Notes de lecture

Isaac Celestin TCHEHO, Plaies – Travers – Patrie, Douala, Éds Saint-François, Coll. Poèmes, 1991.

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

Isaac Celestin TCHEHO, Plaies – Travers – Patrie, Douala, Éds Saint-François, Coll. Poèmes, 1991.

Assez étonnants ces poèmes d’un professeur de Lettres où se croisent l’érudition universitaire et les métaphores de la ruine et de l’ordure, dans une colère irrépressible contre les abus et les crimes des dirigeants africains ; rien que les titres « corps et calvaires », « génocide », « testateurs de l’outrage » introduisent des ensembles de textes où s’exacerbe une souffrance multiforme et récurrente.

Tout y passe, depuis la déception des indépendances truquées, jusqu’à l’imposture des « chefs de village devenus chefs de bande », les délits et corruptions, les répressions et pacifications sanglantes, les prisons puantes, l’ethnicisme et l’ethnicide.

Tcheho ne nous fait grâce d’aucune des plaies qui tachent nos pays en voie d’émergence ; il les épelle en une litanie ironique :

J’ai vu se bousculer

Les modes de coupure de diverses provenances

Coupeurs de route

Coupeurs d’électricité

Coupeurs d’eau et de vivres frais

Coupeurs de téléphone

Coupeurs de parole et de presse

Coupeurs d’heur et d’espoir

Coupeurs de politique libre

Toute la noblesse merdeuse de la spoliation

paradant la néo-civilisation de la coupure ;…

J’ai vu aussi

Les universités à mi-temps

Les quotas des boursiers ethniques

Les fils à parapluie ministériel affichant

L’insolence en signe d’identité

Avant leur envol touristique

sur les ailes de la Combine Nationale.

Mais au niveau supérieur d’irritation Tcheho préfère la métaphore :

Des carapaces de tortues terrestres

En décomposition avancée comme

Une démocratie de triangle truqué

Recouvrent les interstices du deuil

Les génies cruels ont choisi leurs proies

Chacun son destin

La tragédie ne fait que commencer ».

Signalons que Tcheho est camerounais. Sommes-nous vraiment surpris de découvrir chez lui les échos des mêmes « travers » que chez nous ? (soit dit en passant).

Le désespoir du poète imprime toutes ses paroles depuis l’exergue en prose où il se reconnaît obsédé « La folie à haute tension. L’empêcher d’éclater ? », jusqu’à ces poèmes où il s’accroche au souvenir des martyrs, Um Nyobé, Ouandié, Félix Mounié, Pierre Bopda, M. Feraoun, J. Senac.

Il s’adresse également aux amis de tous bords « Fils du Refus » comme il les appelle, Bernard Fonlon, Celestin Monga, Hedi Bouraoui, Soni Labou Tansi, et même Antar ce héros de l’épopée du Maghreb dont le professeur Tcheho connaît si bien la littérature :

Maghreb ! Maghreb !

My fraternel heart beats at your door.

Le cœur de Tcheho est transethnique comme il dit, et il y accueille même des Français ou des Américains comme L. Garreau ou Ken Harrow.

Ce recueil de poèmes est daté de 1991 – mais il semble écrit aujourd’hui. En vingt ans les « Délits et travers » dont se plaint Tcheho se sont aggravés de guerres fratricides et de terrorisme. Ses poèmes clament un message que les voix officielles tentent d’étouffer :

Sur le divan des délits

sont étendues les blessures béantes interdites de parole

Par la Loi Suprême du silence

L’empire de la forfaiture

Dresse tout autour de la liberté d’immenses barbelés

De loin en loin s’étirent

Les voix plaintives des patriotes trahis

Des « allogènes » et des « autochtones » se réfugient dans

L’impatience d’une vengeance inassouvie.

D’où viendra la Haute grandeur

Qui secouera le tocsin de la Mémoire

Si l’Avenir veut bousculer l’horreur du présent ?.

Ainsi se désole l’intellectuel dont la seule arme est sa plume « Un poing c’est tout », d’ironie cinglante, et d’indignation virulente tour à tour.

Il lui arrive aussi de tisser des complaintes nostalgiques où s’épanche l’amour infini pour ce « Pays de montagnes » ; parfois aussi s’exhale le regret lancinant des victimes « Corps-cadavres » que chantent les femmes aux veillées funèbres trop fréquentes.

En exil dans sa propre patrie, tel semble notre poète, et cependant porte-parole des paysans de son peuple, trompés par une caricature de démocratie :

Les chemins de duperie

Traversent mon corps – pays hospitalisé

Qui souffre de mauvaise chefferie

J’ai élu un Chef du Peuple

Il me revient Chef de bande

J’ai voté sans l’appoint d’aucune armée

mais l’élu me revient

en chef fieffé des armées meurtrières

terrifiant jusqu’au fœtus les miens coupables de dire : LIBRE !

Ainsi ai-je perdu tout souvenir de la dernière fois où je fus heureux

Qui peut dire parmi vous de quand date votre dernière bonne nouvelle

À quand remonte votre dernier rire

Et votre dernière sensation de bonheur ?.

Si souvent ses imprécations nous heurtent (à l’instar des cris de Elie Charles Moreau), il nous faut reconnaître que le lyrisme de Tcheho a inauguré un langage de plus large envergure ; violence brutale d’un lexique où la cruauté sanguinaire côtoie tous les états des corps martyrisés ; crudité triviale des métaphores pour toutes espèces de corruptions, délits et destructions ; désespoir tranquille parfois teinté d’une lueur ; ou compassion fraternelle envers des amis ayant subi des deuils et crimes analogues ; ou encore chant d’amour pour ce pays-hôpital, cette terre natale qui le torture ; et alors cela s’exprime en vers presque classiques, sur un rythme assagi en une prière païenne :

Je veux m’ouvrir à toi mon Dieu

Parce que tu as créé ton univers

En ces temps où

La civilisation sauvage

Peuplait toutes mes terres

De citoyen de cœur ….. ;;

Désarme, à mon injonction,

Les scélérats et crétins

Leur arrogance de néo-croyants

Et je m’agrippe

Aux plantes de ta demeure païenne

Mon Dieu deux fois

Quel destin pour tes créatures sauvages

Ni Jehovah ni Allah

Ne sont mes idoles

S’ils s’activent en batailles politiques

Mais Toi seul

Souvent dénigré

Me parle

Dans l’incarnation de l’Arbre de la Paix.

Chercherons-nous des influences ou une paternité littéraire à cet authentique poète camerounais ? Peut-être des accents de Tchikaya, ou une rhétorique césairienne ? Voire une inspiration de Claude Mac Kay dans cette dernière strophe ? Mais incontestablement Tcheho a créé son langage qui nous surprend parfois, mais nous touche souvent.

Ainsi s’inscrit-il dans la lignée des poètes négro-africains « postcoloniaux » moins nombreux et moins connus que les romanciers, certes : Tchikaya, Tati Loutard, Labou Tansi, Noël Ebony, Tanella Boni, Jacques Guégane, Paul Dakeyo, Bernard Zadi, Eno Belinga, A. Lamine Sall, Kadima Nzuji, Pierre Akendengue, … j’en cite les principaux pour mémoire. Non exhaustive évidemment.