un jour, à nouveau réuni.

 

Femme, paysage, sensations

Retrouver l’absente, ce n’est pas seulement ou pas nécessairement aller la rejoindre ou attendre qu’elle revienne. L’espace de la séparation peut être surmonté par un déplacement géographique ; mais il peut l’être aussi par une récréation de la présence de l’absente. Le paysage et les sensations, au lieu de révéler, de manifester l’absence, vont alors servir de support à l’imagination et à la mémoire qui ont pouvoir de ressusciter le visage de celle qui est au loin.

Nous avons vu, dans le précédent chapitre, que le paysage familier servait de support à une incarnation magique, destinée à ramener aux côtés du poète sa compagne. Mais il y a plus que cela : la femme a beau être au loin, là-bas, en Europe, le poète n’en finit pas de relever les signes de sa présence. Tout lui parle d’elle, tout est prétexte à faire resurgir son image. Et quoi d’étonnant à cela, puisque la saison, l’hivernage, porte l’âge et les couleurs de cette femme ? Ses messages, ce ne sont pas seulement ses lettres, mais toute une foule de sensations qui ont pouvoir de faire lever son image dans l’âme du poète.

Il y a d’abord les parfums, dont le pouvoir sur l’imagination et la mémoire a été évoqué par maints poètes, Baudelaire en particulier. Ainsi celui du jasmin suffit-il à conjurer l’angoisse de la séparation et à recréer pleinement la présence de celle dont, quelques instants auparavant, le poète avait évoqué la disparition quasi défnitive (« la porte fermée de l’adieu ») :

Je me suis réveillé dans les gorges de tes senteurs bruissantes, exquises.

Ta voix de bronze et de roseau, ta voix d’huile et d’enfant

Comme le soleil sonnait à ma vitre, parmi la fraîcheur du matin.

Et montaient alentour, jaillissant de la lumière de l’ombre

Branches et roses, tes odeurs jasmin sauvage : la Feretia apodanthera (« Je me suis réveillé » p. 219)

Il est important d’ailleurs que ce poème ouvre le recueil. Il en donne la double tonalité : sombre d’abord, puis lumineuse et, à lui seul, il est une esquisse du mouvement qui anime l’ouvrage. Le poème final lui fait écho : le parfum y apparaît comme un signe, une émanation de la femme, qui guide le poète vers elle :

Me voici à ta quête, sur le sentier des chats-tigres.

Ton parfum toujours ton parfum, de la brousse bourdonnante des buissons

Plus exaltante que l’odeur du lys dans sa surrection.

Me guide ta gorge odorante, ton parfum levé par l’Afrique

Quand sous mes pieds de berger, je foule les menthes sauvages. (« Le salut du jeune soleil » p. 248)

Ainsi, le recueil se referme dans une même extase provoquée par le parfum. Celui-ci joue tou­ours le même rôle de médiateur dans « Trompettes des grues couronnées » :

Et fusent des parterres des bosquets, des brumes de mon cœur

Avec l’odeur des jujubiers, ton parfum

Les cris vibrants des merles métalliques. (« Trompette des grues couronnées » p. 236)

Ici, s’ajoute, en outre, une sensation auditive. Ce même mélange se trouvait déjà dans les versets de « Je me suis réveillé », que nous avons cités. Il y était même plus étroit, car la juxtaposition permettait d’établir une sorte d’équivalence entre la sensation auditive et la sensation olfactive :

Je me suis réveillé dans les gorges de tes senteurs bruissantes, exquises.

Ta voix de bronze et de roseau, ta voix d’huile et d’enfant. (« Je me suis réveillé » p. 219)

On retrouve la même équivalence dans le poème « Je lis Miroirs », où les parfums et les bruits émanent à la fois de la femme et de la ville :

Je te suis à l’odeur, tel le sloughi l’antilope des sables

Humant tes senteurs fauves, ta voix rauque et ce rire de la gorge

Qui m’engorge, et le rythme se fait plus pressant pantelant

Et le chant fuse des gorges de ma gorge

Dans l’hallali de ta beauté.

