Art

IBA NDIAYE : CORPS, LUMIERE ET EMBRASEMENT OU LA FORCE DU BAROQUE

Ethiopiques n°83.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2009

Lors de la biennale de 2008, dans le bâtiment de la Place du Souvenir Africain récemment créé par le gouvernement du Sénégal sur la corniche Ouest, aux abords de l’océan, non loin de l’Université Cheick Anta Diop, les dessins et peintures de l’artiste sénégalais Iba Ndiaye étaient exposés et faisaient resplendir le nouveau site. En parcourant la salle dont les grandes baies vitrées laissent rentrer l’intense lumière du soleil, les toiles, tout comme l’horizon marin, témoignaient des abus et brutalités qui ravagent et violentent la terre.

La peinture, pour moi, est avant tout une nécessité intérieure, un besoin de m’exprimer en essayant d’être clair sur mes intentions, sur les sujets qui m’ont ému, de prendre position sur les problèmes vitaux, les problèmes existentiels. La peinture n’est pas un art de loisir, mais un moyen de combat, une façon d’exprimer ma conception du monde (Iba Ndiaye, Iba Ndiaye : 45).

Le travail à la fois exprime la douleur, les déchirures vécues, la blessure intérieure, ouvre sur un au-delà, transgressant l’existence. Les toiles sont une réflexion sur le passé, les violences du monde, les déséquilibres planétaires, le sacrifice et se réfèrent à diverses formes artistiques : à la musique dont la capacité d’abstraction permet d’aller vers l’éthéré ; au théâtre et à la force de la mise en scène ; à la photographie qui est capture d’un instant. Elles puisent en de nombreuses sources : Rembrandt, Goya, Velasquez, Picasso. On y retrouve des éléments du Baroque, des revendications du Harlem Renaissance, des approches de la statuaire africaine et de la teinture du tissu en Afrique. Il y a également un parallèle à faire avec les tableaux de Francis Bacon, Irlandais, même si les deux peintres ne se sont pas nécessairement croisés.

Ce travail examinera comment les œuvres d’Iba Ndiaye dénoncent les injustices et investissent différentes formes artistiques pour transgresser le réel. Puis, il fera référence à des éléments baroques pour démontrer comment le peintre déjoue les absolus et provoque par les tensions articulées une sensation qui elle se dégage du sensationnel pour toucher aux profondeurs de l’être, le menant vers une fissure, une faille à laquelle réfléchir pour ne point s’y laisser engloutir.

Les critiques ont fréquemment regroupé les travaux du peintre en quatre catégories : les portraits, les paysages, le jazz, le sacrifice du mouton. La série sur le jazz est un hommage à la force de l’Africain-Américain, à sa création artistique, à son combat. Cette musique basée sur l’improvisation est insoumission. Incarnant la liberté, elle s’est affranchie d’une partition, d’une structure définie d’avance pour errer vers l’imprévisible, l’inattendue. Elle rejoint l’art oral du griot qui puise dans tout un savoir sans écarter la spontanéité, à l’écoute de ce qui fomente dans l’instant présent. Elle franchit les frontières, bouscule les habitudes, brasse les traditions. Revendication, elle dénonce les siècles d’injustices et de cruautés. Les toiles, en se tournant vers cet art, engagent aussi une réflexion qui a été peu faite sur le continent africain et qui la concerne : le devenir de ceux qui y ont été arrachés. En mettant en scène l’apport artistique de tout un peuple, son énergie, sa beauté, sa puissance, celui-ci devient modèle.

