Philosophie

ETUDE DE DEONTOLOGIE MEDICALE HIPPOCRATIQUE

Ethiopiques n°72.

Littérature, philosophie, art

1er semestre 2004

La déontologie médicale grecque est née lorsque le médecin chercha à élever sa profession au rang d’art. Il se mit en effet à réfléchir aux conditions matérielles et intellectuelles de celle-ci, qu’il compléta par des conditions déontologiques. Une des conditions intellectuelles eut un impact direct sur les rapports du médecin au malade : c’était celui qui affirmait le caractère rationnel des maladies et minimisait la part du surnaturel dans l’étiologie. A partir du moment, en effet, où il fut conscient qu’il n’était pas en lutte contre des démons ou des esprits, mais qu’il avait affaire à un être humain sur qui il exerçait son savoir et son savoir faire, le médecin grec sentit la nécessité d’asseoir un certain nombre de règles destinées à rendre la plus harmonieuse possible sa relation avec le patient. Tel est le cas dans la Collection Hippocratique, où la déontologie traite abondamment des rapports du médecin au malade. Cette Collection regroupe une soixantaine de traités de médecine rationnelle produits pour la plupart à l’époque d’Hippocrate, c’est-à-dire au Ve / IVe s. av. J.-C., le reste s’étalant entre l’époque hellénistique et le début de l’ère chrétienne. Le malade y occupe une place importante, comme l’indique ce passage tiré du livre I des Epidémies, qui figure parmi le premier groupe de traités :

« L’art, dit l’auteur, est constitué par trois termes : la maladie, le malade et le médecin. Le médecin est le serviteur de l’art ; il faut que le malade s’oppose à la maladie de concert avec le médecin ».

Les Hippocratiques réfléchirent donc très tôt au meilleur type de relation qui devait exister entre eux et le malade, convaincus que si le médecin collaborait avec ce dernier et installait en lui les conditions d’une bonne psychologie, il accroissait ses chances de guérison. Ce qui a donné lieu aux plus belles propositions de déontologie médicale de l’antiquité, propositions qui, cependant, devront être observées dans une perspective historique, dans la mesure où une partie d’entre elles a évolué dans le temps, tandis que les autres sont demeurées des constantes de la déontologie hippocratique. Cette démarche permettra d’apprécier l’évolution de la déontologie hippocratique sur la période qui va du Ve s. av. J.-C. au début de l’ère chrétienne.

Il convient, par ailleurs, au cours de cette étude, de débusquer les faux développements en apparence éthiques mais qui, dans le fond, cachent d’autres préoccupations ; comme c’est le cas des critiques contre la cupidité de collègues, où l’on peut soupçonner des rivalités plus qu’une intention de moraliser.

Aujourd’hui, face aux questions de déontologie et d’éthique posées par l’émergence des nouvelles technologies biomédicales où l’intérêt de la personne elle-même n’est pas toujours pris en compte, et aussi face à une médecine qui, depuis la fin du XIXe s., a eu tendance à se déshumaniser au fur et à mesure qu’elle devenait plus scientifique et plus technique, il est bon de redécouvrir la déontologie médicale hippocratique, qui, par la place qu’elle a donnée à l’homme, par son humanisme, n’a cessé d’inspirer un grand nombre de codes déontologiques depuis l’antiquité jusqu’à nos jours.

Le Serment dit d’Hippocrate est sans doute le document auquel on pense tout d’abord, parce qu’il a connu une postérité particulièrement remarquable. [2]

Daté de la fin du Ve s. av. J.-C., ce serment contient, malgré quelques écarts, l’essentiel de la déontologie médicale que professait Hippocrate en personne dans son école de l’île grecque de Cos ainsi que partout où l’exercice de sa profession l’amena. Voici le texte intégral [3] :

« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin, de remplir, selon ma capacité et mon jugement, ce serment et ce contrat : de considérer d’abord mon maître en cet art à l’égal de mes propres parents ; de mettre à sa disposition des subsides et, s’il est dans le besoin, de lui transmettre une part de mes biens ; de considérer sa descendance à l’égal de mes frères, et de leur enseigner cet art, s’ils désirent l’apprendre, sans salaire ni contrat ; de transmettre les préceptes, les leçons orales et le reste de l’enseignement à mes fils, à ceux de mon maître et aux disciples liés par un contrat et un serment, suivant la loi médicale, mais à nul autre.