Ah ! non pas ta beauté

Je dis bien cette terre partagée qui me déchire, et cette ville

Comme un parfum subtil : tous les mélanges de ton sang

Tous les quartiers de la ville, qui chantent à plusieurs voix. (« Je lis Miroirs » p. 242)

Cette correspondance entre son et parfum nous rappelle les vers de Baudelaire :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant,

Doux comme les hautbois. (« Correspondances », Fleurs du Mal IV)

Cette correspondance subtile a pour effet de nous transporter dans le monde mystérieux de la subjectivité individuelle. Nous dépassons le domaine de la sensation pure pour entrer dans celui des résonances subjectives qu’elle éveille. C’est d’ailleurs d’une triple correspondance qu’il s’agit : correspondance entre la femme et le son, entre le son et le parfum. L’image olfactive peut également se trouver couplée à une image visuelle. C’est le cas pour l’image des fleurs, image chargée de présence féminine à cause, bien sûr, du parfum, à cause aussi de la forme des corolles qui évoque celle d’une robe :

Les roses altières les lauriers roses délacent leurs derniers parfums

Signares à la fin du bal

Les fleurs se fanent délicates des baubinias tigrées

Quand les tamariniers aux senteurs de citron allument leurs étoiles d’or. (« J’aime ta lettre » p. 222)

L’exhalaison des parfums au­tour de la fleur se confond avec l’épanouissement autour d’elle des pétales. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment Sopé qui est évoquée ici, mais la présence de la féminité. Mais, comme le poète nous l’a dit lui-même, à l’horizon des « Lettres d’hivernage », il y a, par-delà le visage d’une femme précise, l’image de l’éternel féminin et la nostalgie qui s’exprime c’est aussi celle de la Femme.

L’image visuelle la plus souvent chargée d’évoquer Sopé, c’est l’image de la mer. La mer est omniprésente dans le recueil, car, au-delà de la mer, il y a l’absence.

L’évocation de cette dernière suit souvent celle de la mer, comme si celle-ci était là pour rappeler au poète celle qui se trouve outre océan. Ainsi dans « Sur la plage bercé » :

Sur la plage bercé par le sable par la mer chère ! les filaos, je médite avec les canards sauvages

Je pense à toi. (« Sur la plage bercé » p. 223)

On trouve le même mouvement dans les poèmes « Et le so­leil », « A quoi comment », « Au bout, de ma lunette », « Or ce matin », « Les matins blonds de Popenguine », « Retour de Po­penguine ».

Le mouvement inverse existe aussi, mais il est plus rare : cf « C’est cinq heures », « Ton soir, mon soir », « Je repasse », « Trompettes des grues couronnées ».

Le rapport qui relie la mer à Sopé et Sopé à la mer est parfois si étroit qu’il va jusqu’à l’identification par le biais de l’image analogique :

La mer jusqu’à la passe est pareille à tes yeux de sable et d’algues

Jusqu’à la masse profonde du large, où fleurissent tous les miracles. (« Je repasse » p. 224)

Sur la mer d’or vermeil, quand au soleil s’allument les maisons de Gorée

Pareilles à tes yeux les soirs de réception. (« Retour de Popenguine » p. 226)

La mer et ton sourire qui s’éclairent aux opalines du matin. (« Trompette des grues couronnées » p. 236)

Il y a là un jeu de miroirs réfléchissants et on finit par se demander qui est image de qui.

Le rôle médiateur des sensations visuelles, olfactives, auditives met en évidence l’osmose qui s’établit entre la femme et le paysage, osmose si profonde et si parfaite qu’il est finalement difficile de dire si c’est le paysage qui est image de la femme ou la femme im­ge du paysage. En réalité, il serait vain de vouloir trancher entre les deux solutions. Si irrationnel que cela puisse paraître, l’une et l’au­tre sont vraies simultanément. D’un point de vue purement esthétique, cela paraît d’ailleurs tout à fait satisfaisant et même infiniment séduisant. C’est un raffinement qui est également conforme à l’esthétique négro-africaine (cf. à ce sujet « Lettre à trois poètes de l’hexagone »).

