Note de lecture

JAMES, George G. M., Héritage volé. La philosophie grecque a été volée de la philosophie africaine. Montréal, Kiyikaat Éditions, 2013, 207 p. site Internet : www.kiyikaat.com

Éthiopiques n°96.

Littérature, philosophie, sociologie anthropologie et art.

Raison, imaginaire et autres textes

1er semestre 2016

JAMES, George G. M., Héritage volé. La philosophie grecque a été volée de la philosophie africaine. Montréal, Kiyikaat Éditions, 2013, 207 p. site Internet : www.kiyikaat.com

En 4ème de couverture, l’éditeur relève :

« En 1954, George G. M. James, Africain né en Guyane, publiait une œuvre magistrale aujourd’hui considérée à juste titre comme l’une des plus importantes de tous les temps. Dans son ouvrage Héritage volé, George G.M. James ne démontre pas seulement l’origine africaine de la philosophie grecque, mais ajoute aux faits rigoureusement documentés une certitude : celle de l’origine africaine de la civilisation ».

Voilà donc un ouvrage paru la même année que Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop qui connut une audience internationale d’une très grande ampleur, alors qu’il est largement inconnu de nombre de philosophes, africains en particulier. Pour notre part, nous l’avons découvert en juin dernier à Yaoundé, et en avons acquis un exemplaire, fruit d’un tirage effectué à Charleston, SC, USA, daté du 23 mai 2015.

D’emblée, l’auteur affirme : « Le terme philosophie grecque pour commencer est un terme impropre, car une telle philosophie n’existe pas. Les anciens Africains avaient développé un système religieux et scientifique très complexe appelé les Mystères » (p. 13). Ce système concentre toutes les connaissances élaborées au cours de plusieurs millénaires par la civilisation de l’Égypte pharaonique, et a été protégé par ses concepteurs, par l’exigence d’une observation du secret, et une limitation de l’accès à l’écriture mise au point, et de sa pratique. À l’endroit des Grecs, l’interdiction fut totale pendant longtemps, avant d’être levée, mais uniquement pour l’accès à une partie du territoire.

« Après cinq mille ans d’interdiction contre les Grecs, ceux-ci ont été autorisés à entrer à Ta Meri (Basse Égypte) dans le but d’obtenir une éducation. D’abord à travers l’invasion perse et ensuite, par le biais de l’invasion d’Alexandre de Macédoine. Du 6ème siècle jusqu’à la mort d’Aristote (322) av. J.-C., les Grecs vont profiter au mieux de cette occasion pour apprendre tout ce qu’ils pouvaient de la culture africaine. La plupart des étudiants grecs reçurent ainsi leurs enseignements directement des prêtres africains » (p. 13).

Argumentaire

Quel argumentaire l’auteur développe-t-il pour soutenir ses thèses ?

  1. Des conditions de vie impropres à l’émergence de la philosophie

La période de la philosophie grecque (640-322 av. J.-C.) fut une période de guerres internes et externes. Elle était donc inadéquate pour l’émergence de philosophes. Au cours de cette période allant de Thalès (620-546) à Aristote (384-322), les Cités-États grecques ont été, d’une part, victimes de désunion interne et, d’autre part, vivaient dans la peur constante d’une invasion perse (p. 35). Ainsi quand les Grecs ne se battaient pas les uns contre les autres, ils se trouvaient occupés à combattre les Perses qui ne tardèrent pas à les dominer et à devenir leurs maîtres. Et l’auteur d’analyser les conquêtes perses dans le détail. Puis il présente les conflits entre Cités- États grecques, avec la formation de ligues selon les alliances nouées et les traités signés : guerres du Péloponnèse entre 460-445 et 431-421 av. J.-C., avant de conclure que « la philosophie exige un environnement propice » (40) et un tel environnement n’existait pas.

  1. Appréciation négative de la philosophie

Ceux qui s’intéressaient à la philosophie et la pratiquaient étaient mal vus. Bien mieux,

« La persécution des philosophes grecs est une réalité qui nous est familière à tous. Plusieurs philosophes, l’un après l’autre, ont été inculpés par le gouvernement d’Athènes avec pour charge l’introduction de divinités étrangères. Anaxagore, Socrate, Aristote reçurent des actes d’accusation similaires pour des infractions semblables. Le plus célèbre d’entre eux étant celui contre Socrate qui se lit comme suit : ‘’Socrate commet un crime en ne croyant pas aux dieux de la cité, et en introduisant d’autres nouvelles divinités. Il commet également un crime en corrompant la jeunesse’’ »… (p 43).

George James convoque le témoignage écrit d’Aristophane (423 av. J.-C.) dans Les Nuages : « Socrate est un malfaiteur qui s’affaire à investiguer des choses sous la terre et dans le ciel, il rend la pire des raisons paraître la meilleure et enseigne aux autres ces mêmes choses » (p. 43). Platon dut s’exiler après la mort de Socrate.