Dans Trio (1999), le corps féminin impose une dignité et une détermination. L’expression du personnage transmet la douleur, la brûlure qui est accentuée par l’usage de la couleur orange. Celle-ci pourrait évoquer tout aussi bien l’intensité du projecteur porté sur elle, que le feu solaire qui l’habite. Alors que la scène fait très certainement référence à un concert nocturne (le jazz ou le blues se donnent tard dans la nuit), à l’arrière, sur le côté droit de la toile, rayonne une forme qui ressemble au soleil et qui fait écho à la partie ovale des deux trompettes (placées à gauche et en bas à droite). Ainsi la chanteuse et les trompettistes sont mis en relation pour faire surgir les profondes blessures de l’Histoire. Mais habités par une force surhumaine, ils mènent également vers un autre monde plus lumineux et éthéré (symbolisé par la présence de ce même soleil). Ces tableaux captent la puissance du jazz qui aura su revendiquer une existence libérée des entraves et abus. Et par l’art, d’autres sphères sont courtisées. Cette toile rappelle la grande force et fragilité de la chanteuse Billie Holiday qui grandit dans la misère. Sa voix saisissante secoua le public par le timbre exceptionnel qu’elle produisait qui menait tantôt vers la lumière, tantôt vers l’obscurité abyssale. Son chant devint combat contre la discrimination raciale et sexuelle qu’elle connut. La toile d’Iba Ndiaye, qui ne spécifie pas le nom de cette artiste – le titre Trio demeure vague, laisse au spectateur le soin de se remémorer les grandes figures féminines du jazz qui ont rayonné à travers les Etats-Unis, malgré l’oppression. La lutte de Billie Holiday qui questionne le système en place incarne un positionnement valorisé par le peintre. Celui-ci fait converger le figuratif et l’abstrait – les traits qui composent la robe et le bracelet de la chanteuse suggèrent l’ondoiement et s’opposent au linéaire -, invitant au voyage pour atteindre d’autres contrées.

De nombreux tableaux sur le thème du jazz expriment la spontanéité et entremêlent le figuratif à l’abstrait. Derrière la peinture subsiste la qualité du dessin, la fraîcheur du croquis. Dans Jazz à Manhattan (1984) certaines parties du corps des musiciens sont clairement représentées (en particulier le visage). Puis en d’autres instants, les traits suggèrent le mouvement des doigts qui s’agitent sur l’instrument et laissent place à l’imagination du spectateur. Les segments inachevés de la toile, les teintes appliquées au lavis créent l’effet d’une composition qui rappelle la partition musicale. Cependant, suivant le mode du jazz, les notes s’envolent, disparaissent de la portée, de la page pour devenir projet en constante mutation.

La grande chanteuse (2001) poursuit plus loin encore le mouvement circulaire, onduleux. Le personnage principal se transforme en lignes sinueuses qui fusionnent avec les gestes du percussionniste. Le dédoublement de sa tête et de son bras accentue l’intensité des sons qui émanent de son corps. Dans Chanteuse, trompettiste et saxo (2001), la luminosité des instruments ressemble à une décharge électrique : éclair qui travers l’espace, en référence aux sons stridents des instruments qui percent l’air. Le visage de la chanteuse est peu défini, si ce n’est la bouche qui exprime la douleur subie. Les toiles sur le thème du jazz traduisent tout d’abord la puissance de cette musique : son débordement, son étendue. Elle transperce l’auditeur, le touche au plus profond de lui-même ainsi les lignes, les couleurs évoquent le mouvement vibratoire du son et son intensité. C’est aussi l’inscription du souffle – de la vie – qui émane des profondeurs du corps. Et lorsque les visages de musiciens sont peints, c’est pour montrer qu’ils sont pris par les sons qu’ils produisent, qu’ils fusionnent avec eux et ne peuvent aucunement en être dissociés. Le vécu, la gravité du passé, deviennent œuvre d’art pour inspirer, promouvoir un autre avenir.

Ces toiles qui honorent l’énorme apport du jazz poursuivent les liens établis au long du XXe siècle entre l’Afrique et sa diaspora, entre les écrivains et artistes des continents, par exemple entre Senghor et les grandes figures du Harlem Renaissance. Plus important encore, elles soulignent l’importance de la création des Africains-Américains sur le monde. Elles honorent cette musique et brisent le silence qui pèse sur le continent africain où la traite et le devenir de ceux qui ont été envoyés aux Amériques sont peu discutés.

