« MARCHE ARRIERE » : Morceaux choisis

NAISSANCE DU PERE

Ethiopiques n° 43

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1985 volume III n°4

R.D. : Il est de la nature des choses que tout évolue. Ainsi l’enfant grandit et l’inconscient de 3 ou 4 ans devient un bambin aux yeux bien ouverts de six ans. Alors intervient le phénomène ­ dans mon cas – que j’appelle la naissance du père.

Jusqu’alors, j’ai conscience d’avoir vécu viscéralement attaché à ma mère. Il était impossible de me faire lâcher sa jupe une minute. Dès que ne veillait sur moi sa présence rassurante, je me sentais perdu. J’ai des souvenirs précis d’un enfant hurlant et se cramponnant aux jambes et aux bras de celle qui était sa référence essentielle pour ne pas partir en promenade avec d’autres. Mon frère aîné s’en allait gaiement gambader avec la tante, pas moi. J’ai parlé plus haut de cet officier de Vilbrun Guillaume qui passait « nous » enlever en buggy pour un tour de ville. Mon frère filait comme un chiot joyeux et escaladait les marches de la voiture qui partait… sans moi. Je n’y suis jamais allé, mais c’était tout comme : la mère me suffisait et ronronnant à ses côtés je partais en voyage imaginaire avec mon frère derrière le bel attelage de l’officier, dont le nom me revient à l’instant : La victoire Célestin, tué en défendant le Palais avec sa belle carabine calibre 45 à cinq coups, une merveille de fine ciselure qui se chargeait en faisant glisser les balles par une chatière aménagée sur les côtes.

Et voici que cette mère entrait doucement dans l’ombre à mesure que prenait forme le père. C’est sans doute qu’il sortait moins le soir ; on venait le voir à la maison, et il y avait des réveillons homériques dans notre cour et des Dimanches consacrés à de longues conversations ponctuées de petits verres de rhum.

Il était donc là, et l’enfant de six ans prenait conscience non seulement de la présence, mais aussi de la personnalité du père.

Nous sommes donc en 1917, et le père qui n’est plus employé des bureaux de l’enrégistrement, a fondé une revue littéraire, L’ESSOR. Des hommes sortent de l’ombre pour devenir des présences éloquentes et l’image du père s’accompagne de ces gens­là, quelques-uns modestes, anciens employés de l’Enregistrement, qui lui sont restés fidèles, un Clément Beaugé, par exemple, célibataire qui aimait préparer ses propres sauces et enseignait à ma mère la vraie technique de la choucroute à l’allemande ; à la Noël il avait toujours pour nous quelque jouet. Mais l’enfant aura surtout été sensible aux rhéteurs : un Thomas Lechaud, écrivain précieux et conversationnaliste éblouissant ; Félix Viard, grand chasseur qui nous tenait haletant par le récit de ses meilleurs coups de fusil, de plus écrivain et un séducteur à qui résistaient peu de belles ; Louis Henri Durand, le poète des « Roses Rouges ». Nous foncions sur les livraisons de la revue pour y déchiffrer leurs signatures. La situation de l’édition étant telle que nous le savons en Haïti, peu d’entre eux ont publié, mais ils constituaient par eux-mêmes une ouverture vibrante sur un « autre » monde auquel nous n’avions pas accès, piétinant encore dans les balbutiements de l’abécédaire.

En dehors des beaux parleurs, des professionnels brillants comme Dr Félix Coicu et d’autres encore, à la profession pas claire pour moi aujourd’hui, rentiers, peut-être vivant du produit de loyers rendus moins incertains par la paix américaine : un Victor Thomas, qui écrivait aussi, occasionnellement ; un Charles Duplessis qui adorait les soupes au choux de ma mère et reniflait en passant par la porte pour savoir s’il s’attablerait.

Or, il est évident que ces hommes faisaient partie de cette personnalité émergente du Père, lui-même brillant causeur.

J’en avais perdu le cordon ombilical, et il faut croire que nous naviguions autour et au milieu de ces gens-là avec l’importance de nos questions. Car une « scie » avait pris naissance sur leurs lèvres : « quand tu auras sept ans… quand ils auront sept ans », l’âge de raison, en ce temps-là…