J’utiliserai le régime pour le bienfait des malades, suivant mon pouvoir et mon jugement ; mais si c’est pour leur perte ou une injustice à leur égard, je jure d’y faire obstacle. Je ne donnerai à personne une drogue mortelle si on me la demande, ni ne prendrai l’initiative d’une telle suggestion. De même, je ne remettrai à aucune femme de pessaire abortif. C’est dans la pureté et la piété que je passerai ma vie et exercerai mon art. Je n’inciserai pas non plus les malades atteints de lithiase, mais je laisserai cela aux hommes spécialistes de cette intervention. Dans toutes les maisons où je dois entrer, je pénétrerai pour l’utilité des malades, me tenant à l’écart de toute injustice volontaire, de tout acte corrupteur en général, et en particulier des relations amoureuses avec les femmes ou les hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou entendrai au cours du traitement, ou même en dehors du traitement, concernant la vie des gens, si cela ne doit jamais être répété au dehors, je le tairai, considérant que de telles choses sont secrètes.

Eh bien donc, si j’exécute ce serment et ne l’enfreins pas, qu’il me soit donné de jouir de ma vie et de mon art, honoré de tous les hommes pour l’éternité. En revanche, si je le viole et que je me parjure, que ce soit le contraire ».

Plusieurs éditions et traductions de ce serment existent [4]. Nous avons choisi celle-ci, la dernière en date en français, à cause de l’extrême précision avec laquelle les notions grecques sont rendues.

Le Serment est un contrat entre un maître, chef d’une famille médicale, et un disciple étranger à la famille, auquel le contrat précise les conditions à remplir pour être accepté dans la famille. Ces conditions sont matérielles dans la première partie du texte, et éthiques dans la seconde.

Après la première partie qui nous renseigne, entre autres, sur l’organisation de la médecine – enseignée tout d’abord au sein de familles ou corporations fermées sur elles-mêmes, afin sans doute de se protéger contre les charlatans, puis ouvertes peu à peu à des disciples étrangers à la cellule familiale -, vient la partie concernant l’éthique, riche de thèmes actuels encore de nos jours. Il en est ainsi du harcèlement sexuel : le médecin jure faire preuve de retenue, de maîtrise de soi, en se retenant de séduire les femmes trouvées sur place dans les maisons, ou les jeunes esclaves, ou en présence d’objets précieux. D’autres thèmes importants développés ont trait à la confidentialité sur ce que le médecin voit ou entend pendant l’exercice de sa fonction, ou même en dehors de celui-ci, ou encore à l’indispensable respect de la vie à son stade initial comme à son stade final.

L’idée centrale du Serment demeure cependant que le médecin doit, en toutes choses, viser l’utilité, l’intérêt du malade. Le traité des Epidémies I, probablement antérieur au Serment et peut-être écrit par Hippocrate lui-même, proclamait la maxime suivante qui, au delà de la médecine, valait pour tous les arts, puisque ceux-ci, tout comme la politique parmi une multitude d’autres arts, ont tous été créés pour l’utilité des hommes [5] : « Avoir dans les maladies deux choses en vue : être utile ou du moins ne pas nuire » [6]. Ce qui veut dire qu’à défaut d’être utile au malade, il ne fallait pas aggraver son cas. Maxime de haute portée dans la pratique médicale, qui paraît une évidence, mais qui ne fut toujours appliquée. A l’époque d’Hippocrate, les erreurs des médecins dans le diagnostic et le traitement des maladies étaient nombreuses, dues, pour la plupart, à l’ignorance et à son corollaire, le charlatanisme, alors fort répandus. La Collection Hippocratique abonde de critiques de ces errances dans lesquelles tombaient parfois, semble t-il, même de bons médecins. Six siècles plus tard, Galien, médecin grec de l’époque romaine, revenu de ses illusions d’étudiant, et désormais convaincu de l’opportunité et de l’utilité de rappeler cette maxime, écrira cette réflexion dans son Commentaire aux Epidémies I [7] :