Ainsi le paysage est-il à l’image de la femme, mais celle-ci est aussi une émanation du paysage. D’où la composition, un peu surprenante au premier abord, du poème « Tu te languis » : le poète y annonce son intention de chanter la femme. C’est ainsi du moins qu’ils nous semble qu’il faille interpréter le verset :

Je chante en t’écrivant, comme le bon artisan qui travaille un bijou d’or. (« Tu te languis » p. 239)

Le poète écrit à sa dame. Le pronom « t’ » est complément d’attribut du verbe écrire qui fait référence à l’échange de lettres, mais en même temps, il est aussi complément de ce même verbe écrire, car ce que le poète écrit, ce n’est pas seulement la lettre, c’est aussi le poème et ce poème est un chant de louange à l’adresse de l’aimée. La comparaison du travail du poète avec celui de l’artisan bijoutier va d’ailleurs dans ce sens et prouve qu’il s’agit bien du travail poétique. La suite du poème confirme l’intention de chanter la dame :

Chanter la floraison de Septembre dernière, la confusion des parfums transparents

Ah ! chanter la lumière de tes yeux grands étales

Quand saigne mon cœur sur la vigne vierge, pour la dernière fois.

Dans l’arrière-saison, avant que ne soient les vendanges

Jamais mais jamais tu ne seras plus pathétiquement belle.

A la fin de l’été, pour chanter tes yeux tes senteurs beauté

Dieu ! que je vête la chape d’or des marronniers, non ! pourpre des étables sur les Laurentides. (« Tu te languis » p. 239)

Mais après avoir annoncé cette intention de chanter la femme, il chante d’abord le pays et c’est seulement dans la strophe suivante qu’il revient à la femme, en se servant de l’analogie symbolique entre l’âge et la saison que nous avons déjà mentionnée dans notre chapitre sur le temps. C’est bien la preuve qu’il y a identité parfaite entre la femme et le paysage, où du moins jeu de miroirs.

Il se crée donc une sorte de dialogue poétique entre le paysage et le visage de l’absente. Tous les signes de la présence concrète se trouvent, dès lors, inversés : le paysage, tout à l’heure dense, se trouve tout à coup vidé de sa substance et comme à demi effacé du fait de l’intrusion du rêve et de l’imaginaire.

Ce mouvement de dissolution de la plénitude est particulièrement évident dans le mélancolique « J’ai ta lettre ». L’image-souvenir de l’absente y apparaît en filigrane et suffit à réduire à néant la richesse profuse de l’hivernage. On sent au début du poème peser la présence de l’hivernage, ses parfums capiteux, la lourdeur moite de l’air et la violence sauvage de l’orage :

La fragrance des mangues me monte à la nuque

Comme un vin de palme un soir d’orage, l’arôme féminin des goyaves.

Les tempêtes suscitent humeurs, le palais blanc s’ébranle dans ses assises de basalte

L’on est long à dormir, allongé sous la lampe sous la violette du Cap.

La saison s’est annoncée sur les toits aux vents violents du Sud-Ouest

Tendue de tornades, pétrie de passions. (« J’aime ta lettre » p. 221)

Mais, peu à peu, le vide s’installe grâce à l’image analogique qui impose progressivement, derrière la présence des fleurs, l’image poétique et nostalgiques de femmes fanées, comme au sortir d’un bal, femmes parées, comme l’absente, du charme mystérieux d’une beauté finissante .

Les roses altières les lauriers roses délacent leurs derniers parfums

Signares à la fin d’un bal

Les fleurs se fanent délicates des bauhinias tigrées. (ibidem)

Un double imaginaire a envahi le présent et ce dernier se trouve tout à coup vidé de réalité par l’apparition, en lui, de ce reflet fantomatique. C’est alors que surgit, tout naturellement l’expression du regret :

M’assaillent toutes les odeurs de l’humidité primordiale, et les pourritures opimes.

Ce sont noces de la chair et du sang – si seulement noces de l’âme, quand dans mes bras

Tu serais, mangue mûre et goyave ouverte, souffle inspirant ah ! haleine fraîche fervente… (ibidem)

Voilà donc le cri de vide et de regret vers lequel convergeait tout le poème. Toute la richesse de l’hivernage n’était en définitive qu’un faire-valoir destiné à se­vir de caisse de résonance à l’expression de l’absence.