La question de l’esclavagisme est ouvertement traitée dans Juan de Pareja agressé par les chiens (1985-86). Juan de Pareja (1610-1670) était né d’une mère esclave et travaillait pour le peintre Velasquez, préparant ses pigments et toiles. Observant avec soin son maître, il se mit à peindre en secret. Selon les histoires recueillies, celui-ci ne voulut cependant pas l’affranchir. Mais à la fin de sa vie, il obtint finalement la liberté, car il fut estimé que s’il produisait de tels tableaux, c’était un crime de l’en empêcher en le maintenant dans une condition aliénante. Iba Ndiaye en faisant le portrait de Juan rappelle l’étonnant destin de ce peintre et sa détermination à obtenir son affranchissement. D’autre part, la mise en scène avec les chiens qui l’agressent renvoie au sort réservé aux esclaves qui tentaient de fuir afin d’obtenir la liberté. Pour mettre la main sur un esclave qui avait pris la fuite, le maître lâchait ses chiens afin qu’ils le retrouvent. Ceux-ci pouvaient le déchiqueter jusqu’à la mort – punition pour dissuader d’autres esclaves à faire de même.

Mais lorsque l’on regarde attentivement la scène, on observe qu’au-delà de l’effet initial de malaise et d’effroi qu’elle engendre, il y a un étrange parallèle entre les chiens et Juan et ceci par la similarité de leur regard (forme des yeux). La composition de l’ensemble dégage une énigme. Les couleurs utilisées sont obscures, les traits du visage de Juan sont difficiles à cerner, car ils sont voilés. Et à droite, surgit d’entre les têtes de chiens (leur corps est absent) un visage squelettique dont la bouche ouverte suggère le hurlement. Les chiens ne semblent pas être les véritables meurtriers, mais bien le maître qui les possède. Ils montrent leurs crocs, mais leurs regards ne croisent même pas celui du peintre. Tous sont pris dans un bain de sang (ligne horizontale rouge à droite du tableau). Juan, agressé, reste impassible. Au-delà de l’injustice inénarrable subie (sa condition d’esclave), il ne partira pas dans une confrontation avec les bêtes. Son regard est ailleurs, sur son art pour sortir de sa condition et transgresser son vécu. Le rouge et l’aspect foncé des tons employés (bruns et noirs) décrivent l’obscurité dans laquelle l’humanité est plongée. Iba Ndiaye par ce travail dialogue avec le passé et rappelle une figure étonnante de l’Histoire qui par son art s’imposera pour arracher sa liberté.

Les toiles sur la mise à mort du mouton poursuivent le thème de la souffrance, sans pour autant faire une critique de l’islam. La brutalité qui habite la terre, la violence utilisée pour assujettir autrui, l’énorme pulsion de destruction trouvée en l’être sont dépeintes. Dans La ronde à qui le tour, la scène est déchirante, car les moutons endurent en silence. L’expression des animaux, leur emplacement sur la toile, leur regard sont hautement orchestrés. La tête du mouton qui gît sur le sol baigne dans une marre de sang. Le mouton à gauche le regarde en penchant sa tête vers lui, en signe de compassion. Le bélier à droite reste digne, alerte. Celui à l’arrière, la bouche ouverte, bêle. Les trois moutons qui tournent autour du mort sont marqués par des touches noires ou brun foncé ce qui accentue le drame et leur destin.

Il est parfois estimé que les toiles sur le thème du sacrifice mettent en scène le point du vue de l’étranger qui trouve la pratique de la Tabaski cruelle et inhumaine et ignore les motifs qui fondent ce rituel. Ce qui prédomine pourtant est un tout autre phénomène : celui de la tension produite par la soumission des moutons connus pour leur docilité face à la violence de l’acte où leur sort ne leur est point caché. A qui le tour est basé sur l’expression « tour » qui suggère la circularité aussi un mouvement sur soi-même. Selon le contexte, il renferme des significations opposées. Il peut évoquer l’exploit dans l’expression un « tour de force », comme il peut suggérer un geste désagréable commis au détriment de quelqu’un par l’expression « jouer un mauvais tour ». A qui le tour est ironique, car il insinue au spectateur que le mouton pourrait être tout être vivant, lui-même inclus. C’est aussi une question à laquelle la toile ne répond pas et qui va rester en suspens.

