EDUCATION ET VOIES DE DEVELOPPEMENT
Ethiopiques numéro 01
revue socialiste de
culture négro-affricaine
janvier 1975
Quiconque est en charge de quelque responsabilité en matière de développement ne peut éluder une réflexion spécifique sur les problèmes de l’éducation. S’il n’en est pas spécialiste, je pense que, plutôt qu’en jouant la circonspection, c’est en tenant un rôle de provocation raisonnée qu’il pourra y rendre quelque service.
Je prie donc le lecteur d’excuser dans mes propos les passages qui lui paraîtront arbitraires ou relever de la littérature d’humeur : les libres réflexions que je lui soumets ne prétendent, ni constituer une dissertation exhaustive sur le sujet
– ceci demanderait de plus amples développements et des références précises aux expériences en cours
– ni s’ordonner en propositions directement opérationnelles. Je souhaite qu’elles soient simplement reçues comme une contribution aux révisions éventuellement déchirantes qu’il faut entreprendre dans certaines approches, et d’abord dans la plus difficile, celle du recul que nous devons prendre par rapport aux catégories et aux réflexes hérités de notre propre éducation !
Pour aborder le débat avec un minimum de clarté, il est important de préciser de quels systèmes d’éducation on se préoccupe, et sous quels aspects on peut concevoir qu’y interfèrent les voies de développement.
Il y a, dans une société, de nombreux processus éducatifs qui éventuellement se chevauchent, s’allient ou se contrarient. L’un des premiers et des plus naturels est celui de l’éducation au sein de la famille. Ses données sont à prendre en considération pour comprendre certaines attitudes, certaines motivations. Cependant, l’évolution de l’éducation familiale résultera surtout de (l’impact des autres formes d’éducation, de révolution de la société dans son ensemble, j’écarte, pour ma part, l’idée de l’intégrer dans un processus organisé sous forme systématique. Il reste que le champ qui s’offre à l’organisation des actions éducatives est extrêmement vaste et concerne l’ensemble de la population. Je m’en voudrais de retomber dans le travers des catégories constituées à priori et qui évoquent des oppositions trop tranchées. Il est tout de même commode de rappeler, à titre de points de repère, qu’y trouvent leur place les systèmes d’éducation à dominante « scolaire » : enseignements, formation professionnelles, etc…et ceux à dominante « extra-scolaire » : actions éducatives de tous ordres s’adressant, en dehors de l’école, à des « cibles » variées : jeunes, adultes dans leur ensemble, femmes, urbains ou ruraux, professionnels, etc…
Il n’est pas une de ces formes d’éducation qui ne puisse être érigée en système, c’est-à-dire en organisation ayant un minimum de structures cohérentes pour la mise en oeuvre, dans un but précis, d’une action éducative selon des critères définis et avec des moyens déterminés.
On conçoit donc toute l’ampleur que peut prendre l’organisation de l’éducation. S’il existe une action volontariste de développement, les interférences entre cette action et l’organisation éducative pourront s’établir au niveau de deux préoccupations principales :
– la première préoccupation est celle du type de société : des choix aussi fondamentaux que ceux d’une société libérale ou d’une société socialiste, qui sont des choix politiques au niveau le plus élevé, établissent nécessairement une sorte de superstructure orientée où doivent s’insérer tous les autres systèmes ;
– la seconde préoccupation est celle de la stratégie économique retenue pour le développement. Cette stratégie n’est indépendante ni du choix précédant, ni de choix complémentaires à caractères aussi fondamentalement politiques – notamment en ce qui concerne les échanges de tous ordres avec les autres Etats. Mais elle ne peut, de toute façon que reposer sur des possibilités reconnues et exploitées selon telles ou telles séquences d’investissements et d’actions ; elle détermine nécessairement des secteurs privilégiés : agriculture, industrie, etc… et des modes d’intervention préférentiels ; populations concernées, types d’entreprises, modalités d’emploi des hommes constituent autant de données qu’une politique d’ensemble de l’éducation doit prendre en considération.
