Littérature et conflit

LES CONFLITS DANS L’ŒUVRE POETIQUE DE JOSEPH ANOUMA

Ethiopiques n°72.

Littérature, philosophie, art et conflits

1er semestre 2004

Le continent africain est en proie à des conflits divers. De nombreux Etats ont été confrontés à des coups d’Etat et à des rebellions armées qui ont ébranlé leur équilibre. Ces crises récurrentes se sont accentuées au point de donner de l’Afrique une image d’un continent asphyxié par strangulation. Les médias ne cessent de rendre compte, pour ainsi dire quotidiennement, des conflits qui y ont lieu. Les arts en général et notamment la musique, le roman, le théâtre et la poésie développent aussi le thème des conflits en Afrique. Le dernier genre cité, à savoir la poésie, nous intéresse particulièrement ici. Une idée fort répandue fait percevoir la poésie comme étant éloignée des préoccupations immédiates. Il est vrai que la poésie a une dimension « autotélique ».Elle peut faire retour sur ses propres fondements et n’avoir pour objet qu’elle-même. Dans cette perspective, la poésie est intransitive en ce que son objet n’a pas d’utilité immédiate. Le lecteur du poème sera surtout sensible ici aux images, aux rythmes ; bref, à la beauté du texte qui rend à la langue son essence intrinsèque. Si cette vision de la poésie n’est pas erronée, loin s’en faut, il faut convenir que le genre poétique ne saurait être réduit à la dimension précédente. La poésie de Joseph Anouma, bien qu’elle soit exploitable dans son aspect intransitif, prend aussi en compte les problèmes de l’Afrique. Ce n’est donc pas un hasard si nous avons choisi d’étudier « les conflits dans l’œuvre poétique de Joseph Anouma ». La question suivante servira d’épine dorsale à l’étude : Comment la poésie de Joseph Anouma aborde-t-elle la question des conflits ? Ainsi, nous poserons les fondements de notre démarche méthodologique avant de développer les points concernant les différentes manifestations des conflits : l’approche de la théorie des catastrophes et l’optimisme du poète.

 

  1. LES FONDEMENTS METHODOLOGIQUES

L’ensemble de l’œuvre du poète constitue le « substratum » de notre démarche méthodologique. En effet, il n’est pas possible d’entrer dans l’univers d’un créateur en mettant au second plan sa création. C’est celle-ci qui nous fournira les éléments de notre analyse. Sans l’œuvre comme source fécondante de l’herméneutique, tout travail d’approche du texte littéraire est voué à l’échec. Pour mener à bien notre étude sur les conflits dans l’œuvre poétique de Joseph Anouma, nous avons pris en compte toute la production de ce dernier pour avoir une vue synoptique du sujet. Le rapport constant au texte poétique permet ainsi de dégager les grands axes de notre réflexion en vue de mettre en relief la cohérence de la pensée du créateur. Car toute œuvre emprunte une direction précise, nonobstant les apparentes contradictions de départ. Une analyse rigoureuse du matériau de départ, que Gaston Bachelard appelle « materia prima », débouche sur le sens de l’œuvre dont le poéticien tentera de tracer les sillons sans en explorer de façon exhaustive les contours. Jean Burgos le dit bien en ces termes :

« C’est dire que le texte poétique ne peut être saisi que dans la globalité de tout ce qui le nourrit et lui permet d’être ce qu’il est, mais sans pour autant lui donner un sens. Car le recensement, si minutieux fût-il, de tous ses éléments mêlés, conscients et inconscients, collectifs et personnels, la prise en considération de leur ordre et de leur mode d’émergence, de leur organisation même, vont permettre tout au plus de dégager un certain nombre de significations [ ], mais le poétique n’est en rien maintenu par ces significations auxquelles il échappe toujours en renvoyant plus loin. Or, c’est cette quête du sens au-delà qui définit l’essence du poétique ».

La quête du poétique n’est donc pas une entreprise aisée. Elle est sibylline. La première étape de la saisie du thème des conflits dans l’œuvre poétique de Joseph Anouma nous conduira à présent à étudier les différentes configurations des conflits.

  1. LES MANIFESTATIONS DES CONFLITS DANS L’ŒUVRE

Les conflits sont l’expression de la rencontre d’éléments, de sentiments contraires. Le registre des oppositions, des luttes est au cœur des conflits. Ceux-ci mettent à nu la violence sous toutes ses formes. Le poète est dans la cité un observateur rigoureux du réel entendu comme le réel sensible. Mais, à la différence d’un simple chroniqueur, la description que fait le poète de la réalité immédiate a un surcroît d’âme et est « surdéterminée ». Le poète a conscience de son appartenance à la cité.