Toute une atmosphère fleurie et parée, mais qui se révèle tout à coup aussi vaine et indigente que la gaieté foisonnante, mais vide des Fêtes Galantes de Watteau. Vaine, certes, mais esthétique, car nous avons dépassé le domaine plat et banal du présent pour entrer dans celui des correspondances et des fantasmes de l’artiste.

De l’autre côté du miroir ou la tentation de l’artiste

Ainsi, tous les signes de la présence de la femme que le poète n’a cessé de chercher tout au long des parfums, des sons et des couleurs, se trouvent-ils finalement entachés d’une certaine ambiguïté et marquée du double sceau de la présence et de l’absence.

Cette ambiguïté n’a rien d’anecdotique, elle est liée à toute apparition de la femme dans l’œuvre poétique de L. S. Senghor. Celle-ci, avant d’avoirle visage lointain d’une dame courtoise perdue dans les brumes du Nord, n’avait-­elle pas pris d’abord celui de la Reine de Saba, la sphynge poseuse d’énigmes, puis celui, tout aussi distant, d’une princesse scandinave ?

L’amour le plus charnel, le plus enraciné dans une sensualité vibrante apparaît comme une étape dans une quête mystique de l’identité profonde de l’être qui s’obstine encore, comme la divinité nervalienne, à se dérober sous le masque de ses diverses apparitions :

Ce roman qui est poème, ce poème qui est drame : ta beauté me foudroie quand je te cherche, par-delà ton corps harmonieux. (« Je lis Miroirs » p. 242)

J’attendrai le trésor de ma quête rythmique

Et le soleil derrière la longue nuit d’angoisse

La cascade et la même mélopée, les murmures des sources de ton âme. (« Tu parles » p. 242)

C’est ce jeu de la présence et de l’absence qui nous semble expliquer la prédilection du poète pour la forme littéraire de la lettre-poème. « Epîtres à la Princesse », « Lettres d’hivernage », et les futures « Chansons du Farba Kaymor », trois recueils de lettres­poèmes, trois preuves d’une communication avec la femme qui n’existe qu’à travers une distance.

Cette distance n’est pas seulement accidentelle, comme une lecture un peu superficielle pourrait le faire croire, elle est, au contraire, une modalité de la présence, dont la révélation n’est jamais envisagée que différée dans un avenir plus ou moins proche. C’est pourquoi cette femme, qui en est à l’âge de l’hivernage et dont tous les parfums de l’hivernage ne cessent d’évoquer la présence, ne peut, en définitive, qu’être absente de l’hivernage [2].

Il serait trop simple, en effet, de ne voir dans cette distance, dans cette absence, que le simple écho d’une situation vécue, la traduction d’une expérience personnelle. Qui osera certifier que Koumba Tam a toujours pris dans la réalité le visage de la sphynge poseuse d’énigmes ou de la femme lointaine ? Il y a un fossé entre l’art et la vie.

Mais, l’hivernage et l’absence de cette femme retirée en Europe, direz-vous peut-être, n’est-ce pas là des preuves d’une authenticité biographique incontestable ? Mais qui ne voit que l’expérience vécue n’entre dans une œuvre litté­aire que dans la mesure où elle satisfait aux exigences de l’esthétique propre à l’auteur ? Peut-être l’absence de l’épouse fut-elle pénible au poète, peut-être fit-il parfois l’expérience de la distance à l’intérieur même du face à face, mais ce qui est certain, c’est que ce jeu de la présence dans l’absence ou de l’absence dans la présence résulte, vécue ou non vécue, d’un choix, d’une volonté esthétique.

Aux sources de la naissance d’un poème, il peut y avoir la sensation, l’extase et la plénitude dans la sensation. Et pourtant autour de cette dernière, il flotte parfois comme un nimbe, une aura de mystère, l’étrange sourire-fascination planant sur le visage de la Joconde ou celui, retiré dans son mystère intérieur, du Bouddha. Ce que René Char appelle, dans une très belle formule « cet au­delà de la beauté respirable ».