Nul doute donc qu’un lien suffisamment précis doive exister entre les caractéristiques du développement et l’ensemble des actions éducatives s’exerçant au sein de la société : qu’il s’agisse de « valeurs » à préserver ou à acquérir, d’attitudes à combattre ou à développer, de connaissances a inculquer, il n’est pas de voie de développement qui n’implique la formation des hommes dans une certaine optique, et a tel ou tel niveau de quantité et de qualité. Une éducation prétendument « neutre » en regard des exigences du développement me paraît une dangereuse illusion.
Certaines remarques préalables me semblent toutefois s’imposer d’emblée.
Il est évident qu’une action éducative généralisée et bien adapte est un puissant levier du développement ; mais il ne faut pas en exagérer (l’aspect d’élément moteur premier, originel du développement. Je crois qu’on ne souligne pas de façon suffisamment explicite la valeur de la proposition inverse : à savoir que le mouvement doit se prouver d’abord en marchant ; ceci veut dire que les actions mêmes de développement, avec les moyens disponibles, doivent être engagées, amorcées dans le sens désiré, en intégrant éventuellement des actions éducatives, mais sans attendre nécessairement la disponibilité de produits d’une éducation mieux adaptée. Il est aussi important pour l’éducation que le développement se traduise déjà par un minimum démonstratif sur le terrain, qu’il est finalement décisif pour le dynamisme du développement que les systèmes d’éducation lui soient accordés.
Très concrètement, il est vain d’espérer initier le développement grâce à l’éducation, si une action suffisamment dynamique dans le sens de ce développement n’est pas entreprise parallèlement et ne prend pas un minimum de caractère tangible, démonstratif des intentions et des possibilités. Par exemple, même si l’on privilégie le monde rural dans l’éducation fondamentale, cette orientation restera sans effet si une action directe d’amélioration des conditions de vie de ce milieu n’est pas entreprise avec les moyens disponibles. L’impact des réalisations effectuées a donc un effet en retour particulièrement important sur le succès de l’éducation : c’est un test de crédibilité.
On a vu, d’autre part, que l’évidence s’impose de liens étroits qui doivent se tisser entre Education et Développement. L’analyse est, par malheur, rarement poussée assez loin et de manière permanente sur l’ensemble de ces points de contact. Au stade le plus habituel,l’effort porte essentiellement sur un « programme », un catalogue de connaissances que l’on estime nécessaire dans tel ou tel processus éducatif, et sur la quantité d’individus qui devront lui être soumis.
D’entrée de jeu, la recherche pédagogique s’en trouve orientée plus vers l’apprentissage de « matières » ou vers certaines formes de vulgarisation que sur les facteurs du comportement et des notions de valeurs, dont les modifications sont donc abandonnées au hasard redoutable des dominantes de l’environnement des individus.
Cette insuffisance d’analyse et d’attention à l’ensemble des liens entre l’Education et le Développement aboutit au paradoxe qu’il n’y a pas de pédagogique globale au niveau de l’individu dont pourtant l’unité doit être saisie, mais que, par contre, un même type de pédagogie orientée sur une « transmission du savoir » tend à s’appliquer à des catégories très différentes : enfants scolarisés ruraux et urbains, jeunes non scolarisés, adultes de ces mêmes milieux. Or, au moins au niveau de certaines grandes distinctions, une différenciation des approches et des méthodes est indispensable. Dans un tel contexte, le danger le plus grave est que la « voie » du développement soit transmise elle-même comme un savoir imposé plutôt que d’être l’inspiratrice d’une pédagogie orientée vers les éveils nécessaires.
Enfin, une troisième observation, que je crois tout à fait essentielle, est celle de la distorsion temporelle inévitable qui existe entre l’entrée d’un individu dans un processus éducatif de quelque durée, et sa disponibilité pour la vie active. Par exemple, dans la succession des cycles d’enseignement hérités de la colonisation en Afrique francophone, nous sommes liés à une échelle de temps très contraignante : toute réforme de base mise en place aujourd’hui dans l’enseignement primaire n’aura son plein effet que dans six ans sur ses propres produits, dans douze à quinze ans sur la plupart des autres formations, voire dans vingt ans sur des cadres supérieurs qui, de plus, ne détiendront de véritables leviers de commandos que d’ici à trente ans.