C’est la raison pour laquelle il s’exprime ainsi dans « Pas cadencés » : « Sache que nul poète n’est issu du royaume des dieux. Mais de la race des hommes Il est fils de son peuple » (p. 23). Il dit aussi dans « Les matins blafards » « Je suis l’incarnation du peuple » (p. 18). S’il réclame quelquefois de quitter le monde, c’est qu’il a conscience de la violence qui y règne. Il s’exclame dans « Kirie », extrait de J’ai perdu mon berceau : « Extirpe-moi des ronces / De ce monde » (p. 18). Joseph Anouma décrit la violence sans détour. Elle est tant et si bien décrite que le poète nous donne l’impression de la brandir pour peut-être mieux l’exorciser.

Le poète cerne tous les contours de la violence. Celle-ci concerne aussi bien les éléments de la nature en ébullition comme les tonnerres, les tremblements de terre, les volcans en éruption, que la violence provoquée par les êtres vivants et notamment par les hommes. L’œuvre poétique de Joseph Anouma nous montre une saisie phénoménologique de la violence. C’est exactement une vue complète de la violence telle qu’elle apparaît à sa conscience de créateur. Le poème « Champ mortuaire II », extrait de Champs magnétiques, montre bien le visage multiforme de la violence. Si la violence est inhérente à la nature elle-même, c’est celle qui est occasionnée par l’homme qui apparaît de façon récurrente dans l’œuvre. Et justement les conflits naissent parce l’homme à perdu son humanité, sa capacité de vivre en harmonie avec son prochain. Les victimes des conflits, des barbaries humaines retiennent l’attention du poète. Il pense notamment aux enfants de Soweto dans L’Enfer géosynclinal :

« Aux Enfants de Soweto [.]

Les mères sont des bateaux ivres de tempête

Leurs enfants commémorent les martyrs de Soweto

Et le dur refrain des balles retentit

Sur les parois rouges de l’espace

Six cents plus soixante morts

Et des milliers de blessés » (p. 17).

Le souvenir des événements sanglants d’Afrique du Sud est une obsession pour le poète. Dans L’Elytre incendiaire, le poème « Braises et cendres » rend compte justement de la permanence des faits dans la mémoire :

 

« Nous avons souvenance des laves de Sharpeville

Nous avons souvenance des sanglots de Soweto

A Langa les couches néritiques se parfument de chair

Vive

Et les vautours planent sur Prétoria

Là où le placenta des morts-nés

Sert d’arôme aux femelles AFRICANERS » (p. 15).

Plus loin nous lisons :

« Un grand songe fait tanguer les ailes de notre conscience

Amères les dernières nouvelles jaillies des flancs de Johannesburg

Amers les poèmes qui se vêtent des cris d’orphelins

Amers les chants de criquets aux cloques de sang coagulé

Tout nous est goût amer » (p.17).

Déjà dans Les Matins blafards, le poète écrivait :

« Sharpeville

Les vagues de malheurs

Déferlent sur l’échine de mes frères

Sharpeville

Les fils de fer barbelés

Arrachent la chair innocente » (p. 17).

Les conflits sont occasionnés par les hommes, ceux qui sont guidés uniquement par leurs propres intérêts. Le poète met à nu les causes des conflits en Afrique en ces termes dans L’Elytre incendiaire :

« Comment hisser la paix au haut sommet de La dent-de-Man

Quand les maîtres de céans gavent le peuple de mensonges ?

Comment tendre la cordée de fraternité aux nœuds d’émeraude

Quand de grotesques mains parfument l’Afrique

De sang noir

Faisant prospérer les usines à coups-de-matraques

A – coups – d’apartheid – à coups – de – tribalisme

Comment rêver hors des aboiements de chiens

Des détonations de napalm

Des détonations de bazookas » (p. 33).

Le poète s’inscrit par conséquent dans une attitude de refus de l’injustice. Dans Pas cadencés, le poète dénonce les responsables des crises africaines. Les exemples suivants sont révélateurs.

« A ceux qui nous fauchent l’herbe sous les pieds

A ceux qui nous arrachent le pain quotidien

A ceux qui rient de nous baignant dans l’opulence

Nous ouvrirons béante la bouche du volcan » (p. 15).

« Feu aux hymnes de câlins duvets

Feu à ceux qui édifient leur royaume

Sur le dos d’autrui

Feu à ceux qui prostituent l’homme

Prônant le capitalisme » (p. 24).

Le poète est donc au cœur des problèmes de la cité. Il décrit la violence des conflits et dénonce les injustices et leurs auteurs. La poésie de Joseph Anouma est en relation avec le monde. Elle plonge ses regards inquisiteurs sur les conflits et en révèle, pour ainsi dire, les tenants et les aboutissants. Il faut ici noter que dans l’écriture poétique les conflits ne sont pas éludés. Nous avons sans cesse un registre d’oppositions. Mais l’écriture n’en reste pas à ce stade. Ce qui nous conduit à nous pencher sur le processus des catastrophes.