La scène renvoie à la violence qu’exerce l’être humain à travers le monde et les variations faites sur ce thème le soulignent. Variations nº 1, 2, 3, et 4 dépeignent un mouton tué dont la chair pourrit au soleil. Les toiles sont particulièrement pénibles, car les organes de l’animal en décomposition ont éclaté de son corps et parfois sa tête porte un regard qui transmet une douleur infinie (Variation nº4). Ces images évoquent l’absurdité d’une telle mise à mort. Et la terre sur laquelle il repose est teintée du sang d’un tel acte, suggérant que de telles destructions ne laissent pas indemne. La chair du mouton ici n’aura servi à personne. Elle n’est pas partagée pour célébrer un rituel. En conséquence, le peintre se distance de la Tabaski, acte religieux, à laquelle la population sénégalaise peut aisément s’identifier pour parler d’un autre phénomène celui de l’usage de la destruction gratuite de l’être sur son environnement : guerres, génocides, abus envers la nature qui ne mènent que vers l’anéantissement, le néant. En s’attardant à dépeindre la chair, un parallèle peut être tracé au travail de Francis Bacon sur lequel Deleuze a réfléchi, remarquant :

La mort n’est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité […] tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité, elle est ce « fait », cet état même où le peintre s’identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion (Deleuze, Francis Bacon : 20-21).

Ndiaye comme Bacon suscite une vive émotion de la part du public et ainsi le bouscule. La chair (organes, corps ouvert) en étant ainsi représentée reste matière, qui va vers sa fin en passant par la putréfaction, la pourriture.

Dans Variations 2, 3 et 4, le ciel est inexistant et le sol est d’un rouge orange criant qui évoque l’étendue d’un bain de sang. Le ciel dans Variation 1 est très au loin, presque absent, laissant place à une étendue désertique illimitée. Tabaski est une autre scène de boucherie où les tons et couleurs employés créent une atmosphère pesante. Le spectateur sent l’effroi qui émane d’un tel événement, d’autant plus que ceux qui tuent les moutons sont absents, invisibles. L’œuvre fait réfléchir et dissocie le geste qui a une portée de celui qui conduit vers la perte par l’usage d’une violence dénuée de sens. Les peintres et écrivains ont souvent travaillé le thème du sacrifice. Celui-ci traverse les cultures et est présent pour exorciser la réalité, relier l’être au divin, rappelant que l’existence est fragile, les biens matériels futiles. Il met en scène le besoin de surmonter les désirs et attaches pour cultiver un monde qui transcende le réel. L’artiste qui aborde ce phénomène, le visualise, l’intensifie en représente les multiples facettes pour rendre attentif au fait que le sens peut basculer à tout instant vers l’absurde. Derek Hughes dans son ouvrage Culture and sacrifice démontre comment ce thème hante les arts et reste d’actualité :

Peu de questions sont aussi fondamentales que celle de la valeur de l’existence. La plus haute noblesse est d’offrir sa vie pour une cause ; les plus grandes tyrannies du XXe siècle sont parfaitement définies par l’énorme gaspillage de la vie causé par la poursuite de buts erronés ou maléfiques. […] Ce qui est frappant c’est la façon dont le sacrifice persiste comme idée, produisant des significations radicalement différentes de génération en génération, acquérant une existence propre sans cesse renouvelée qui se traduit selon une fiction culturelle ou un idéal de façon assez éloignée de sa pratique rituelle. Le sacrifice rituel est devenu une métonymie pour toutes les transactions dans lesquelles la vie est la devise [2] (Hughes, Culture and Sacrifice : 273-74).

Dans une interview, Ndiaye précise que les moutons mettent en scène le phénomène du sacrifice lié à une mort dénuée de signification : génocide, massacres, déséquilibres planétaires :

Les éléments plastiques que sont la couleur du sang, le sol craquelé des latérites africaines, la ronde sacrificielle me sont apparus comme des traductions possibles de l’oppression d’un peuple sur un autre ou d’un individu sur un autre (Iba Ndiaye : 58).