J’insiste sur ce problème d’écart temporel, car si l’on évoque souvent les écarts « de résultats » qualitatifs et quantitatifs entre les produits espérés de l’éducation et ceux qu’elle fournit effectivement, je pense que l’on n’a pas suffisamment en vue la durée réelle du temps de latence impliquée par certains processus d’éducation pour que, même s’ils sont efficaces, cette réussite se traduise dans les faits par la rénovation des ressources humaines pour le développement. Et que dire du temps nécessaire à une refonte d’ensemble de tels systèmes si l’on tient compte du délai nécessaire de surcroît pour un nouveau type de formation des formateurs !
Je résume mes trois remarques préalables : nécessité d’une manifestation concomitante dans le milieu des efforts de développement, insuffisance très générale d’une analyse suffisamment complète et raisonnée des liens éducation-développement, apparition tardive de l’impact du point de vue du développement de certains systèmes d’éducation.
Ces trois remarques me paraissent pouvoir sous-tendre de manière assez constante, aussi bien la critique que l’on peut faire des systèmes d’éducation qu’une dialectique de proposition.
Il est frappant de constater le caractère général de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise de l’éducation » : elle dépasse aussi bien le cadre des pays africains que celui des pays en voie de développement. Toutefois, je crois que cette crise est ressentie avec une acuité particulière dans les pays d’Afrique francophone, et j’avoue que c’est surtout leur exemple qui constitue la source de la plupart de mes réflexions.
Pour illustrer mon propos sur l’inadaptation qui caractérise assez généralement les systèmes d’éducation actuels par rapport aux besoins, je reprendrai la distinction que j’ai déjà faite entre systèmes à dominante scolaire et systèmes à dominante extra-scolaire tout en me réservant d’apporter un certain nombre d’observations à propos de ce clivage.
Il est devenu banal de constater que, compte tenu des charges écrasantes qu’ils imposent aux budgets nationaux, et singulièrement à ceux des pays en voie de développement, la plupart des systèmes de type scolaire apparaissent en discordance criante avec les besoins du développement.
Il n’y a pas lieu d’être original sur ce point, et je me bornerai à dresser le tableau clinique des carences de cet enseignement tel que bon nombre d’entre nous le ressentent : la vie paysanne est absente de l’horizon scolaire, les fallacieux jugements de valeur comparatifs sur les « manuels » et les « intellectuels » ne sont pas combattus ; la coupure culturelle avec le monde traditionnel est aggravée par l’aspect abstrait et formel des connaissances et des techniques où l’on enferme l’accès au monde moderne, alors qu’une relation expérimentale avec le milieu et la vie sociale doit toujours être maintenue ; cet aspect abstrait et passif de la formation fait que l’on « attend » un emploi tout fait, sans esprit d’initiative ni capacité d’adaptation ; souvent, les formations techniques spécialisées elles-mêmes ne répondent pas aux besoins réels de l’exercice du métier. Enfin, socialement, les nouvelles générations ainsi formées n’aspirent qu’à bénéficier de la situation des privilégiés de la précédente génération. Cette vue sclérosée, et ce prétendu droit à des places toutes faites sont des facteurs de stagnation de la société, porteurs en même temps de crises stériles.
Dans de tels systèmes, la réussite ne se mesure qu’en fonction de critères introvertis : de même que certains tests dit d’« intelligence » ne mesurent en définitive que la capacité de réponse aux tests d’intelligence, la réussite dans beaucoup de systèmes scolaires mesure surtout la seule aptitude à réussir à l’intérieur du système. Comme, de surcroît, le choix des formateurs se fera – grosso modo – selon les mêmes critères, la boucle est bouclée et il devient rapidement impossible d’interrompre le cycle de reproduction en vase clos qui s’institue.
Cette description s’applique encore malheureusement à la plupart de nos systèmes scolaires. Elle démontre qu’il n’a nullement été tiré leçon des trois observations générales que j’ai mises en exergue.
L’analyse des liens avec les exigences du développement est restée au niveau de la révision très partielle de certains programmes et de l’orientation de certains flux. Il n’a pas été véritablement perçu que l’écart temporel introduit par le système imposait de lui-même une ouverture permanente sur le monde extérieur. Cette ouverture n’existant pas, il n’est plus même question, si des projets significatifs de développement se déroulent, d’en faire prendre conscience à l’école, de les utiliser pour la valorisation du cadre éducatif.
Ainsi, l’univers scolaire s’est coupé de la vie même, sans grandes possibilités de rétablir cette communion.