« Pour ma part, je pensais autrefois que cette maxime était insignifiante et indigne d’Hippocrate. Je pensais, en effet, que pour tous les hommes il était clair qu’il faut que le médecin vise au mieux l’utilité des malades, sinon le fait de ne pas leur nuire. Mais quand j’ai vu bien des médecins réputés accusés à juste titre pour ce qu’ils avaient fait soit en pratiquant la phlébotomie, soit en baignant, soit en donnant un médicament, ou du vin, ou de l’eau froide, j’ai compris que peut-être à Hippocrate lui-même une telle chose était arrivée et qu’en tout cas nécessairement cela était arrivé à bien d’autres médecins de son temps ; et, à partir de ce moment-là, j’ai estimé au dessus de tout, si d’aventure je devais administrer quelque puissant remède au malade, d’examiner au préalable en moi-même non seulement combien je serai utile en atteignant mon but, mais aussi combien je nuirais en ne l’atteignant pas. Je n’ai donc jamais rien fait sans avoir auparavant moi-même pris soin, au cas où je n’atteindrais pas le but, de ne nuire aucunement au malade. Au contraire certains médecins, à la manière de ceux qui jettent les dés, en cas d’échec, apportent un très grand dommage aux malades. Sans doute, pour ceux qui apprennent l’art, je sais que, comme ce fut mon cas, la maxime « être utile ou ne pas nuire » paraîtra ne pas être digne d’avoir été écrite par Hippocrate ; mais pour ceux qui exercent désormais la médecine, je sais parfaitement que la force de la formule apparaîtra ; et s’il arrive que par suite de l’usage aventuré d’un remède fort le malade meure, ils comprendront au plus haut point la force de ce qu’Hippocrate a conseillé maintenant ».

Pour ne pas nuire au malade, il fallait, entre autres, une compétence professionnelle acquise grâce à un long apprentissage commencé tôt (« la vie est courte, l’art est long », lit-on au tout début du fameux traité hippocratique des Aphorismes : le médecin « opsimathe », c’est-à-dire ayant appris la médecine sur le tard, risque d’acquérir plus de théorie que de pratique médicale, avertit l’auteur de Préceptes (IIe ou Ier s. av. J.-C.) [8].

Le traité ancien du Régime dans les Maladies Aiguës contient un slogan exemplaire sur la nécessité d’une pratique médicale consciencieuse se traduisant par l’exécution des opérations chirurgicales selon les normes, afin, d’une part, d’éviter des douleurs aux patients, et, d’autre part, par souci de passer, dans l’opinion, pour meilleur que les autres, ce qui garantissait une clientèle fidèle. Voici le texte en question :

« Les opérations qui doivent être bien faites et régulièrement, il faut les faire bien et régulièrement ; celles qui réclament rapidité, il faut les faire rapidement, celles qui doivent être faites proprement, il faut les faire proprement ; celles où la main doit agir sans douleur, il faut les exécuter avec le moins de douleur, et dans tout le reste également, il faut l’emporter sur les autres en faisant mieux qu’eux ».

La compétence devait s’allier à la prudence. Dès les traités anciens, les innovations thérapeutiques trop hardies et non suffisamment éprouvées étaient condamnées par les Hippocratiques qui n’hésitaient pas, a contrario, à remettre en question certaines pratiques traditionnelles erronées que personne ne songeait plus à remettre en cause, mais que beaucoup appliquaient aveuglément. Naturellement, cette dernière démarche n’était possible que si le médecin avait le goût du perfectionnement, par l’approfondissement de ses recherches et la mise à jour permanente de ses connaissances. Exigence à laquelle ne se pliaient naturellement que ceux parmi eux qui considéraient que l’art médical n’était pas découvert une fois pour toutes, mais que les découvertes continuaient de s’y produire progressivement. La recherche du perfectionnement était un gage de l’honnêteté du médecin vis à vis du patient.

La nécessité de la prudence affirmée par les Hippocratiques s’exprime de nos jours, symboliquement, par le miroir qui surmonte le bâton d’Esculape [9], symbole des médecins.