C’est ce divin frémissement dans la présence, muée par miracle en art, et hors d’elle que l’œuvre recrée. C’est un jeu subtil où l’être et l’imaginaire entrent dans un dialogue perpétuellement recommencé. Il nous semble que c’est ce dialogue qui constitue l’exigence esthétique fondamentale de L. S. Senghor, le foyer central où l’œuvre prend naissance et forme et où les thèmes se choisissent.

L’absence de cette femme, retirée dans la douceur bleue d’un automne finissant, est la source d’un charme, d’un plaisir esthétique. Elle introduit, dans le recueil, la même échappée de rêve et de silence que ces fenêtres ouvertes sur l’infini ou ces paysages brumeux et fondus dont les portraitistes italiens du XVe siècle aimaient à penser le cadre, trop limité, de la toile.

Et ce visage de femme lointaine, dont la distance estompe poétiquement les traits, on sent parfois comme un désir de le fondre dans l’image, plus nette de contours, mais tout aussi immatérielle, d’une figure transparente et comme peinte sur verre de dame châtelaine du Moyen-âge ou de la Renaissance :

Mais au cœur de la saison froide

Quand les courbes de ton visage plus pures se présenteront

Tes joues plus creuses, ton regard plus distant, ma Dame

Quand de sillons seront striés comme les champs l’hiver ta peau ton cou ton corps sous les fatigues

Tes mains minces diaphanes, (« Tu parles » P. 241)

Véritable image de vitrail ou bien encore de miniature primitive.

Aux luxuriantes verdures et aux capiteux parfums de l’hivernage, le poète se plaît également à superposer, comme un double déteint et discrètement suranné, l’image d’un parc en fleur et d’une douceur au charme désuet :

Je sens le parc en fleurs, les promenades lentes et le sous-bois

Et les douces fleurs d’ombre, la lumière des cyclamens.

Je vois l’odeur des roses, l’arôme des vins vieux qui montent. (« Ta lettre » p. 237)

Il y a opposition et dialogue entre les deux paysages, le paysage africain et le paysage européen, le paysage réel et le paysage imaginaire.

Ainsi, tout au long du recueil, on sent la béance d’un vide, comme l’aspiration d’un syphon qui viderait de son contenu le présent le plus riche, le plus dense pour appeler à un dépassement vers un au-delà magique et mystérieux.

L’absence apparaît alors, non comme un élément négatif, mais comme un élément dynamique, le principe esthétique central du recueil, une sorte de lotus autour duquel s’épanouirait, en mille pétales, poèmes et thèmes. Elle permet au poète de dépasser, de nier le domaine concret et plat de l’instant pur et de la réalité présente pour les dissoudre dans la brume d’un double imaginaire qui leur confère valeur esthétique.

Certes, le poète a essayé, semble-t-il, de combler le vide causé par la séparation, il a eu recours à tout un ensemble de médiations destinées à abolir l’absence et à recréer une forme de présence.

Mais recréer la présence, c’est encore une façon de dire l’absence, de substituer à un concret décevant le charme magique et féérique d’une image.

La dame que le poète attend à la fin de l’hivernage, c’est un visage peint comme en rêve, sur la vitre d’une miniature du Moyen-Age, c’est son visage, son visage de miroir.

[1] Il convient, en effet, de noter que, pour échapper à la réalité présente et pour combler le vide laissé par l’absente, le poète ne se réfugie pas dans l’imaginaire pur, mais puise à même la chair dense d’un quotidien tout embaumé d’effectivité et dont la simplicité prosaïque semble garantir l’existence et l’authenticité.

[2] Au-delà d’ailleurs de l’hivernage d’une femme, l’épouse du poète, c’est de l’hivernage de la femme en général qu’il s’agit ,comme l’imprécision de l’Argument le laisse supposer et comme le poète nous l’a lui-même expliqué. Ceci est une preuve que le mélange de la présence et de l’absence constitue une donnée fondamentale des relations entre le poète et la féminité.