Une coupure tout aussi grave me semble exister dans la plupart des actions, des systèmes d’éducation extra-scolaires. Du fait même que le cadre scolaire est ici dépassé, que les bénéficiaires de cette éducation restent pour l’essentiel dans le cadre de leur vie quotidienne, on pourrait penser que la communication entre l’Education et le Développement est plus directe. De fait, on peut relever un certain nombre de points de contacts : soucis manifestés par certains programmes d’alphabétisation fonctionnelle, relations entre certains projets de développement et l’animation rurale, etc… Cependant, ce genre de communication est loin d’être suffisamment répandu. Surtout, il existe une coupure fondamentale au niveau des attitudes et des mentalités : l’éducation extra-scolaire est trop souvent coupe des sources culturelles, du monde intérieur des populations auxquelles elle prétend s’adresser. Dans ces conditions, elle inculquera au mieux certaines connaissances et certaines habitudes.
Elle ne pourra déboucher sur une auto pédagogie permettant aux intéressés eux-mêmes de prendre conscience de leurs problèmes et de chercher à les résoudre dans le cadre des moyens qui doivent leur être rendus accessibles par le type de développement choisi.
Si l’on recompose un panorama global des maux du système d’éducation, on peut donc le caractériser par son manque d’adaptation sous deux aspects principaux : défaut d’ouverture des systèmes scolaires sur le monde extérieur, inadaptation des actions éducatives extrascolaires aux perceptions et motivations des groupes auxquels elle s’adresse.
Les réussites partielles que l’on peut opposer à ce tableau clinique ne doivent pas masquer que c’est l’inadaptation qui domine et que les expériences ou les réformes engagées ne garantissent nullement, même à terme, sa disparition.
J’insiste sur cette inadaptation généralisée des systemes d’éducation, car elle est particulièrement négative tant pour l’apport effectif des individus aux tâches du développement que pour l’adhésion et la participation de l’ensemble de la population. Dans un tel contexte, la recherche de l’adhésion du plus grand nombre s’orientera inévitablement vers des formes de vulgarisation et de propagande éloignées des préoccupations véritablement éducatives.
Si l’on veut bien suivre la logique de ce qui précède, les propositions que l’on peut faire pour rétablir une meilleure liaison entre les systèmes d’éducation et les voies de développement découlent assez naturellement des carences constatées.
En ce qui concerne les systèmes scolaires actuellement clos sur eux-mêmes, il faut les faire « éclater » sur le monde extérieur par un certain nombre de procédés : quelle que soit la voie de développement choisie, l’éducation doit pouvoir être en communication immédiate avec les valeurs qu’elle implique et les données de l’environnement.
Pour être effective, cette communication ne doit pas être aménagée au travers de la seule réforme de « matières », de « programmes », toujours axée sur la transmission de connaissances.
D’une part, c’est la finalité même de chaque cycle de scolarité qui doit être revue pour elle-même en fonction des exigences du développement, et non en relation prioritaire avec les autres composantes du système éducatif : si une large fraction de la population doit demeurer dans le monde rural, l’éducation de base doit être axée essentiellement sur cette perspective, et on sur l’accès à un autre cycle d’éducation (cas actuel du passage de l’enseignement primaire à ’enseignement secondaire).
D’autre part, la nécessité d’une pédagogie globale des perceptions et des attitudes et de la connaissance du monde extérieur conduit nécessairement, au-delà de réformes complètes du contenu des systèmes, à une révision fondamentale des méthodes : importance accrue de la maîtrise du corps et des aptitudes gestuelles ; alternance réelle avec le milieu sans altération factice de ce dernier pour lier les observations et les connaissances (biologie, technologie, etc…) ; le nouveau rythme même de la scolarité, sa nouvelle structuration pourront aller jusqu’à des modifications radicales de l’architecture même de l’école (suppression de la « classe » fermée assignée à un seul groupement d’élèves) et de son implantation (dispersion éventuelle en fonction des besoins de contact avec le milieu),
Le problème clé de la mise en forme de telles réformes fondamentales, que je ne peux définir de manière absolue puisqu’elles dépendent précisément des objectifs, des lieux, et des moments du développement, me parait être en toute occasion celui du corps dit « enseignant ».