Mais la recherche de l’utilité du malade a un prix : les malheurs que le médecin récolte. Le métier par lequel il éloigne des autres la douleur est source de peines pour lui qui l’exerce. Le préambule de Vents 2 – discours public médical daté du dernier quart du Ve s. av. J.-C. et attribuant à l’air la cause de l’ensemble des maladies – insiste sur la condition du médecin. Avant de définir la méthode et l’objet de la médecine ainsi que les limites qu’elle s’est fixée, l’auteur, qui répond à des détracteurs féroces de la médecine, commence par évoquer la dure condition du médecin. Voici un extrait de ce préambule devenu fameux :

« Parmi les arts, il en est certains qui sont pénibles pour leurs détenteurs mais très utiles pour leurs utilisateurs, et qui apportent aux profanes un bien commun mais ne causent aux praticiens que du chagrin. A une telle catégorie d’arts appartient celui que les Grecs appellent la médecine. En effet le médecin voit des spectacles effrayants, touche des choses répugnantes, et à l’occasion des malheurs d’autrui récolte pour lui-même des chagrins. Les malades au contraire échappent, grâce à l’art, aux maux les plus grands, maladies, affliction, souffrances, mort ; car c’est à tout cela que s’oppose la médecine » [10].

Ce texte hippocratique a conditionné par la suite l’image du médecin, perçu dans l’imaginaire populaire comme celui qui fait don de soi pour les autres. Le médecin y apparaît comme l’alter ego du dieu titan de la mythologie grecque Prométhée, bienfaiteur des hommes, qui a volé le feu à Zeus pour le donner aux humains, – ce feu d’où sont nés tous les arts et donc la civilisation. Mais en retour de sa philanthropie, le titan récolta de pénibles souffrances : il fut en effet condamné à être cloué sur un rocher abrupt battu des tempêtes aux confins de l’Europe, dans un désert inhabité, le foie dévoré par un aigle, et ce supplice devait durer tant que Zeus règnerait. Ce prototype de personnage qui fait don de soi pour sauver les autres, qu’on rencontre déjà chez Homère (IXe s.av. J.-C.) [11], influencera le christianisme.

Platon, dans la République [12], défendra le point de vue selon lequel la médecine est un art au service du malade, à l’image de tous les arts du reste, qui ont été inventés non pour atteindre un service personnel, mais plutôt pour le service du public. Du reste, le médecin, ô iatriques, fait partie, dans la tradition grecque, de la classe des dèmiourgoï, c’est-à-dire « des professionnels au service du peuple » (de ô dèmos, « le peuple » et èrgazomaï, « je travaille »). Ainsi, dans cette pensée antique, la médecine ne visait-t-elle ni l’avantage de la médecine elle-même, ni celui du médecin, mais celui du patient.

En dehors du Serment, un autre texte rend éminemment compte de la richesse de la déontologie hippocratique : il s’agit du traité intitulé « Quel doit être celui qui apprend l’art médical ? », ou « Testament d’Hippocrate » selon la tradition arabe, un écrit récent [13] qui ne figure pas dans les éditions actuelles d’Hippocrate. Nous proposons l’œuvre en entier, parce qu’elle ne manque pas d’intérêt pour le médecin de tous les temps :

 

« Celui qui doit apprendre l’art médical d’abord doit être de naissance libre, avoir des biens à profusion, être jeune, de taille équilibrée, fort, bien sous tous rapports ; avec un tel corps, pour l’esprit, il doit être intelligent, sociable, efficace, sage, courageux et, en tant qu’elles sont des qualités relevant de l’esprit, il doit se préoccuper de bonne humeur et d’égalité d’âme. Qu’il ne soit pas avide d’argent, et qu’il n’aie pas le cœur dur, mais qu’il soit plutôt rapide et plein de compassion, à la fois réfléchi et silencieux ; car souvent les malades font retomber sur nous leurs problèmes physiques ou mentaux : il nous faut leur pardonner, car ce ne sont pas eux-mêmes qui nous violentent, mais l’indisposition que provoque en eux la maladie.

Il convient que le médecin ait la tête rasée de façon unie et égale et ne laisse celle-ci ni dégarnie ni chevelue ; ses ongles ne doivent pas dépasser de trop ni être en deçà du sommet des doigts.

