Développement et sociétés

EN LUTTE POUR L’AVENIR DU FRANCAIS

Ethiopiques n°56.

revue semestrielle de culture négro-africaine

2ème semestre 1992

Je serai grave, sans doute ennuyeux : l’empêcheur de « laisser le bon temps rouler… »

Pas facile de me dresser devant vous.

Pas facile de lire au matin ce que la nuit a dicté.

Pas facile de lire le blues. J’ai le blues…

Big Bitt Bronzy, se souvenant de son enfance, racontait une partie de pêche : son oncle et lui, faute de poissons, avaient capturé une grosse tortue qu’ils rapportèrent à la maison.

– Fais lui sortir la tête, dit l’oncle.

Et Big Bitt brandit un bâton devant la tortue.

Elle sortit la tête et happa ce bâton.

L’oncle coupa la tête et rentra dans la cuisine avec Big Bitt pour prévenir la tante.

A leur sortie dans la cour, la tortue n’était plus là.

Ils la retrouvèrent près du Bayou.

– Voila une tortue qui est morte et qui ne le sait pas, dit l’oncle.

Et il ajouta : « C’est ainsi que beaucoup de gens aujourd’hui ont le blues sans le savoir… »

Qu’ai-je observé, en vingt années d’enseignement du français dans un lycée technique parisien et dix ans passés à diriger un lycée professionnel de la proche banlieue parisienne, qui mériterait d’être dit ?

Comme vous tous, j’ai d’abord observé le glissement progressif du désir d’écrire et de lire – intact autrefois, ou facile à raviver même chez des élèves réputés « difficiles »-, à celui de seulement parler : je ne m’attarderai pas sur ce phénomène déjà ancien reconnu par tous, chaque jour aggravé, qui oblige par exemple le Doyen de la Faculté de Droit de Malakoff à faire de la première année d’étude une année de « remise à niveau » en français.

Les causes de cette dégradation sont connues, dont la plus déterminante est certainement l’invasion par la télévision des espaces occupés jusque là par la rêverie, la lecture, l’échange verbal, le jeu ou l’écriture. Notre tort aura été de pactiser avec cet ennemi que nous dénoncions mais que nous fîmes rentrer jusque dans nos classes. Cela, vous trouverez mieux que moi les mots pour le dénoncer.

Mais il est un autre mal, plus grave encore :

celui de l’altération du désir autrefois instructif de s’exprimer par le langage.

Bon ou mauvais élève, chacun ressentait un besoin identique, respectait un consensus quasi génétique : l’être était langage, avant tout. On pouvait être immoraliste de cette morale, car c’en était bien une, mais on ne s’en coupait jamais entièrement. Partout, en tous lieux, en toute classe sociale, les capacités d’expression étaient reconnues, admirées et voulues, y compris par ceux qui étaient les moins aptes à développer ces capacités. Et l’argot lui-même ne séduisait pas pour rien tant de poètes ou de linguistes…

Or voici venu le temps du silence…

Ce mal s’accomplit partout.

Je ne parle pas d’une Nouvelle-Guinée ou d’une Amazonie ; ou d’une terra incognitae que j’aurais été seul à explorer. Je parle d’un symptôme détecté en tout lieu, partout à la surface du globe, dans ce village des Astéries comme dans certains quartiers de New-York ou de Bruxelles, de Paris ou de Dakar ; à Berlin autant qu’à Sanaa ou Mexico.

Ce monde est celui des zones urbanisées, du modernisme tel que les lois du marché et celles, souveraines, du profit, ne cessent de le développer.

Dans ce monde-là, une langue n’est qu’accidentelle, jamais ressentie comme un facteur d’identité ou une chance.

Elle y est ressentie comme traîtresse parce que langue de celui qui a le pouvoir, langue des adultes de l’autre monde que l’on désespère de rejoindre, et à ce titre saccagé.

Elle devient l’instrument d’une anti-culture, vengeresse et iconoclaste.

Elle devient reductrice, mortifère, scaphandre au sein duquel on ne communique plus qu’avec son reflet dans le hublot, un océan de frustrations servant de tain à ce miroir.

Cette langue-là, qui n’est pas notre, qui n’a rien à voir avec ce que nous appelons une langue, ne sert plus à exprimer des sentiments ou des pensées. Close sur elle-même, absolument stérile, elle accroît encore un peu plus l’isolement.

Mats il n’est pas facile de mourir, même quand on n’a plus de raisons de vivre…

Et ce sont les béquilles des onomatopées, celles des mimiques, des tics, et peu à peu tout le corps appelle à l’aide.

Et le corps on le sacrifie, on le tatoue, on en code tous les mouvements.Le corps devient à lui seul tout le champ sémantique, vocabulaire de signes inscrits dans la peau, de doigts, de bras, de jambes sémaphoriques.