  1. LES CATASTROPHES

Au sens premier du terme, une catastrophe est un bouleversement qui entraîne un malheur effroyable et brusque. Nous ne prendrons pas le mot de catastrophe dans cette acception. Il s’agit ici d’une théorie de la discontinuité dont le père est René Thom. En voici les points saillants :

« Toute forme se définit comme une discontinuité dans les propriétés observables d’un espace substrat. Un « point catastrophique », c’est un point au voisinage duquel il y a discontinuité dans l’apparence du substrat. Cet accident morphologique est ensuite interprété par la présence d’une dynamique qui l’engendre ».

Nous entendons donc par catastrophe les diverses ruptures au sein de l’écriture elle-même. Nous avons vu précédemment que la violence est au cœur des conflits. Et l’écriture développe de façon accentuée une thématique où les positions de toutes sortes apparaissent. Mais est-ce que l’œuvre poétique de Joseph Anouma nous montre des ruptures par rapport au thème des conflits ? En effet, il faut dire que le poète lui-même use de la violence comme moyen de salut. Il refuse d’être la victime passive des conflits. La violence appelle la violence. Mais à la différence de la violence injustifiée dont sont responsables les destructeurs de l’Afrique, celle prônée par le poète établira le retour de la justice. Ce n’est pas un hasard si nous lisons dans Pas cadencés :

« Feu aux hymnes de câlins duvets

Feu à ceux qui édifient leur royaume

Sur le dos d’autrui

Feu à ceux qui prostituent l’homme

Prônant le capitalisme » (p. 24)

Le feu est justement l’un des modes d’expression du poète. Il sert de passage d’une réalité à une autre. Le feu est comme une semence qui permettra la germination d’une réalité neuve. Pas cadencés :

« Et nos preux roucoulent

En quête de nouvelles femelles

Leur phallus embrase la matrice

De l’éternelle semence » (14).

De la même manière, l’élytre qualifié d’incendiaire est aussi une hypostase du poète en ce que l’action de celui-ci vivifie et purifie comme le feu. La notion de catastrophe est opérante ici parce qu’à l’intérieur même de la violence il y a passage d’une violence négative à une autre positive. Et la négativité bien souvent se métamorphose en positivité. Pas cadencés :

« Mais à quoi bon craindre de mourir

Puisque nous sommes des enfants déshérités

La mort point n’est infortune

La mort une délivrance » (p. 11).

Même lorsque l’espoir semble perdu, il resurgit toujours comme par enchantement. Le poème « Le chaos des rêves » extrait des Matins blafards exprime bien le passage du désespoir à l’espoir :

« [.]Abandonné à tous les vents

A tous les miasmes

Je porterai l’espoir jusqu’aux doigts écorchés des tam-tams » (p. 10).

La mort n’est point une fin. Car la lutte portera des fruits. Les matins blafards :

« [.]L’arme de la liberté n’est pas émoussée

Ils ne sont pas morts

Ceux dont on célèbre les funérailles » (p. 14).

Et dans cet autre extrait des Matins blafards, le poète réaffirme son espoir malgré la situation présente : « A présent parmi les débris d’herbes fauchées une ère nouvelle venue d’au-delà des sources sacrées s’épanouit » (p. 29). L’espoir se nourrit des difficultés de l’heure. La vie elle-même est faite de discontinuités. Celles-ci font partie d’un « continuum » naturel. Senghor dit justement à ce propos, dans Dialogue sur la poésie francophone :

« Je pense que la situation dans laquelle nous nous trouvons est naturelle ; c’est justement une situation génératrice de progrès. Car c’est dans la résolution des contradictions qu’il y a progrès ». Les conflits sont par conséquent des crises nécessaires. Ils ne sont pas des voies sans issue, mais préparent des lendemains meilleurs. D’où l’optimisme du poète.

 

  1. L’OPTIMISME DU POETE

Jean Burgos, parlant de « l’écriture de la ruse et le régime dialectique », donne les indications suivantes :

« Images de l’étendue spatiale et de la ligne d’horizon, du chemin à parcourir et du regard captateur, de la mesure et de l’arpentage ; images gravitant autour de la relation à établir, de la liaison à assurer, de l’obstacle à surmonter, de la limite à dépasser ; images du chemin parcouru, recensions et constats, inventaires et bilans. Mais images aussi de l’ensemencement, de la germination, du mûrissement, de la fructification, du feu régénérateur, du recommencement et de l’éternel retour ».

