Entretien

ENTRETIEN AVEC LEOPOLD SEDAR SENGHOR

Ethiopiques numéro 40-41

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

nouvelle série – 1er trimestre 1985 – volume III n°1-2

Entretien avec Léopold Sédar Senghor [1]

( …)

Léopold Sédar Senghor, vous êtes poète mais aussi critique de la poésie. Dans une préface célèbre, vous rappelez cette évidence majeure : « la Poésie n’est pas la Prose… », laissant entendre que la poésie demande une attitude de lecture radicalement différente de celle que suppose la prose. Diriez-vous, comme Valéry, que le poétique est ce qui naît des « résistances », d’une certaine « opacité » que le texte proposé ? Diriez-vous, comme le fait une certaine critique moderne en son jargon, que la poésie est fondamentalement « intransitive » ?

Je vous dirai que vous me posez là une question à la manière des Européens ! Ils ont devant eux un texte poétique et ils se disent : « comment, moi, de l’extérieur, entrer dans ce texte… ? ». En somme, vous me posez le problème comme le font les Européens en termes d’opposition. Et moi je vous répondrai en Africain : pour nous, le problème n’est pas là. Les peuhls, par exemple, définissent le poème comme un ensemble de « paroles plaisantes au cœur et à l’ oreil1e ». Ils parlent ici non en termes d’opposition comme vous le faites, mais en termes de symbiose. La Poésie, donc ce sont des « paroles plaisantes au cœur et à l’oreille », ce sont des paroles qui s’adressent non pas au réel quotidien, mais des paroles qui nous mènent à ce qui est derrière le réel, derrière les apparences ; ce sont des paroles qui nous font pénétrer à l’intérieur des choses et c’est à partir de cet intérieur des choses que, nous autres poètes africains, nous créons un nouveau monde plus réel que le monde réel.

Je réagis sans doute en européen, mais, lorsque je lis Senghor je ne puis m’empêcher de trouver de fort intéressantes définitions de la Poésie ! Dans la préface que je citais, vous écrivez encore : « la poésie ne vise pas à l’efficacité, elle est, par quoi elle est efficace, qui arrache l’âme et la retourne, tripes au soleil… ». Africaine ou universelle, il y a là une approche passionnante de l’être de la poésie…

Voyez-vous, nous sommes entourés d’un monde, nous sommes entourés par la nature. Aristote, à qui je reviens toujours, nous dit que pour comprendre la nature et la transformer – car il y a nécessairement dans la poésie l’idée d’une transformation – nous jouissons de trois facultés : la sensibilité (Aisthêsis) ; la volonté (Orexis) ; et l’esprit (Noûs). Tricot, dans sa traduction de l’édition Vrin, traduit le Noûs par « intellect ». Vous le savez comme moi, c’est un gros faux-sens. Le Noûs est, en fait, une symbiose de la raison discursive (Dianoia) et de la raison intuitive. Or, justement, nous autres négro-africains, pour comprendre le monde et pour le transformer en le pénétrant, nous nous servons surtout de la sensibilité et de l’intuition. Au lieu d’essayer seulement de comprendre, nous essayons de sympathiser, nous essayons de sentir. Un exemple : lorsque j’étais chef d’Etat, les notables qui venaient me voir ne me disaient pas comme en France : « Je veux que vous me connaissiez » ; ils disaient : « Je veux que vous me sentiez ».

Par la poésie, on se sert des apparences, des formes, des couleurs, du mouvement, du rythme, pour pénétrer à l’intérieur du réel jusqu’à l’essence de ce réel qui est mouvement et qui est forces. A travers les apparences, en fait, nous allons chez l’Autre qu’il s’agisse des animaux, qu’il s’agisse des hommes, qu’il s’agisse des Dieux. Nous renonçons à nous, pour nous assimiler à l’Autre, pour être l’Autre, pour vivre de la vie de l’Autre et pour créer un monde nouveau. Et c’est la raison pour laquelle les trois éléments essentiels de la poésie et surtout de la poésie négro-africaine – même si on peut les retrouver dans la poésie européenne, française en particulier – ce sont les images analogiques ou symboliques, c’est la mélodie polyphonique, et c’est un rythme, non pas un rythme simple mais un rythme fait de répétitions qui ne se répètent pas, un rythme qui repose sur le semblable et le différent c’est- à-dire, d’une façon générale, sur la Vie.