Et le corps ne suffit plus. Alors ce corps ou l’arme de tout ce qui peut agresser. Ou ce corps on le tue, on l’endort à grands coups de ces faux réveils que sont les drogues, on l’immobilise, on n’est bientôt plus relié qu’à lui seul, on s’en nourrit, on se dévore.

Je parle d’un mal si grand qu’il nous terrorise ; qu’il nous écarte de certains jeunes enfants plus sûrement que d’une peste, un mal si grand que nous sont poussés ces réflexes d’auto-défense qui nous maintiennent sans qu’on le sache à l’écart de certaines zones urbaines où même la police n’ose plus pénétrer.

Quelle langue, quelle qu’elle soit, parlera l’enfant qu’on assassine cette nuit à Bogota ou à Rio ?

Quelle langue, quelle qu’elle soit, parleront tous ces enfants soudés à leur walkman ?

Quelle langue parleront-ils à force d’avoir pour seule berceuse et pour seul chant de coq l’agression enregistrée d’un concert de hard-rock ?

Quelle langue, quelle qu’elle soit, parle l’enfant qui à quatre heures de l’après-midi rentre dans l’appartement désert de sa cité et s’enferme la tête dans un sac en plastique pour inhaler des solvants ?

Quelle langue à celui qui ne veut plus qu’on lui parle et qui ne veut plus parler ?

Partout le même silence.

Partout où les hommes ont cessé de maîtriser leur destin pour ne plus vivre qu’une réalité mécanique dans des espaces qu’ils ne savent plus arpenter parce qu’ils ne les ont ni choisis ni dessinés.

Partout où se juxtapose à ce réel dévalué un imaginaire envahi par les productions manipulatrices des publicistes et des marchands.

Partout enfin où les hommes n’accèdent plus à aucune dimension symbolique parce que les êtres et les choses ne font plus que passer, vite engloutis par la trappe de la sacro-sainte consommation.

Réel mécanique, imaginaire frelaté, symbolique, impossible, les trois dimensions de l’Amour, quand par la grâce d’une rencontre elles vivent ensemble, séparées.

C’est l’Amour qui se meurt.

Les conditions de l’Amour qui disparaissent. Il n’est pas de mot pour le dire.

L’absence d’Amour, quand on a manqué trop jeune à ce point-là, cette carence ne se dit pas.

Quand on est encore vivant mais que ce désir empêché est celui de chaque cellule la bouche se ferme et il s’en ouvre dix mille autres, chaque pore de la peau devient bouche par où fusent autant de cris.

C’est le langage même qui se trouve aujourd’hui menacé, c’est cette dimension sans laquelle nous cesserons d’exister en tant qu’hommes, au moins tels que nous concevons notre existence.

C’est le langage qui fout le camp, pas le français  ! Parce qu’en trop d’endroits sur cette terre, partout à nos portes, parfois chez nous, déjà, ce sont les conditions mêmes de l’existence d’une langue qui disparaissent.

Camus pouvait dire justement : « Douze heures par jour à l’usine et Tristan n’a plus rien à dire à Yseult ».

Il est des conditions à tout.

Il est des conditions au langage.

Nous avons parlé du langage comme nous le faisions aux temps des conquêtes euphoriques de certaines matières premières ou sources d’énergie. Mais ce qui nous était le plus naturel, ce qui nous était donné – l’air, l’eau, l’espace, la lumièr -, nous avons commencé à devoir le payer.

Et il en est de même de tous ces autres biens dont nul ne saurait se passer sous peine de ne plus être ou de ne pas devenir humain tout à fait : la chaleur des filiations reconnues, l’enfant nourri d’autant de tendresse que de lait, l’enfant aux dix mères qu’étaient ses tantes ou ses grand-mères, aux dix frères qu’étaient ses oncles ou ses grands frères, l’enfant fruit de caresses et de discours, l’enfant suc des rigueurs tendres…

Urbanisation outrancière, habitat vertical dressé dans des espaces trop vastes, atomisation des vies entre le travail et la chambre, sans autre relation entre eux que ces souterrains, ces rails, ces wagons d’une « Transportation » biquotidienne.

On parle ici, Acadie ou Pays Cajun, du « Grand Dérangement » comme d’un drame historique.

Et c’en fut un.

Mais que penser de vies dont le « dérangement » est permanent ?

Il y avait, dans les désordres anciens, tous les ferments des robinsonnades : la réalité acadienne ou cajun nous prouve à l’évidence que ces souffrances-là furent fécondes.

C’est qu’il y avait encore des arbres, encore des fleurs, des saisons, un million de mystères vivants, des oeufs tiédis dans le cocon des nids sous des caresses de ventres.