  1. Une chronologie douteuse

L’auteur considère que la chronologie des philosophes grecs – hormis Socrate, Platon et Aristote – n’est qu’une pure spéculation (p. 28-30), en citant de nombreuses sources qui proposent des dates divergentes pour les présocratiques (Thalès, Anaximène, Parménide, Xénophane, Héraclite, Pythagore, Anaxagore).

  1. La philosophie grecque a été engendrée par le système des Mystères africains

Tel est le titre du chapitre 3 de l’ouvrage (p. 41-55), alors que dans le chapitre 4, l’auteur soutient que « les Africains ont éduqué les Grecs ». D’emblée et par référence au contexte actuel, il relève : « Comme aujourd’hui des pays comme les États-Unis, l’Angleterre et la France attirent des étudiants de toutes les parties du monde, en raison de leur leadership dans la culture, il en fut ainsi dans l’antiquité pour l’Égypte » (p. 58). De 525 av. J.-C. jusqu’à la conquête d’Alexandre, il y eut une immigration des Grecs à vocation éducative en Égypte. Nombre de philosophes présocratiques firent cette immigration éducative.

Thalès visita l’Égypte sous le règne d’Amasis et fut initié au système des mystères et à la science. Il en fut de même de Pythagore, initié par les prêtres d’Héliopolis, Memphis et Thèbes, et à qui il fut imposé la circoncision [2], ce qui lui permit, entre autres, de maîtriser « les propriétés du triangle à angle droit », et d’introduire la science des mathématiques parmi les Grecs. L’auteur cite également les cas de Démocrite et de Platon. S’agissant de Socrate, Aristote et la majorité des philosophes présocratiques, « l’histoire semble muette sur la question de leur voyage en Égypte », mais l’auteur considère que ce serait là « les exceptions qui confirment la règle » et il avance au moins quatre raisons pour expliquer une telle situation (p. 60).

  1. Pillage et plagiat

À la faveur des conquêtes d’Alexandre, les Grecs ont pillé la bibliothèque Royale de Ouaset, future Thèbes, bibliothèque appelée Le Menephteion, celle de Ra Kedet, rebaptisée Alexandrie, le Musée royal et d’autres bibliothèques. « Le pillage des bibliothèques et des temples est donc l’un des moyens par lequel les Grecs se sont éduqués aux mystères et aux sciences » p. 62).

George James effectue une revue des doctrines des philosophes présocratiques (Thalès, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Xénophane, Parmenides [sic], Zénon, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Socrate, Platon). Il en débusque les sources dans le système des connaissances élaborées par l’Égypte pharaonique sur plusieurs millénaires, et conclut à la pratique d’un large plagiat (p. 71-91).

Il souligne en particulier les cas de Démocrite (420-316 av. J.-C.) et d’Aristote (384-322).

« Le nom de Démocrite est associé à une grande liste de livres, traitant de plus de soixante sujets différents, et couvrant toutes les branches de la science connue du monde antique. […] De toute évidence l’accumulation d’une si vaste gamme de connaissances, par une seule personne, écrite en une seule vie est impossible à la fois physiquement et mentalement. Les anciens transmettaient le savoir par étapes progressives, suivies par une épreuve de compréhension, qui à son tour était également suivie d’initiations, qui ponctuaient chaque étape dans le progrès du néophyte » (p. 92-93).

George James nous informe qu’Aristote affirme avoir écrit des textes sur « (a) les mathématiques, la physique et la théologie, (b) l’éthique, l’économie et la politique et (c) l’art et la rhétorique. Mais deux listes de livres de l’auteur sont parvenues jusqu’à l’époque moderne […] La liste d’Hermippe l’alexandrin (200 av. J.-C.) en contient 400. La liste établie par Ptolémée, entre le premier et le deuxième siècle après J.-C., en contient 1000 livres. Le fait même qu’il n y a pas uniformité entre les listes indique une paternité douteuse » (p.137). Et George James de conclure à l’endroit d’Aristote : « Il a obtenu les livres par le pillage de la bibliothèque d’Alexandrie » (p. 139). En effet, « Comment Aristote, un seul individu, en est venu à posséder un si grand nombre de travaux scientifiques, un corps de connaissances qui a pris au monde antique cinq mille ans ou plus à accumuler ? » (p. 139).

Émergence du christianisme et régression de la religion égyptienne

L’auteur affirme que la théologie memphite est la base de toutes les doctrines importantes de la philosophie, et entreprend de le démontrer aux p. 149 et suivantes. Cependant il relevait déjà :

« Au cours des quatre premiers siècles de l’ère dite chrétienne, la religion de l’Égypte continua sans relâche de manière ininterrompue. Mais après l’édit de Théodose à la fin du 4ème siècle après J.-C. ordonnant la fermeture des temples égyptiens, le christianisme commença à se propager plus rapidement et du même coup, la religion de l’Égypte et celle de la Grèce commencèrent à mourir » (51)…

Au cours du 6ème siècle après J.-C., Justinien publia un second édit qui supprimait ces adeptes de la religion africaine et propagea le christianisme parmi les Nubiens. Avec la mort du dernier prêtre qui savait lire et interpréter « les paroles de Dieu » (medou neter ou hiéroglyphes) la foi africaine sombra dans l’oubli » (p.52).