 

Les paysages expriment également la tourmente, le déséquilibre, la destruction. Sahel, tempête de sable (2001) dépeint tout d’abord le vécu dans le désert lorsque les vents se déchaînent et le sable devient barrière, rendant tout déplacement impossible. L’intensité des couleurs orangées et des formes qui évoquent le déchaînement de l’océan accentue le drame et renvoie à une scène apocalyptique : le désastre est imminent. Le spectateur vient à se demander ce qu’est la forme blanche qui surgit – déformation – du sable. Le peintre exprime-t-il son tourment face au devenir de notre monde ? Les tableaux intitulés L’aurore (1983) et Le crépuscule (1983) évoquent tous deux un ciel agité. Derrière le bleu du crépuscule, la lumière apparaît inquiétante. Il s’en dégage une caractéristique baroque : celui du mouvement et du changeant. Rien n’est défini ou acquis d’avance. Les nuages s’envolent libres, mais la terre est marquée par l’obscurité. La présence de la lumière, d’une lumière particulière, est artifice. Elle permet une dramatisation de la représentation et elle met l’accent sur des phénomènes étranges, anormaux. Ainsi elle permet de montrer, de faire voir ce qui ne veut pas être vu. Elle révèle. Rappelons que la lumière qui émane du soleil dans Trio est là pour montrer que la musique produite par la chanteuse et les musiciens porte un éclairage essentiel sur le passé, fonctionnant comme mémoire du vécu de tout un peuple. En même temps elle est dénonciation des violences subies et transcendance, car elle brûle par la puissance qu’elle charrie : elle ne laisse personne indifférent. L’atmosphère qui se dégage de cette toile (et d’ailleurs de nombreux travaux d’Iba Ndiaye) est mystérieuse. Elle exprime à la fois la nostalgie d’un paradis perdu (pesanteur du présent marqué par le passé) et une libération (ouvrant sur l’indicible). Les contraires sont juxtaposés : jour/nuit ; lumière/obscurité ; vide/plein ; lourdeur/légèreté – et brouillent expressément. La façon dont la lumière est représentée évoque l’immatériel et conduit le spectateur à en saisir sa force ce qui permet de faire un parallèle au baroque :

« Retrouver le sens de la lumière, la rendre à elle-même, ouvrir à nouveau le jour au jour revient alors à considérer la lumière comme une émanation : la réintégrer à la manière dont elle est le versant immatériel.

Halo, rayonnement, c’est la lumière qui sourd […]

Eclat, réfraction, c’est la lumière qui baigne.

Cette lumière, au lieu de voile, ambiance, tonalité, redevient

substance et milieu.

Celui qui voit n’y voit pas alors, en spectateur, les formes sous la

lumière, mais les formes dans la lumière et la lumière dans les

formes.

Celui qui voit ne fait plus seulement face à ce qu’il voit, mais la

lumière est aussi dans son regard et derrière son regard, et

l’entoure. » (Klébaner, L’adieu au baroque : 18)

Confusion et dissolution de l’être dans son environnement. L’art est d’abord interrogation des impasses, puis éclairage. La présence du soleil dans une scène nocturne accentue la volonté de se distancer du réel. Cet artifice a aussi pour effet d’attirer le regard du spectateur et de l’arracher à ce qui lui est familier. Les paysages mouvementés, les nuages qui défilent sont là pour mener vers l’ailleurs. De la sorte, les toiles d’Iba Ndiaye partagent également avec le baroque le déplacement et le décentrement : « Pour le baroque, il n’y a plus de précellence du centre, mais son altération et son dédoublement » (idem : 26). Démantèlement des arrogances bâties sur un système empirique. Dans de nombreux tableaux, les personnages sont souvent décentrés. Juan dans Juan de Pareja agressé par les chiens occupe la partie du bas gauche de la toile. Enfermé dans sa condition d’esclave, sa détermination et son génie artistique vont lui permettre de transgresser son statut. Dans La femme qui crie (1981-86), le personnage occupe la moitié droite de la toile, ce qui permet au reste de l’espace de contenir son cri. Son regard est porté en dehors du tableau. Ce décentrement permet au peintre de montrer que d’autres forces existent en dehors du centre et que dans le pourtour il y a un potentiel inestimable.