L’œuvre poétique de Joseph Anouma développe, nous l’avons vu, des images venant souvent du monde végétal. Or ce monde-là est un indice qui montre son formidable optimisme. L’Elytre incendiaire :

« Quand les cendres auront fertilisé la terre glaise

Nous dresserons des sillons à perte de vue [.] » (p. 17).

Dans Les Matins blafards, cet extrait du poème « Elegia » le montre bien aussi :

« Dans l’espérance de la survie

Un noyau peut encore se cramponner à la matrice de la terre » (p. 22).

Cet autre extrait qui clôt le poème « Tendresse » dit la croyance en la renaissance inscrite dans la nature. « C’est la sempiternelle germination/ Sur la terre féconde » (p. 54). La nature est un substrat qui nous enseigne que tout renaît perpétuellement. Et le poète croit en la moisson future. Le vers suivant tiré du poème « Souffles volcaniques » extrait de L’enfer géosynclinall’affirme : « Car chaque semence est porteuse de moisson » (p. 40). La mort n’est donc pas un terme, mais nous prépare à une autre naissance. La vie est de l’autre côté de la finitude existentielle. La parole poétique donne en partage l’espoir d’une vie radieuse et porte en ses gênes une promesse de l’espoir en général et de l’espoir des hommes en particulier. L’Enfer géosynclinal :

« Je ne cherche pas tant à m’accrocher à la vie

Qu’à vivifier l’espoir des hommes » (p. 22).

Nonobstant les angoisses inhérentes aux conflits les plus meurtriers et aux vicissitudes de l’existence même, le poète, tel un prophète, nous dit que demain sera un beau jour. La thématique de l’espoir est développée dans l’ouvre non pas en tant qu’étape transitoire, mais comme but ultime. Le futur nous dit l’espoir d’un jour nouveau. L’Elytre incendiaire :

« Demain les mots recouvreront leurs sens

Dans la germination de la pierre philosophale » (p. 80).

La cité que prophétise le poète fera disparaître les faillites, les imperfections et les tares du monde présent. Il n’est pas étonnant que le poète dise dans le poème « Le coma » tiré de J’ai perdu mon berceau : « Je rêve d’un jour nouveau » (p. 9), et que dans le poème « Profondeur » il s’exclame :

« Mais la colombe me chante l’espoir

Et c’est la beauté qui me tient compagnie » (p. 12).

L’optimisme est par conséquent au cœur de l’œuvre. Le chant, la danse et l’amour, qui apparaissent de façon itérative, en sont l’expression vivante et vibrante. Le couronnement que l’optimisme du poète inscrit dans l’œuvre est la paix chantée et célébrée. L’extrait suivant de L’Elytre incendiaire montre l’élan du poète vers la paix :« [.] Paix paix paix sur la terre de mes ancêtres qui veut la paix souscrit aux préceptes de la vie » (p. 51). Il en va de même dans J’ai perdu mon berceau où le poète s’exprime ainsi dans « Incantation » : « Chante chante l’éternelle paix » (p. 21). Les exemples sont nombreux où la paix est magnifiée. Mais il faut souligner que la parole poétique elle-même est un vecteur de paix. Certes elle peut être violente, mais c’est pour nous dire, en définitive, qu’il faut se servir de nos contradictions pour construire la cité de demain qui sera celle de l’union, de l’amour, de la justice et de la paix.

L’œuvre poétique de Joseph Anouma est riche en enseignements. Elle ne se dérobe pas face aux conflits. Car elle les exhibe, en montre les côtés pervers et les causes. Elle se révolte contre la déshumanisation de l’homme. Elle se sert de la violence comme d’une catharsis et affirme concomitamment que la déchéance peut être un lieu de salut. L’œuvre puise ses racines dans la nature en indiquant que celle-ci nous enseigne que la mort n’est pas une fin. La cité de demain est promise à l’homme. Et la parole poétique est un instrument de libération de l’homme.

BIBLIOGRAPHIE

  1. L’œuvre poétique de Joseph ANOUMA

ANOUMA, Joseph, J’ai perdu mon berceau, Les Sables-d’Olonne, Presses de l’Imprimerie Pinson, 1974.

– Les Matins blafards, Paris, Pierre Jean Oswald, 1977.

– Pas cadencés suivi de Champs magnétiques, Paris, Silex, 1981, « Coll. Poing ».

– L’Enfer géosynclinal, Abidjan, CEDA/NEA/FRAT-MAT, 1985.

– L’Elytre incendiaire, Abidjan, NEI, 1996.

  1. Etudes critiques

BURGOS, Jean, Pour une poétique de l’Imaginaire, Paris, Seuil, 1982, Coll. »Pierres Vives ».

DURAND, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.

GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1973.

MORIER, Henri, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, P.U.F., 1981.

SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916.

Université de Cocody-Abidjan.