Il y faut une telle mutation de mentalité que seules des mesures radicales pourront faire faire quelques progrès dans ce sens : on est obligé de penser à des solutions plus ou moins « chinoises » de passages obligatoires et répétés dans la vie active. Je pense qu’il faut réfléchir de manière très précise aux ajustements possibles de ce principe (qui pourrait d’ailleurs être bénéfique pour d’autres que pour les enseignants : les magistrats, notamment…). Il me paraît en tout état de cause que seul ce bain de vie active pourrait recycler valablement les maîtres ou professeurs actuels issus du système clos précédemment décrit.
Dans une telle optique, la participation des « non-enseignants » ne doit pas se limiter à la définition d’orientations générales et à l’organisation de systèmes sous la forme succincte de « peinture d’organigramme ». Elle doit être mise à contribution pour le contenu, les méthodes, le rythme de la vie scolaire et notamment les alternances avec le milieu, et, suivant les besoins, pour des tâches précises au sein de l’enseignement lui-même.
Il faut tirer la leçon complète de l’écart temporel introduit par les processus d’éducation d’une certaine durée : il est finalement illusoire de penser qu’une planification sectorielle très poussée des besoins de l’économie puisse vraiment être si fiable qu’elle permette de déterminer rigoureusement des spécialisations précoces à l’intérieur de tels processus. De même qu’il milite pour l’ouverture sur le monde extérieur, l’écart temporel implique que l’on cherche à développer le discernement, c’est-à-dire la manière d’apprécier une situation, d’en saisir les problèmes avant de s’attacher à les résoudre. Il est bien plus important de bien savoir poser les problèmes que d’appliquer systématiquement une collection de recettes.
On peut d’ailleurs penser que c’est dans la formation du discernement que réside le juste contrepoids de la partialité de l’éducation en faveur de la voie de développement choisie : elle seule favorisera la participation, et non la simple soumission. Je crois que nous sommes largement victimes d’une notion beaucoup trop abstraite de l’intelligence.
Etre intelligent, c’est d’abord avoir la capacité d’être parfaitement présent à ce que l’on fait, quel que soit le domaine de notre activité : il y a donc bien des formes d’intelligence, comme l’habileté de la main du travailleur manuel ou la persuasion du vendeur et le sens des affaires du commerçant. Un des torts de nos systèmes dominants d’éducation est certainement d’attribuer une supériorité de valeur aux formes d’intelligence les plus abstraites : el les sont utiles pour certaines activités, beaucoup moins pour d’autres. Savoir tenir une caisse, savoir faire une soudure ordinaire, sont aussi ou plus formateurs pour la capacité d’attention et la maîtrise gestuelle que tel ou tel « stockage » de connaissances. Et même pour un travail intellectuel, savoir aborder un dossier et rassembler l’information, est souvent plus important que d’avoir des idées trop « à priori » sur le sujet.
L’expression courante « l’Ecole n’est pas la vie », qui laisse sa chance à ceux qui n’y ont pas montre d’aptitudes remarquables àsatisfaire aux exigences internes du système, montre bien que l’Ecole n’a pas explore toutes les possibilités de l’individu, ni surtout leur expansion possible à partir de motivations qu’elle ne pouvait stimuler.
Il me semble d’ailleurs heureux pour la cause du développement qu’on ne puisse jamais envisager de faire à coup sûr un diagnostic « à vie » des individus. Leurs possibilités d’adaptation et d’évolution seront d’ailleurs probablement d’autant plus grandes que l’éducation de base qu’ils auront reçue aura été plus ouverte sur le monde extérieur.
Elles seront également en grande partie fonction de la manière dont sera conçue l’éducation à dominante extra-scolaire.
Que peut-on dire, en effet des objectifs de celle-ci ?
Ils sont assez ambitieux puisqu’ils se rattachent à l’adaptation de l’homme à son milieu : or, un des éléments essentiels de la qualité de la vie, pour ne pas dire tout simplement du bonheur, est précisément le niveau satisfaisant de cette adaptation : intégration réussie et efficace de l’initiative que peut manifester l’individu.
S’il est vrai que le procès de l’école est actuellement très vif dans les pays industriellement développés, il faut dire que ce constat de faillite est tout de même assez variable selon les pays, et de plus, parfois récent et de portée relative.