Voilà globalement le contenu de cette publication parue en 1954. Depuis lors, il y a eu le colloque du Caire de janvier-février 1974, les travaux de divers chercheurs parmi lesquels ceux de Théophile Obenga qui, en 1989, publiait dans la revue Éthiopiques, vol. 6, n° 1, p 11-45), un article très documenté : « L’Égypte pharaonique tutrice de la Grèce de Thalès à Aristote ». Il élargissait sa réflexion avec son livre paru à L’Harmattan en 2005 : L’Égypte, la Grèce antique et l’école d’Alexandrie. Histoire interculturelle dans l’Antiquité. Aux sources égyptiennes de la philosophie grecque. (263-XXIX annexes). Autant de données qui viennent confirmer l’analyse du précurseur qu’est George G.M. James. Obenga note :

« Sans doute, l’ouvrage le plus remarquable concernant l’influence de la philosophie égyptienne sur la philosophie grecque est celui du Professeur George G. M. JAMES, mathématicien, helléniste et latiniste de talent, né à Georgetown (capitale de la Guyana) mort en 1954, année de la parution de son ouvrage exceptionnel, Stolen Legacy : la philosophie grecque a ses racines, directement, en Égypte, de l’époque memphite (le temps des Pyramides), jusqu’au temps d’Alexandre le Grand » (2005 : 19).

Malgré tous ces faits, lorsqu’on retrace l’histoire de la philosophie, on part généralement des philosophes grecs présocratiques, avec un silence constant sur les sources égyptiennes de cette philosophie. Pourtant Champollion avertissait déjà : « L’interprétation des monuments de l’Égypte mettra encore mieux en évidence l’origine égyptienne des sciences et des principales doctrines philosophiques de la Grèce » (Grammaire égyptienne, cité par Obenga). Le même Obenga ajoutera :

« La philosophie au sens propre a donc été pratiquée dans l’Égypte ancienne (…) Les anciens Égyptiens ont pensé l’être, la vie, la mort, etc. Ne réduisons plus leurs écrits importants à la seule dimension « sacrée », « religieuse (…) Cette pensée est prodigieuse. Elle ne s’est perpétuée en Afrique noire que dans les sociétés secrètes – véritables cercles philosophiques – pour des hommes grandement initiés ».

Berceau de l’humanité, l’Afrique est également le berceau de la philosophie. Cette double vérité est un simple fait d’histoire et de science.

Une nouvelle philosophie africaine : celle des Kémit

En partant des enseignements tirés des travaux de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga, une nouvelle philosophie est en train de voir le jour, rendant surannés les débats sur l’ethnophilosophie et même sur les revendications de la négritude. Elle se fonde par ailleurs sur une critique du concept comme outil d’investigation en philosophie, certes plus précis, mais en même temps plus pauvre pour exprimer la complexité du réel. En lieu et place, c’est le symbole qui est valorisé, en raison de sa plurivocité qui le rend plus apte à assurer l’expression de ce réel si complexe.

La démarche adoptée reprend les mythes cosmologiques, comme une expression philosophique et scientifique véritable, d’autant qu’en plus de rappeler le mythe de la caverne, on perçoit dans nombre d’entre eux l’intuition des origines de l’univers. À l’appui, les mythes bambara/peul, dogon, bassa, yorouba : « Au sein du yéréyéréti (vibration créatrice) était l’esprit, « miri », dans l’esprit le faire « wali », dans le faire, la venue des choses, « nati », dans cette dernière le départ des choses « tali » [3].

Les promoteurs de cette philosophie se désignent sous le terme de Kémit, par lequel les Égyptiens se nommaient et qu’on a transformé en Égypte avec une grécisation à outrance [4]. L’un des acteurs de cette nouvelle philosophie est le Camerounais Mbog Bassong, planétologue et philosophe, qui a publié une quinzaine d’ouvrages, dont plusieurs en philosophie…

[1] Directeur général de la Fondation Léopold Sédar Senghor

[2] « Personne parmi les Égyptiens n’a étudié la géométrie ni investigué les secrets de l’astronomie sans être passé par la circoncision » précise l’auteur en le soulignant (p. 60).

[3] in DIETERLEN, G., Essai sur la religion des Bambara, cité par Mbog BASSONG dans La méthode de la philosophie africaine. De l’expression de la pensée complexe en Afrique noire, L’Harmattan, 2007, p. 20. Voir les autres ouvrages de l’auteur, une quinzaine environ.

[4] Nous avons relevé qu’Ouaset et Ra Kedet étaient les noms de Thèbes et d’Alexandrie. Ajoutons que Chéops s’appelle en égyptien pharaonique « Khoufou ». L’on sait également que la langue de l’Égypte pharaonique n’est ni indo-européenne, ni sémitique, vérité établie déjà par Lilias HOMBURGER et bien d’autres…