En réalité, je simplifie les choses : quand je parle de la poésie française, je parle de la poésie classique. Or, à un certain moment est intervenu ce que j’appelle la révolution de 1889, 1889 étant la date de publication de l’Essai sur les Données Immédiates de la Conscience de Bergson, la date aussi de la première pièce de Claudel : Tête d’Or.

Claudel, vous le savez, avait indiqué pour son texte un « accompagnement de tambours ou de tam-tams ». Il pensait aux nègres, alors que, quelques années auparavant, en 1873, Rimbaud avait publié Une Saison en Enfer où il écrivait : « je suis un nègre… » et où il proposait une nouvelle esthétique fondée sur le dérèglement des sens, sur l’interpénétration des sens, sur l’image analogique et le rythme… Bergson, pour sa part, écrit qu’il faut aller à l’Autre, s’unir à l’Autre, vivre « dans l’Autre », et il emploie, pour ainsi dire, un langage négro-africain, se servant d’ailleurs, pour mieux se faire comprendre, d’images symboliques. Cette révolution de 1889 est capitale : c’est elle qui a permis à l’Ecole de Paris, école de peinture et de sculpture, d’adopter cette esthétique africaine annoncée par Rimbaud.

Venons-en plus précisément, si vous le voulez bien. à votre œuvre poétique. Elle apparaît à la fois comme affirmation et défense d’un ordre limpide des choses – ordre traditionnel, ancestral, immuable – mais comme questionnement et, pour ainsi dire, mise en projet d’un nouveau mode de relation entre les êtres voire entre les cultures…

C’est exactement mon intention. Dans Une Saison en Enfer, Rimbaud poursuit un double objectif : d’abord définir une nouvelle esthétique, nous le disions, et en même temps réaliser cette esthétique en son chant, en créant un monde nouveau, un monde et un homme nouveaux, avec une sensibilité nouvelle, une imagination nouvelle, une fraternité nouvelle. Et Rimbaud a vécu jusqu’à sa mort sa mission, sa prophétie : il est allé vivre chez les nègres en Ethiopie… Or c’est ce que, d’une certaine façon, j’ai voulu faire de mon côté. J’ai voulu exalter les valeurs de la Négritude, exalter l’homme noir et – à travers les valeurs de la Négritude – rejoindre mes frères des autres continents et des autres races. Je vous renvoie à ce sujet à la meilleure thèse sur mon œuvre poétique, écrite par Marie Madeleine Marquet et qui porte justement sur le métissage dans mon œuvre.

N’y a-t-il pas lieu, cependant, de distinguer dans votre production des recueils comme Chants d’Ombre, Hosties Noires, Ethiopiques – dont l’intention didactique, j’allais dire politique, est assez évidente ­ des Lettres d’Hivernage ou de

Nocturnes ? Il me semble que, contrairement aux premiers textes cités, ceux-ci sont d’un ton différent : plus secret, plus intime…

Il n’y a pas lieu de distinguer parce que, justement, Nocturnes et les Lettres d’Hivernage sont constitués de poèmes d’amour : en somme c’est la poésie la plus intime mais en même temps la plus universelle, car sous tous les cieux la poésie, par définition, c’est la poésie amoureuse de l’union avec l’Autre, de la symbiose avec l’Autre. Dans mon cas, cette poésie amoureuse est la plus personnelle et, dans le même temps, elle s’inspire de la poésie la plus spécifiquement sérère : des « Kindioums », des chants de lutte et de travail. Dans ces chants de lutte, la jeune fille accomplie, chante son « noir élancé » son fiancé, car il ne suffit pas qu’elle soit belle, il faut aussi qu’elle soit chanteuse, il faut qu’elle soit une poétesse. Voici par exemple ce poème qui est chanté à plusieurs voix mais qui peut être aussi psalmodié :

dâankim n’ ngel ne m fe ‘kaa lamb laa mi caala a yuube

Il y a trois accents dans chacun des deux vers. C’est une jeune fille qui a vu triompher son fiancé, son noir élancé, et elle compose un poème que je traduis ainsi :

« Je ne dormirai point sur l’arène je veillerai le tam-tam de moi est paré d’un collier blanc »

Son tam-tam, c’est son cœur.

Les Elégies Majeures n’apportent-elles pas une nouvelle dimension à votre création ? N’y avez-vous pas essayé notamment une liaison plus accentuée entre les plans affectifs, politiques, et culturels ou interculturels ?