L’autre thème que Ndiaye partage avec Bacon est le cri – procédé par lequel le corps se libère. Deleuze, en parlant du cri mis en scène par Bacon (par exemple Study after Velasquez’s Portrait of Pope Innocent X, 1953) démontre que le peintre en se concentrant sur ce phénomène, ne représente pas l’horreur de la scène qui a provoqué cet acte, car il finirait par porter un regard voyeuriste sur un événement qui dépasse le langage et qui ne peut être décrit dans toute sa gravité. Il précise que le peintre refuse de banaliser le mal en le représentant, mais s’intéresse à l’effet qu’il provoque. « A la violence du représenté (le sensationnel, le cliché) s’oppose la violence de la sensation. […] C’est comme chez Artaud : la cruauté n’est pas ce qu’on croit, et dépend de moins en moins de ce qui est représenté ». (Deleuze, Francis Bacon : 29). Ndiaye a plusieurs œuvres sur le cri : La femme qui crie, (huile 1981-86), Le cri (encre sur papier, 1987), sans oublier que dans certaines œuvres un personnage crie (par exemple la tête parmi les chiens dans Juan de Pareja agressé par les chiens). Au lieu de représenter l’abus lui-même dans toute sa monstruosité, le peintre se tourne vers le corps qui souffre, marqué par l’Histoire, les injustices. Il sollicite les sentiments du spectateur pour qu’il comprenne davantage les effets que de telles violences engendrent. Les tableaux sur le jazz illustrent également ce positionnement. Ils sont bouleversants, car non seulement l’auditeur imagine la scène et la musique jouée, il entend remonter de l’abîme les douleurs tues, longtemps étouffées. Celles-ci transpercent le corps du spectateur, le touchent directement, le plaçant au bord de l’abysse.

Moi spectateur, je n’éprouve la sensation qu’en entrant dans le tableau, en accédant à l’unité du sentant et du senti. La leçon de Cézanne au-delà des impressionnistes : ce n’est pas dans le jeu « libre » ou désincarné de la lumière et de la couleur (impressions) que la Sensation est, au contraire, c’est dans le corps, et non dans les airs. La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation […] (Deleuze, Francis Bacon : 27).

Le corps représenté est spectacle qui donne à entendre ce qui vit au-dedans afin que nous réfléchissions aux ravages causés et aux graves déséquilibres qu’ils engendrent.

Lors de la Dak’Art 2008, le peintre n’avait pas pu assister au vernissage organisé en son honneur. Et quelques mois plus tard, l’automne à peine entamé, un 6 octobre, il s’est éteint à Paris. Alors qu’une page de l’histoire du Sénégal s’est tournée – il était un des premiers artistes sénégalais à s’imposer sur la scène internationale et avait été appelé par Senghor pour mettre sur pied l’Ecole d’Art de Dakar – son travail restera pour témoigner et construire un meilleur avenir. Son témoignage, qui va au-delà du langage, emporte par l’usage de la couleur, par le positionnement des formes sur la toile, par les astucieux alliages faits. Les toiles tout comme la lumière du soleil éclairent et brûlent. Elles nous arrachent à nous-mêmes pour que nous écartions nos pulsions de destruction, nos replis, nos arrogances.

BIBLIOGRAPHIE

CHAÏTOU, Bassam, Trajectoires : Art contemporain du Sénégal, IFAN, catalogue d’exposition, Dakar, Editions KAANI, 2007.

DELEUZE, Gilles, Francis Bacon, Logique de la sensation I, Paris, Editions de la Différence, 1981.

ENWEZOR, Okwui et WEBER, Frantz, Iba Ndiaye, Peintre entre continents, Paris, Société nouvelle Adam Biro, 2002.

HUGHES, Derek, Culture and Sacrifice : Ritual Death in Literature and Opera, Cambridge University Press, 2007.

– Iba N’Diaye, Collectif, Dakar, NEAS – Sépia Éditions, 1994.

KLEBANER, Daniel, L’adieu au baroque, Paris, Gallimard, 1979

[1] Université du Texas à Austin

[2] « Few questions can be more fundamental than that of what a life is worth. The highest nobility is to lay down one’s life for a worthy cause ; the greatest tyrannies of the twentieth century are pre-eminently defined by their mass squandering of life in the pursuit of mistaken or evil goals. […] What is striking is the way in which sacrifice persists as an idea, gathering radically different meanings from generation to generation, acquiring a constantly renewed life of its own as a cultural fiction or ideal in ways that are quite independent of its actual ritual practice. Ritual sacrifice has become a metonym for all transactions in which life is the currency » (HUGHES, Culture and Sacrifice : 273-74).