Le problème est beaucoup plus aigu dans les pays en voie de développement :
– la cellule familiale, où l’adaptation au milieu commence dès la naissance, est très souvent elle-même déconnectée de l’évolution en cours ; il restera pendant longtemps encore une fraction importante de la population qui n’aura pas été scolarisée ; enfin, pour un important pourcentage de la population scolarisée, il existe un tel fossé entre l’acquis de l’école et l’évolution réelle du milieu, que l’individu ne peut y réaliser une insertion valable et dynamique par auto-adaptation. Les relations ne sont pas adaptées à la progression possible de l’individu, les contraintes n’engendrent qu’incompréhension et insatisfaction ; les attitudes démonstratives sont insuffisantes et ne peuvent sensibiliser que peu d’individus susceptibles d’en tirer profit. Dans ce contexte, une lente amélioration du niveau culturel moyen ne peut suffire à garantir une progression acceptable de la capacité d’adaptation.
Il semble donc bien que l’objectif majeur de l’éducation extra-scolaire soit de réaliser l’adaptation des individus au milieu en évolution dans lequel ils évoluent, en leur permettant :
_ dans un premier temps, une prise de conscience autonome des problèmes qui se posent et une utilisation convenable des apports positifs de l’évolution,
– dans un deuxième temps, une participation directe à l’évolution du milieu grâce au développement d’initiatives en prise concrète avec les possibilités réellement offertes par cette évolution.
Et il nous faut donc, grâce à une pulsion et à des apports extérieurs assimilables dans un cadre adéquat, et sans oublier l’exploitation judicieuse de la dynamique sociale propre aux populations concernées, réaliser cet objectif fondamental d’adaptation à un milieu en évolution.
S’agissant d’un progrès vers une meilleure intégration et une meilleure efficacité, on est assez naturellement conduit à le concevoir dans un esprit de promotion : passage d’un état plus ou moins traditionnel et plus ou moins perturbé de contacts traumatisants à un état où les modifications de l’environnement sont assimilées, exploitées, voire progressivement orientées.
Cette promotion, impliquant prise le conscience puis participation, ne peut évidemment se réaliser d’un coup, en appliquant pour le passage d’un état à l’autre une progression bien strictement définie comme dans un cadre scolaire ici totalement inadapté.
Il n’empêche qu’on ne pourra la réaliser que si l’on à une vue suffisamment nette du cheminement qui peut réaliser ce passage, et de la pédagogie propre à assurer ce cheminement.
Il serait par exemple contraire à l’esprit pédagogique le plus élémentaire de retourner la logique de cette démarche en tentant de développer systématiquement une éducation extra-scolaire à partir d’un technologie privilégiée (exemple : la télévision), pour la seule raison que l’on en dispose ou que l’on pourrait en disposer facilement.
Ce qui importe c’est d’abord le contenu, ensuite le meilleur moyen de le transmettre. Encore faut-il, bien sûr, que le contenu soit correctement transmis, et ceci sous-entend que soit poursuivi parallèlement et de manière prospective l’exploration des champs d’utilisations possibles des différentes technologies, car ces champs peuvent être améliorés et agrandis.
Une technologie englobe une « technique » proprement dite, des plus simples aux plus élaborées, comme la radio et la télévision, et toutes ses servitudes d’utilisation. C’est pourquoi peu de pays en voie de développement peuvent en fait se permettre de choisir très largement dans la gamme complète des possibilités techniques.
De plus, toute technologie appliquée à l’extra-scolaire ne peut être utilisée à lancer seulement, comme disent les opérateurs radio, des « messages en l’air » ; si l’on veut qu’elles contribuent effectivement à servir une pédagogie, elle doivent s’insérer dans des actions concertées d’éducation.
Il n’y a pas, en effet, de véritable éducation sans un minimum de cohérence entre les objectifs déclarés et les conditions de démarrage et de développement des actions conduites.
Puisque nous avons défini l’objectif de l’éducation extra-scolaire comme l’adaptation de populations déterminées à un milieu en évolution dans le sens du développement, des préalables impératifs s’imposent pour avoir quelque chance de réussir dans cette entreprise.