Un oisillon y frappait, à la porte du monde et l’on s’arrêtait à ce miracle chiffonné qui drôlement se tordait le cou pour saluer la gloire du monde.

Et le pygmée y trouvait les accents d’une mélodie de chasse, un étonnement de voix et de sifflet qui était le pépiement craintif et joyeux de l’oiseau juste né. La voix du chasseur naissait de cette voix-là.

Il y avait encore ces interrogations nées de la rencontre avec l’autre. On partait conquérir des terres et peu importait, au fond, la motivation épicière : c’était l’occasion de l’Echange, et jusqu’aux armées qui s’imprégnaient d’un climat, de coutumes, et qui s’en revenaient « au pays » avec, plus que sur la poitrine des médailles, au coeur des visions d’autres ciels, d’autres manières de vivre, de chanter et de rire.

Où sont donc passés les sept oncles du Panama de Blaise Cendrars ?

Que sera donc l’enfant des villes ?

A la Cité des Sciences, dans ma ville, les enfants collent à un appareil une oreille vite distraite pour découvrir le chant enregistré d’un oiseau. Que sera donc l’enfant des villes qui jamais n’aura vu la mer que dans l’aquarium de son téléviseur et qui jamais n’y aura lancé de galets ?

Que sera l’enfant des villes errant dans un univers sans jour ni nuit, se heurtant sans répit à ces miroirs que sont les projections modernes de notre seul intellect ?

Que sera l’enfant des villes dans le cercle sans centre et sans rayon de la seule communauté d’enfants livrés à eux-mêmes ?

Que sera l’enfant seul avec d’autres enfants seuls ?

Quel langage naîtra de ce monde-là

Ô Césaire ? Comment rentrer avec toi aujourd’hui au « Pays natal » ?

Comment retrouver ensemble le secret des « Grandes Communications » maintenant qu’il n’y a plus d’orage, plus d’autre pluie, de feuille et d’arbre que leur image dévoyée, et même plus personne pour s’en souvenir ?

Ô Whitman, le grand ancêtre, quel monde saluer sinon celui du descendant insultant l’héritage, l’Américain noir d’Afrique transportée, hurlant au milieu des gratte-ciel son désespoir ?

Ô Senghor, il n’est plus ni prière ni masque,

Ni même de langue pour les regretter…

Nous avons peur. Il nous faudra avoir plus encore que peur.

Il nous faudra ré-apprendre à croire.

En ce dernier lien, l’Ecole, où la rencontre est encore possible.

Croire, ce sera recréer à l’Ecole les conditions minimales de l’éclosion du langage.

Tout se tient.

Il nous faudra faire en sorte que tout se tienne, ré-activer ces vieux préceptes oubliés qui nous conseillaient, pour apprendre quoi que ce soit à Paul ou Jacques, de bien connaître Paul ou Jacques.

Et l’on ne connaît pas sans aimer.

On a invoqué ces crêpes que dans certaines écoles on fait faire aux enfants. Mais s’il est vrai qu’on ne saurait transformer la classe en cuisine pour tous ceux qui ont une maison où des adultes aimants leur font des crêpes, il faudra bien repasser par les crêpes en classe pour tous ceux à qui jamais on n’en fît.

« En lutte pour l’avenir du langage », c’est un enjeu que nombre de nos collègues vivent déjà.

Nous le ferons bien sûr chez nous en français mais avec moins de thèses et plus d’actes, moins de mots et plus de voix.

Il va bien falloir qu’on sacrifie à ce combat un peu de soi-même.

L’âme vaut peut-être qu’on lui abandonne, sous peine de n’avoir plus personne à qui le dire et plus personne à écouter, un peu de nos certitudes.

Il va bien falloir lutter, ce qui implique qu’on laisse un peu son champ dépérir pour aller combattre.

Il faudra bien sortir de nos bibliothèques si nous ne voulons pas courir le risque d’y ajouter des dictionnaires et des grammaires que plus personne ne viendra plus consulter.

La violence nous effraie ? Celle qui nous menace et plus encore celle que trop d’adolescents retournent contre eux ?

Quelle violence d’Amour il nous faudra pour vaincre ces violences-là !

Tout ce tient ? Alors il faudra que nous soyons pour ces gosses tout de nous. Tout de nous si nous ne voulons pas un jour, comme ce Frère des Ecoles Chrétiennes, que j’ai vu par temps de désert lever les bras au ciel dans un Sahel dévasté, ne plus avoir qu’à répéter, interminablement, ce seul mot d’après la mort des mots, tout de nous si nous ne voulons pas un jour ne plus avoir à dire que

« MISERE » !