Poèmes

À ma terre

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

À ma terre

Souviens-toi de ce temps qui jamais ne reviendra,

Du temps de notre amour sans ombre…

Dans la nuit de mon histoire, tu étais l’Étoile

Qui guidait l’errance de mes pas,

La Terre Promise à toutes mes souffrances de déraciné.

À chaque cycle de mon sommeil, tu restais éveillée

Pour m’arracher des cauchemars,

Me berçant avec l’offrande de ton chant.

Tu m’as donné tes larmes, rosée sur mes blessures,

Tu m’as enseigné la métaphore et le secret de la création

Dans le lyrisme de tes sanglots.

Moi,

J’ai apaisé ta soif avec ma sueur, avec mon sang,

Je t’ai comblée avec la démesure de ma passion,

Je me suis abandonné à tes étreintes

Comme la mer se livre à la fureur des vents,

J’ai franchi les vagues de ton corps

Pour sombrer sur les rivages de l’ivresse.

Nous nous sommes aimés plus loin

Que la source de la lumière.

Nous étions deux cris pour un seul cœur…

Souviens-toi de nos délires et de nos rires,

De ton souffle désespéré sur mes chagrins

Quand les colombes fuyaient l’obscurité

Des temps abjects de la tyrannie…

Souviens-toi de nos joies sans limite

Au seuil des jours de renaissance…

Pourquoi as-tu emporté notre histoire dans ton délire

Et effacé les vestiges de notre amour dans la brisure des corps ?

Pourquoi as-tu caché la pierre de l’adieu,

Nous privant du réconfort du deuil ?

Pourquoi as-tu jeté nos vies dans la nuit profonde du malheur,

Pourquoi ? Pourquoi ?

La tristesse traverse ma blessure

Comme une lame.

La colère n’est pas ta nature,

La folie n’est pas ton langage,

L’absurde n’est pas ton horizon,

Dis-moi,

Pourquoi t’es-tu changée en gouffre ?

Nos aveux étaient-ils des paroles passagères,

Des étoiles filantes en route vers l’oubli ?

Qu’as-tu fait de nos légendes anciennes,

Toi, femme unique de ma poésie ?

Je ne me retrouve plus en toi.

Pourquoi ?

Pourtant, j’appartiens au peuple que tu as enfanté,

Qui a forgé la résistance avec sa chair broyée

Depuis les côtes de Gorée.

Ensemble nous avons écrit la conquête de la liberté :

Toi et moi, nous sommes créés pour l’épopée.

Pourquoi ?

Aujourd’hui, mon langage est le manifeste

De tous ceux qui sommeillent

Dans les failles de ton corps :

Pourquoi as-tu rayé nos chansons du manuscrit du rêve,

Privé nos yeux de lumière, Fragmenté l’âme de ceux qui t’ont aimée jusqu’à l’épuisement ?

Où as-tu caché l’innocence de nos enfants ?

Pourquoi as-tu figé nos songes dans le marbre ?

Qu’as-tu fait des gouverneurs de la rosée,

De ceux qui attendent le paradis après des siècles d’exil ?

Qu’as-tu fait du chant des hirondelles ?

Dis-moi, qu’advient-il de l’avenir

Lorsque la vie saigne à même le souvenir ?

Les colombes de la mémoire emporteront-ils dans leur vol

Le cœur des jeunes martyrs pour nous guider vers l’enfance ?

Notre vie sera-t-elle continuellement exil vers la douleur ?

Ma souffrance est plus vaste que la nuit,

Donne-moi l’insouciance des jours sans revers,

Donne-moi la joie que tu m’as ravie :

Je veux retrouver ton corps d’autrefois,

Sans fêlure contre mon corps…

Ressuscite en moi ce peuple qui hurle à chaque frisson

De tes lèvres,

Qu’il soit plus grand que la douleur que tu lui as infligée.

Fais-moi une place dans ta mémoire,

Enseigne-moi la liberté perdue dans les décombres,

Efface les traces de sang sur mes mots,

Habille-moi de ta vaillance,

Conduis-moi vers l’éternité du songe,

Et guéris-moi de la blessure de la déprime.

Sois l’envers de ma tristesse.

Invente une vie nouvelle pour ton peuple,

Donne-lui cette part de toi qui n’est ni signe, ni mirage,

Change nos sanglots en brise,

Mets sur nos lèvres la joie inaugurale de l’aube

Et le récitatif de l’espoir,

Car le chant est résurrection.

Ma terre,

Enfonce mon poème dans les cicatrices de ta chair,

Mon langage t’appartient

Comme j’appartiens à ton histoire…

J’ai besoin de ta tendresse,

Du battement d’ailes de tes oiseaux

Et du rire de mes enfants pour réapprendre à vivre :

Je veux te retrouver sereine comme au temps mythique

De notre amour sans ombre…

[1] Yves Patrick AUGUSTIN, auteur de huit recueils de poésie, est membre de la Société des Poètes Français, de la Société littéraire de Laval, de la Fondation québécoise du loisir littéraire et de la revue Carquois. Il est lauréat du Concours International de Poésie Écritout 2008 et finaliste du concours Max-Pol Fouchet 2011.