Que l’habit du médecin soit tout blanc ou d’une couleur proche, doux au toucher et non rugueux.

Qu’il ne marche ni trop pressé ni avec abandon (ce n’est pas élégant), ni lentement : cela installe la nonchalance dans le corps et une grande paresse dans l’âme. Une fois chez le malade, si, s’étant rapproché de lui, il se rend compte que celui-ci a besoin de dormir, qu’il se mette à genoux et qu’il l’examine alertement et sans trembler. Cette position me semble plus harmonieuse et plus appropriée pour le médecin ».

Ce texte traite des qualités physiques, morales et intellectuelles que doit avoir celui qui se destine à la médecine. La plupart des propositions qu’il contient se trouvent dans d’autres traités récents de la Collection Hippocratique. Entre autres, le fait que le médecin doive être un homme réfléchi, voire grave, silencieux face aux troubles provoqués par le malade, non cupide ; que la sagesse, d’une manière générale, marque de son empreinte l’ensemble de son comportement, tout cela se trouve dans le traité d’époque chrétienne Bienséance, où le modèle du bon médecin est le sage stoïcien. L’auteur présente, au chapitre 12 de ce dernier traité, une sorte de mémento des points dont le médecin devait se souvenir en entrant chez le malade : « Lors de la visite (au malade), rappelez-vous la réserve, la retenue, la dignité, la gravité, la concision en parlant, le calme dans l’action, l’application, le soin, la réponse aux objections, l’imperturbabilité devant les désordres qui surviennent ».

L’image du médecin sous les traits du sage est récente.

Les recommandations sur les rapports du médecin à l’argent sont également exprimées dans le traité récent intitulé Préceptes [14], antérieur de peu à Bienséance :

« J’exhorte le médecin à ne pas mettre une dureté excessive (s.e. dans ses relations avec le malade), mais à tenir compte de ses ressources et de ses moyens ; parfois même, intervenez gratuitement….Si l’occasion se présente de prendre en charge un étranger pauvre, c’est surtout dans ces cas-là qu’il faut aider : car être humain avec les gens, c’est aimer l’art. Certains malades sentent bien que leur mal n’est pas sans danger, mais, grâce aux idées positives que suscite en eux l’humanité du médecin, ils retrouvent la santé ».

Cette attitude de retenue vis-à-vis de l’argent est inconnue dans les traités anciens. Certes, dans quelques traités de l’époque d’Hippocrate – Maladie Sacrée et Maladies des Jeunes Filles -, des auteurs pointent du doigt l’esprit de lucre de confrères : l’auteur de Maladie sacrée accuse certains médecins, qu’il traite de charlatans, de n’être pas au service du malade mais plutôt d’être des officiants « pressés par le besoin », à l’image du devin qualifié de fourbe charlatan dans l’Œdipe Roi de Sophocle, et accusé d’avoir « les yeux ouverts au gain » [15]. Dans Maladies des Jeunes Filles, également, une attaque en règle est menée contre les devins pour les avantages en nature qu’ils reçoivent de jeunes filles atteintes d’épilepsie et qui se confient à eux, tout comme, dans un passage de Préceptes, l’auteur s’en prend à des médecins qui, à ses dires, s’enrichissent sans vergogne sur le dos des malades riches. Mais faut-il prendre à la lettre toutes ces accusations, quand on sait que la médecine était payante et que tous les médecins se faisaient payer en échange de leurs soins ou de leur enseignement ? Ces auteurs n’ont-ils pas peut-être porté ces critiques parce qu’ils voyaient d’un mauvais œil l’intrusion intempestive, dans leur profession, d’individus qui leur prenaient leur clientèle ?

Quant aux recommandations sur les doigts, elles sont formulées dès l’Officine du médecin, traité ancien, où l’on lisait, au paragraphe 4 : « Les ongles ne doivent ni déborder les doigts, ni en laisser à nu les extrémités ; car c’est du bout des doigts que le médecin se sert ». Galien, médecin grec d’époque romaine (IIe s. ap. J.-C.), dans son Commentaire au livre VI des Epidémies, soulignera l’importance du soin des ongles pour les opérations manuelles.

