Poèmes

DEPUIS SIX ANS, CHAQUE SOIR DU DOUZE JANVIER, CE SOIR, N’OUBLIE JAMAIS

Éthiopiques n°96.

Littérature, philosophie, sociologie anthropologie et art.

Raison, imaginaire et autres textes

1er semestre 2016

DEPUIS SIX ANS

Qu’avons-nous à dire aux fantômes

Qui nous visitent depuis six ans ?

Depuis six ans nous répétons les mêmes mots

De fêlure et d’angoisse,

Nous psalmodions les mêmes récitatifs

En espérant que reviennent nos disparus

Avec les gerbes de la récolte de l’espoir.

Nous qui semons dans les larmes

Depuis la nuit des temps,

Nous sommes la multitude perdue

Dans la géographie de l’absurde,

Nos cris sont des corps mutilés

Dans le vide de l’histoire.

Le monde s’est penché sur notre douleur

Le temps d’une stupeur ou d’une humanité,

Puis nous a laissés dans l’abîme angoissant de l’oubli.

Nous n’avons rien oublié :

Notre mémoire est un long tunnel où déambule

Un peuple fragmenté dans sa propre solitude.

Pourtant,

Nous poursuivons notre marche vers le rêve

Avec la posture altière de nos palmiers,

Défiant la tristesse et la désespérance,

Bravant la mort jusqu’à la déraison.

Depuis six ans nous errons dans l’absence,

Tourbillon d’écume sur le rivage de la folie,

En quête de la vie,

Car nous savons qu’entre la douleur et le chant,

Le temps viendra Où toute chose,

Où toute nuit,

Où tout être

Entrera dans la lumière

Pour l’avènement d’un jour de résurrection.

CHAQUE SOIR DU DOUZE JANVIER

Chaque soir du douze janvier

Comme le feuillage des arbres dans le vent,

Le corps d’un enfant traversé par la peur,

Le duvet d’un oiseau sillonnant l’espace, La clarté chevrotante d’une lampe,

La voix fatiguée d’un vieillard,

Je tremble.

Je suis une terre débile

Qui bouleverse la vie jusqu’à la démence,

Une terre mouvante

De sanglots et de cris,

Qui bouge sous les pas angoissés

De la mémoire toujours vivante.

Chaque soir du douze janvier

Ma voix déferle sur l’insondable douleur

D’un peuple meurtri pour célébrer une ville

Dont le nom est une immense blessure.

Chaque soir du douze janvier

J’essaie de donner chair

Aux mots endormis dans les fissures de la terre ;

Écoute battre le cœur de mon poème,

Écoute :

Il y a un autre monde dans mon histoire,

Un autre monde dans mon langage,

Un autre monde dans mon rêve…

Il y a un autre monde dans la terre.

Chaque soir du douze janvier

Je hurle à la mort pour réveiller les disparus,

Chaque soir du douze janvier

Je ramasse des étoiles pour éclairer le regard

Des enfants au visage de cendre

Qui cherchent leurs parents dans le néant.

Chaque soir du douze janvier

Je pénètre dans la terre

Pour comprendre le sens de sa folie

Et goûter l’éternité.

CE SOIR

Ce soir, le cri des disparus a brisé

Les vitres de ma fenêtre.

La plainte désespérée du vent

Est le gémissement d’une femme à genoux

Devant le corps inerte d’un enfant.

Ce soir, la terre se déhanche devant moi

Et la lune porte dans sa blancheur l’obscurité de la mort.

Ce soir, je poursuis mon errance dans l’orage

Des sanglots,

J’erre en rêvant de vies broyées

Et de voix ensevelies dans la poussière ;

Ce soir, je marche dans le vide, éperdu,

Creusant des tombes à chaque carrefour,

Et mes pas sur la terre disloquée

Fait une complainte interminable

À la mémoire de trois cent mille vies.

Ce soir,

Je chante l’espérance avec des notes de souffrance,

J’invoque la terre du fond de mon angoisse,

Mais, nul écho à ma voix :

Le silence des morts parle plus fort que mon chagrin.

Ce soir, les yeux des enfants ne scintillent plus

Dans le ciel de mes métaphores :

La nuit a perdu des milliers d’astres.

Ce soir, j’écris un long poème de deuil

Avec la glaise,

Avec le sang,

Avec la chair des disparus ;

Un long poème pour ouvrir les entrailles

De la terre, pour réveiller les morts et transformer

L’agonie du crépuscule en allégresse.

Car ce soir,

Je ne veux pas de la paix des cimetières

Ni du chant meurtri de l’existence en veilleuse,

Je veux respirer le parfum de la vie :

Les morts sont des roses.

Que mes larmes deviennent pluie et rosée

Pour leur soif éternelle.

N’OUBLIE JAMAIS

N’oublie jamais le rouge du couchant

De ce soir poignant de janvier.

C’est la couleur du sang de l’île

Qui pleure dans notre poésie,

La teinte des regards désorientés

Devant l’abîme du chagrin.

N’oublie jamais l’image de nos corps alignés

Sur les trottoirs

En attente de la mort,

Au milieu des corps fragmentés.

N’oublie jamais la profondeur de nos nuits

Sans sommeil

Quand nous quêtions la vie à même la moiteur

Des lèvres déchirées.

N’oublie jamais la violence de la terre,

Le désespoir du monde

La fuite des étoiles dans la nuit de l’éternité.

N’oublie jamais

La déchirante clameur du peuple à genoux

Et la détresse de la ville ensevelie sous les décombres.

 

N’oublie jamais cette voix au fond de nous

Lorsque les ténèbres nous enserraient,

Cette main qui essuyait nos larmes

Lorsque, meurtris par la cruauté des jours,

Nous cherchions le réconfort

Dans les entrailles de la terre.

N’oublie jamais ce que nous avions vécu

Et souviens-toi :

Je suis toi dans la blessure,

Tu es moi dans le silence,

Il y a la terre dans tes yeux,

Il y a ton nom dans mon chagrin,

Car nous sommes Un dans la douleur,

Un dans l’attente,

Un dans l’espoir.