« MARCHE ARRIERE » : Morceaux choisis

HOMMAGE A ROGER DORSINVILLE

Ethiopiques n° 43

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1985 volume III n°4

Si l’injustice est humaine, plus humain encore est le combat contre l’injustice

(Mao TséToung)

Mardi 11 mars, 20 h et des poussières. La petite communauté haïtienne de Dakar, le sourire aux lèvres et le cœur au bord des yeux, gravissait allègrement les deux escaliers, un peu escarpés, un peu étroits de cette maison d’appartements, juste à l’intersection de deux petites rues tranquilles, ombragées de « neems » et de deux ou trois eucalyptus, quelque part au Point E. C’était la deuxième fois, en l’espace de quelques jours, que nous montions ces marches. La première fois, c’était, bien sûr, pour saluer, autour du doyen, la délivrance enfin sonnée du petit peuple martyr d’Haïti. La seconde fois ce mardi 11, c’était pour lui, pour le doyen lui-même : une surprise. On avait si bien fait les choses qu’il n’en avait même pas le soupçon ; et lorsque le défilé commença, des hommes, des enfants d’abord, puis de toutes ces femmes (avec chacune un plat typique du vieux pays lointain), nous avons vu l’émotion qui gagnait peu à peu Roger, nous pouvions suivre cette montée de l’émotion, rien qu’au léger tremblement de ses mains et à la buée fine obscurcissant ses lunettes qu’il s’obstinait nerveusement à frotter du coin de son mouchoir.

Moi, je portais fièrement le gâteau d’anniversaire, couronné d’un petit drapeau bleu et rouge d’un titre : Mourir pour Haïti, de trois longues bougies, chacune symbolisant un quart de siècle. C’était donc les 75 ans de Roger Dorsinville que nous fêtions.

Le matin même, il recevait par la poste, venu tout droit du Canada, le premier exemplaire de son dernier-né, son dernier livre, Marche arrière, paru là-bas aux Editions Collectif-Paroles, et qui résume toute la carrière de ce combattant de cœur, d’action et de plume. Toute une vie, de l’enfance, au soir d’à présent : 20 heures d’un interrogatoire auquel il avait bien fallu se soumettre, en face de trois jeunes diables de journalistes ; un feu croisé de questions essentielles. Et ce regard en arrière qu’a jeté le patriarche sur son existence palpitante, a donné ce volume somptueux que je vous conseille de lire, et sans tarder. Vous y rencontrerez le gamin cascadeur, mais inspiré, l’élève studieux, volontaire, l’adolescent fiévreux et passionné, l’étudiant comblé de dons (les littéraires déjà), le militaire de carrière qui lui a laissé ce goût de la discipline et de la méthode, l’homme politique tranchant, le diplomate, l’auteur dramatique, le poète, l’essayiste, le romancier, l’ethnologue, l’historien… et l’homme. 75 ans ! Les trois quarts du cadran, que les aiguilles des heures ont marqués d’un rythme éblouissant.

75 ans ! Et toute sa fièvre soudain transformée en sagesse, en clarté, en tendresse, lorsque ses mains chercheuses touchent la chevelure en désordre de ses petits enfants, la main de sa jeune belle-fille Saint-Louisienne, ou celle de son autre belle-fille des rives du Congo. Revenu à l’Afrique-mère, – loin de son petit coin d’Afrique insulaire, là-bas, dans le bleu des Caraïbes -, avec ses nouvelles attaches un peu partout, au Libéria où il a laissé des pans de rêves et de regrets, avec deux de ses fils ayant planté leurs racines familiales sur le continent ancestral ; les visages amicaux des compatriotes rassemblés autour de lui, le sourire confiant de Joséphine, la jeune thiéssoise qu’il a recueillie, dont il a fait sa fille et à qui il ouvre les portes du savoir ; et des amis sénégalais qui étaient là, eux aussi, attentifs et sensibles, pour le réchauffer de leur amitié et dont il ne pouvait distinguer que les ombres : le voilà apaisé, délivré des tensions et des brusques accès amers de la déception, « porté à bout de bras », comme il dit.

Et j’ai su soudain que dans « l’Empyrée où il demeure » désormais, pouvait s’évanouir, comme une fumée maléfique, l’injustice, la dernière subie, il n’y a pas si longtemps, et dont le souvenir, hier encore tenace, s’effaçait, cédant la place à une tranquille, à une grave et souriante assurance.