Concernant la compassion et la compréhension envers le malade, elles sont des recommandations relativement récentes, absentes des traités de l’époque de l’Hippocrate historique, où le médecin affichait plutôt un regard objectif sur la douleur. Conscients de la psychologie altérée du malade [16] et de l’impact négatif que cela avait sur le processus de guérison, le médecin de cette époque proposait, pour y remédier, des recettes dans le strict cadre de l’art : les fameuses « gracieusetés » au malade qui apportaient soulagement et plaisir à celui-ci. Ainsi, dans ses notes, l’auteur d’Epidémies VI [17] attire l’attention du médecin sur les points à prendre en compte dans ce but :

« Gracieusetés pour les malades : par exemple, le fait d’agir avec propreté en ce qui concerne leurs boissons, leurs aliments, et dans tout ce que (le médecin) peut être amené à faire ; douceur lors du toucher ; autres gracieusetés : autoriser le malade à prendre ce qui ne nuit pas beaucoup ou est facilement réparable, par exemple l’eau froide là où il faut faire cette concession ; les visites, les discours, la tenue, l’habit, …la chevelure, les ongles, les odeurs ».

Galien a consacré un long commentaire à ces « gracieusetés » hippocratiques destinées à rendre la visite du médecin agréable pour le malade [18].

C’est dans cet esprit que l’auteur de Bienséance, chapitre 16, demande instamment au médecin de faire preuve de délicatesse en général, et notamment en matière de diagnostic. Le médecin doit, selon l’auteur, veiller à « faire toutes choses avec calme, avec aisance, cachant au malade, pendant qu’on agit, la plupart des choses ; l’encourageant avec gaîté et sérénité quand il le faut, tantôt le grondant vertement et sévèrement, tantôt le consolant avec attention et dévouement, ne lui montrant rien de ce qui va arriver ni de ce qui menace car bien des malades se sont retrouvés aux extrémités par cette cause, c’est-à-dire par un pronostic par lequel on leur annonçait ce qui menaçait ou ce qui allait survenir ».

Ce secret médical, à l’époque où vécut le grand Hippocrate et même bien plus tard, n’existait pas. Le médecin grec du temps d’Hippocrate, qui, pourtant, condamnait la théâtralité et l’ostentatoire, était, malgré tout, soucieux d’éveiller l’admiration du malade et de son entourage par un pronostic bien fignolé par lequel il révélait, sans qu’on ne lui dise rien, mais seulement après avoir apprécié un ensemble de signes, l’état présent, antérieur et futur du malade. Evidemment, sa compétence éclatait au grand jour si le diagnostic était juste. Galien, bien plus tard, utilisera le même procédé, ce qui permet de conclure que dans l’antiquité, il n’y a pas eu une attitude uniforme et continue vis-à-vis du secret médical.

Dans le traité d’époque hellénistique Préceptes, l’usage des gracieusetés s’est poursuivi, et la gaîté est ajoutée aux qualités du médecin idéal : « Je n’interdis pas d’être agréable, écrit l’auteur ; c’est une recommandation qui mérite d’être faite au médecin » [19]. Ailleurs, dans Bienséance [20], on lit : « Il faut que le médecin ait en lui un certain enjouement » (eutrapèlia).

En aucun cas, bien entendu, ces « gracieusetés » ne devaient déboucher sur la vulgarité ou la familiarité, ni sur quelque forme d’excès que ce soit. Cela ne voulait pas dire qu’il fallait adopter la sévérité a contrario : car il ne fallait pas, non plus, que le médecin parût bourru et dur [21] . L’idéal du gentleman aristotélicien, fait tout entier de mesure et d’équilibre dans son comportement, tel devait être celui du médecin hippocratique.

Par ailleurs, les Hippocratiques anciens ou récents observaient l’humilité et la recommandaient : ils considéraient qu’il était bon que le médecin avoue ou au moins reconnaisse, le cas échéant, son incompétence et sollicite l’aide d’autres médecins.