Il faut – c’est l’évidence – avoir une bonne connaissance des populations concernées : ceci veut dire notamment en connaître la structure sociale, la nature et l’importance en son sein des liens de parente, être capable d’en saisir la psychologie, et au-delà de la langue, le langage ; pouvoir évaluer le niveau culturel et les « savoirs » de toutes sortes ; repérer les sources d’interférences qui vont inévitablement se produire avec l’éducation extra-scolaire à partir de la famille, de la coutume, de la religion, de l’école elle-même, de l’administration ; rechercher de quelle manière s’introduit normalement le changement, afin de mieux comprendre les résistances au développement que l’on veut promouvoir ; apprécier les éléments positifs qui permettraient, je l’ai dit précédemment, de préserver certaines valeurs traditionnelles.
Il faut pouvoir apprécier les réactions prévisibles, en face de telle ou telle innovation, les dangers encourus par le caractère imposent d’une évolution trop rapide dans tel ou tel sens.
Il faut une connaissance parallèle de l’évolution du milieu : dynamique propre du groupe, par exemple évolution vers laquelle conduisent les traumatismes constatess’ils ne sont pas résolus ; connaissance,biensûr, de l’évolutiontelle qu’elle apparaît souhaitable et définir par les choix politiques aux niveaux supérieurs des orientations nationales et de la planification, mais aussi et surtout connaissance de l’évolution du milieu telle qu’elle pourra être réellement perçue par les individus concernes. Il s’agit là de faire une liaison précise avec le rythme d’implantation de nouveaux équipements, les programmes et opérations de développement, leur calendrier effectif, les modifications qu’implique par exemple dans le statut des jeunes ou des femmes.
Cette dynamique du développement. Il faut en fait être en phase constante avec les possibilités réelles dans un avenir perceptible, de promotion sociale, de disponibilité de revenus, d’accès assuré à des services donnés : sanitaires, commerciaux, administratifs, etc…
Ces préalables de connaissance sont sans grande valeur s’ils sont agrées à un niveau trop global : il faut y satisfaire de manière décentralisée chaque fois que des caractères suffisamment spécifiques l’imposent.
On conçoit en effet que seule une bonne qualité parallèle de la connaissance des populations et de l’évolution du milieu puisse conduire à une conception correcte des cheminements envisageables et de la pédagogie appropriée.
Aussi bien, puisque j’ai fait allusion à la nécessaire décentralisation des analyses préalables qui sont d’ailleurs à ajuster en permanence, toute éducation extra-scolaire requiert une adaptation plus étroite aux conditions locales et plus rapide à la transformation du milieu que celle de l’école traditionnelle.
Ce point de vue conduit à l’idée de structures suffisamment souples et différenciées.
Ce problème des structures de l’éducation extra-scolaire me paraît un des problèmes fondamentaux, pour lequel des choix sont inéluctables entre plusieurs conceptions.
Le lien très étroit qui doit exister avec l’état et l’avenir de la population à laquelle on s’adresse peut l’inciter, en effet, dans une première conception, à ne considérer comme valables que des actions ayant une cohérence interne, mais diversifiées dans leur nature même et dispersées au gré des besoins et surtout des possibilités, sans que l’on admette nécessairement qu’un lien doive exister entre ces opérations.
Dans cette conception, la spécificité du milieu à éduquer et de la pédagogie adoptée est proclamée à un point tel que l’expérience des actions conduites apparaît le plus souvent peu communicable. Cette conception pose la question des limites de la dispersion et de la diversité des actions d’éducation extra-scolaire : prôner la souplesse et une certaine diversification ne veut pas dire admettre une prolifération anarchique. Une conception abusive de la multiplication d’expériences indépendantes recherchant chacune sa propre pédagogie, ses propres technologies traduit en fait souvent l’inexistence d’une véritable réflexion d’ensemble en la matière et aboutit à une déperdition d’énergie considérable. De plus, du point de vue de l’action de l’Etat, une telle situation est trop insaisissable pour qu’une aide efficace et judicieuse puisse être apportée. Il me semble donc, sans renier les impératifs de souplesse des structures et de diversification possible des approches en fonction des populations et conditions locales, qu’il doit exister un niveau de coordination permettant une vue d’ensemble des problèmes. Tous les degrés sont évidemment possibles en ce qui concerne la tâche dévolue à une structure de coordination de cette sorte. On peut penser qu’elle doit au minimum faire assurer une certaine compatibilité d’esprit, voire même de calendrier, entre les actions d’éducation extra-scolaire et intervention des administrations et de ses auxiliaires au niveau des populations concernées : l’un de ses intérêts peut être d’évaluer les actions faites, d’organiser le soutien des expériences jugées valables d’exploiter les enseignements de la pratique quant aux causes de succès et d’échec : elle peut assurer la transmission d’une pédagogie reconnue fructueuse ; elle peut aussi éviter le lancement d’opérations conçues dans de tel les conditions que l’échec en est à peu près certain : s’il n’y a pas de recettes assurées de succès, l’expérience montre qu’en tout cas un minimum de conditions de base doivent être remplies pour s’engager valablement.