Mais exactement. Je crois que les Elégies Majeures sont pour moi ce que les Cinq Grandes Odes sont pour Claudel…

…« Les Muses ! Aucune n’est de trop pour moi… »

Vous voyez, par exemple, je suis en train d’écrire, c’est-à-dire de vivre, deux autres élégies. Une Elégie pour Amilcar Cabral : on le présente d’abord comme un héros de la résistance contre l’occupation coloniale portugaise et je sais que, en même temps, Amilcar Cabral aimait le Portugal comme une mère et il souhaitait l’entrée du Portugal dans la Communauté Economique européenne . Je chante Amilcar Cabral qui fait justement la liaison entre le combat pour la liberté et le combat d’amour avec les autres hommes, ses frères. J’écrirai aussi une Elégie pour Soundiata Keita, parce que Soundiata Keita, le plus grand empereur du Mali personnifie l’épanouissement de la civilisation négro-africaine du Moyen-Age.

En somme, dans les Elégies Majeures, je chante les grandes idées mais aussi les grands sentiments. Vous trouverez dans le recueil une Elégie qui a, depuis, été mise en musique, pour mon fils Philippe. Mais à la fin de l’Elégie des Alizés je chante même… ma belle-mère ! Dans une conférence que je donnais dernièrement à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Caen, j’y ai fait une allusion, disant qu’au Sénégal existe un adage selon lequel celui qui s’occupe de sa belle-mère fait une œuvre pie ! Naturellement ils sont tous partis d’un vaste éclat de rire… Mais cela fait également partie, voyez­vous, de mon œuvre.

Mohamed Aziza vous demandait il y a quelques annéesb [2] quels ouvrages et quelle forme d’art vous emporteriez sur une île déserte si, par on ne sait quel excès de barbarie, vous étiez amené à vous retirer loin des hommes. Je vous reposerais volontiers la question mais en la précisant sous l’angle de la poésie. Et d’abord, quel livre de Senghor emporteriez-vous ?

Après mon élection à l’Académie Française, les éditions du Seuil ont publié mes six recueils de poèmes en un seul livre : j’emporterais uniquement ce livre. Je n’emporterais pas les Libertés.

Et parmi les poètes que vous aimez, lesquels choisiriez-vous ?

J’emporterais Une Saison en Enfer de Rimbaud. J’emporterais les Cinq Grandes Odes de Claudel. J’emporterais les Elégies de Reiner Maria Rilke. Et j’emporte­ais les œuvres de ce jésuite anglais que je considère comme l’un des plus grands poètes de langue anglaise des XIXe et XXe siècles : Gérad Manley Hopkins, son Naufrage du Deutschland notamment.

Vous avez souvent cité ces noms et ils ne m’étonnent donc pas. Mais je suis par contre régulièrement déçu de constater que vous ne signalez jamais Valéry – de qui, selon moi, vous êtes pourtant si proche parfois, tout au moins sur le plan de la conception théorique de la poésie ?

Je ne signale jamais Valéry parce que, s’il s’agit pour moi d’un grand poète, c’est un poète essentiellement français, un poète qui ne vit pas réellement ses poèmes ou plus exactement, qui les vit par l’esprit.

Et Saint-John Perse ?

Ah ! si, si… J’emporterais pour ainsi dire tout dans Saint-John Perse. Quand je l’ai lu pour la première fois, j’avais déjà publié mes deux premiers recueils de poèmes et des critiques avaient même dit que j’avais imité Saint­John Perse, alors que je ne l’avais jamais lu ! L’explication en est que Saint-John Perse est un créole et il est probable qu’il a du sang noir. Un professeur antillais a d’ailleurs écrit un livre dans lequel il prouve que le meilleur du poète, ses images, le rythme de sa poésie etc… sont empruntés à la civilisation créole. Si vous voulez, je ne citais pas Saint-John Perse parce que, dès la première fois où je l’ai lu, j’ai eu l’impression du déjà vu : les images analogiques, la mélodie, le rythme…

«  Il est en effet difficile de ne pas vous comparer au « conteur qui prend place au pied du térébinthe », habile vous-mêmes à cultiver « la terre arable du songe… ».

[1] Ce texte est un fragment inédit d’un entretien que Léopold Sédar Senghor a accordé à Serge Bourjea le 30 juin 1984, à Dakar. Le reste de cet entretien est publié dans la revue française Notre Librairie, sous le titre : Poésie et Francophonie.

[2] Voir Léopold Sédar Senghor la Poésie de l’Action, Stock. 1980. (Conversations avec Mohamed Aziza).