Enfin, dans la première tradition hippocratique, le médecin répondait à toute demande fondée ou urgente de soin. Il soignait systématiquement les malades de toutes les origines, et quel que fût le degré de gravité de leur mal, y compris les cas dépassés. Mais à un moment donné, au cours du IVe s. av. J.-C., il fut recommandé aux médecins de refuser de prendre en charge les cas graves, d’une part, parce que l’échec portait préjudice à leur carrière, les diplômes qu’ils pouvaient exhiber pour protester de leur compétence en cas d’échec n’existant pas alors ; et, d’autre part, parce que les affections qui dépassent les moyens dont dispose l’art médical ne relèvent plus de lui, pensaient-ils.

CONCLUSION

On aura remarqué que les Hippocratiques n’ont presque pas abordé la partie de la déontologie touchant aux rapports entres confrères. En revanche, dès le Ve s av. J.-C., le médecin hippocratique a cherché à soigner sa relation avec le malade en mettant en place certaines normes physiques, intellectuelles et morales auxquelles il devait se conformer. S’il existe parmi celles-ci un noyau qui n’a pas varié tout au long de l’hippocratisme, certaines prescriptions présentent une nouveauté. Notamment, alors que les traités anciens présentent une déontologie essentiellement axée sur l’exercice professionnel, à l’exception du Serment, où les recommandations de pureté et de piété renvoient à une image du médecin empreinte de sagesse -, les traités récents présentent le médecin sous les traits du professionnel doublé du sage. Ce phénomène a été favorisé par la morale populaire grecque, ainsi que par l’expansion de la littérature morale qui a abondé à partir d’Aristote, sans compter l’apport des écoles philosophiques stoïcienne et épicurienne, ainsi que celui aussi de la littérature didactique romaine représentée entre autres par Sénèque et Horace dont les Lettres à Lucilius, pour le premier, et les Epîtres, pour le second, sont parsemées de sentences. Galien se distinguera dans cette conception qui fait du médecin un sage, comme Platon le fit quelques siècles plus tôt pour l’homme politique, en écrivant l’opuscule « Que le bon médecin doit aussi être philosophe ». Hippocrate, à travers les commentaires que Galien a faits sur son œuvre, va passer pour un sage : une des raisons qui expliquent l’engouement qu’aura, pour la déontologie hippocratique, l’Arabie musulmane dont on connaît l’influence sur le Moyen Age occidental.

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

BOURGEY, Louis, « La relation du médecin au malade dans les écrits de l’école de Cos », Colloque de Strasbourg, 1975, 209-228.

CAMPBELL, D., Arabian medicine and its influence on the middle ages, Londres, 1926, t. I.

DEICHGRAEBER, Karl, Medicus gratiosus. Untersuchungen zu einem griechischen Arztbild. Testamentum Hippocratis und Rhases’ De indulgentia Medici, Wiesbaden, 1971, 119p.

EDELSTEIN, Ludwig, « The professional ethics of Greek physician », Bull. of the History of medecine, XXX, 1956, 391-419.

GOUREVITCH, Daniel, Le triangle Hippocratique dans le monde gréco-romain. Le malade, sa maladie et son médecin, B.E.F.A.R., 251, Ecole Française de Rome, 1984.

JOUANNA, Jacques, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, 160-201.

KUDLIEN, Fridolf, « Medical ethics and popular ethics in Greece and Rome », Clio Medica, V, 1970, 91-121.

MICHEAU, F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, Paris, 1990.

SOW, Mame S.,« La personnalité du malade vue par le médecin dans les traités hippocratiques », in Mame S. SOW (éd.), Dépendance et Liberté : l’Afrique et le monde méditerranéen dans l’Antiquité, Colloque tenu à Dakar, 16-21 déc. 1985 ; Térébi, Canada, Toronto, 1990, 301-310.

[1] Université Ch. A. Diop de Dakar.

[2] Voir le grand nombre de serments et codes qu’il a inspirés, in Histoire de l’Ethique Médicale et Infirmière : contexte socioculturel et scientifique, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000 ; remarquer entre autres : le Serment Chrétien du Moyen Age, p.84 et, plus près de nous, le Serment des infirmiers dit Serment de Nightingale (1893), p.225 ; le Serment de Genève (1948), p.276. Le Serment antique a également inspiré le Serment français (1976). Même le Code International d’Ethique Médicale (1949), qui introduit de nombreuses innovations relatives aux relations entre médecins ou aux devoirs généraux des médecins, a conservé les principes hippocratiques de relations entre le malade et le médecin.

[3] Traduction J. JOUANNA, Hippocrate, Paris, PUF, 1992, p.523.

[4] Cf. entre autres : E. LITTRE IV, p. 628-633, texte grec et traduction française, précédé d’un argument ; L. EDELSTEIN, « The Hippocratic Oath », Bulletin of The History of Medicine, Suppl. I, 1943 ; The Hippokratische Eid, Zurich and Stuttgart, 1969, texte grec avec traduction anglaise et commentaire ; Ch. LICHTENTHAELER « Le Serment d’Hippocrate, analyse d’ensemble », in Rev. Méd. Suisse Romande, 100 : 1001-1011 ; 1980.

[5] Tel était aussi le point de vue de PLATON sur les arts en général, dans République I 340 c sqq. . C’était aussi la conception des Sophistes pour qui c’était là le fondement de la supériorité de l’état de culture sur celui de nature.

[6] Ch. 5. Le livre I des Epidémies, qui en compte sept, est un traité de médecine environnementale qui décrit le climat annuel dans l’île de Thasos, ainsi que les maladies qui affectèrent les populations. Thasos correspond à la Thrace, partagée au début du XXe s. de notre ère entre la Grèce à l’Ouest, la Turquie à l’Est et la Bulgarie au Nord.

[7] Traduction JOUANNA, in « La lecture de l’éthique hippocratique chez Galien », p. 215 sq.

[8] Voir Préceptes, c.13 Littré IX, 268, 6.

[9] Et non le caducée, qui est le bâton à deux serpents du dieu grec Hermès, messager des dieux de l’Olympe, avec lequel on confond le symbole des médecins.

[10] Vents c. JOUANNA 102,5 / 3103,1 = Littré VI, 90, 4 sqq.

[11] Iliade, XX, 297sqq.

[12] PLATON, République I 340 c sqq.

[13] Ier ou IIe s. ap. J.-C. ; éd. K. DEICHGRÄBER, 1970.

[14] Cf. Préceptes, c.6 ; cf. également c.7 Littré IX ? 258, 16 sqq./ 262, 1 sqq. ; voir aussi Bienséance (IIe s. ap. J.-C.), c. 5, Littré IX, 232, 11.

[15] Œdipe Roi, vers 388. Il s’agit en fait du devin Tirésias, vieillard parfaitement honorable, qu’Œdipe affuble de cette image injurieuse de faux devin lorsque ce dernier lui eut révélé qu’il était la cause de la peste qui dévastait Thèbes.

[16] Cf. un passage comme celui du traité de l’Art, c.7 : « Quant aux malades, ne comprenant pas ce qu’ils souffrent, ni pourquoi ils souffrent, ni les conséquences de leur état présent, ni ce qui advient dans des cas semblables aux leurs, ils sont, au moment où ils reçoivent leurs ordonnances, en état de souffrance, envahis de doute sur l’avenir, pleins de leur mal, vides d’aliments, désirant dès lors recevoir ce qui favorise la maladie plutôt que ce qui est propre à les conduire à la guérison, non pas parce qu’ils veulent mourir, mais parce qu’ils sont incapables de ne pas lâcher pied [ face à la maladie], au lieu de s’opposer à elle ». Mais aussi d’autres textes font allusion aux perturbations causées par la maladie ; cf. Prorrhétique II c. 3 éd. Littré IX 14, 4 sq. ; Bienséance c. 12 éd. Littré I, 240, 1sq. Voir également le Testament.

[17] Epidémies VI, c. 5, par.1.

[18] GALIEN, In Hippocrat. Epid . VI, éd. Kuhn XVII B, 144,9 – 152,12.

[19] Préceptes 10, éd. Littré IX 266, 12sq.ch.

[20] Bienséance ch. 7, éd. Littré 236, 3sq.

[21] Cf. Le traité du Médecin, ch.1, éd. Littré IX, p.204, lignes 6 sqq.