La mission reconnue à la structure de coordination peut aller jusqu’à la charge de proposer une stratégie globale de l’éducation extrascolaire, des tactiques à suivre au fur et à mesure de révolution des actions, de l’état des populations, du développement du pays, etc… elle peut consister à provoquer directement, aux moments opportuns, le démarrage de telle ou telle action.
Une troisième conception, extrême quant à l’emprise et au poids des structures, consiste à rechercher d’emblée des actions très généralisées et systématisées, au moins pour un certain type de population. C’est ainsi qu’ont été étudiés, par exemple, des projets d’éducation « post-primaire » qui se présentaient en fait de manière quasi-scolaire quant aux caractéristiques d’encadrement et de progression programmée d’acquisitions bien répertoriées qu’il s’agissait de transmettre.
La conception même que l’on se fait des structures de l’éducation extra-scolaire influe profondément sur la manière dont sont approchés et choisis cheminements et pédagogie, et sur le mode de recrutement et de formation de l’encadrement de soutien et des agents actifs de l’éducation.
Les conceptions plus rigides et généralisées de systèmes d’éducation extra-scolaire ont une tendance naturelle à éloigner d’une pédagogie d’auto-promotion des individus, par l’ignorance des « délais », des « temps de latence » véritablement nécessaires et à aboutir à « imposer » aux populations des agents qui lui sont trop souvent étrangers en raison de leur nombre nécessaire d’emblée et d’une formation orientée plus vers l’« apport » que vers l’« éveil ».
En définitive, les perspectives que l’on peut tracer pour l’adaptation aux besoins du développement tant des systèmes à dominante scolaire que de ceux à dominante extra-scolaire, se rejoignent. Il s’agit dans les deux cas d’éviter à tout prix la constitution de systèmes clos : l’école traditionnelle doit s’ouvrir largement sur la vie qui l’entoure, l’éducation extra-scolaire ne doit pas être un greffon si mal adapté qu’il ne puisse qu’être rejeté ou que végéter sans entraîner une progression réelle des sujets.
Dans toute forme d’éducation, il s’agit de trouver la clé qui permette aux individus d’exprimer leur propre génie, car il peut se découvrir en chacun des formes d’intelligence diverses, cette diversité même étant féconde pour le développement.
Dans un effort généralisé de réforme des structures, des méthodes, des rythmes des divers systèmes d’éducation, des distinctions aussi formelles qu’éducation à caractère scolaire et à caractère extra-scolaire, tendront même à disparaître par le dépérissement des systèmes scolaires clos sur eux-mêmes, dont nous avons perçu la nocivité.
D’autres notions subissent des dépassements et des mutations considérables : ainsi, de la notion d’« enseignants » ou d’éducateurs ; dans une communication étroite avec la vie et l’expérience, les nouveaux processus éducatifs doivent intégrer tous ceux qui, dans une activité quelconque, ont quelque chose à transmettre, cette transmission se faisant, à l’occasion, sur es lieux mêmes de l’activité : village, atelier, entreprise ; la disponibilité en formateurs d’un profil nouveau est probablement la priorité des priorités.
Il s’agit d’aboutir à une mobilisation beaucoup plus générale pour que l’éducation ait des chances plus grandes en même temps d’aboutir à l’épanouissement des individus et à leur capacité à contribuer eux-mêmes au développement.
Cette mobilisation, je tiens à le répéter, ne peut s’effectuer sans la puissante motivation que constitue un engagement parallèle résolu dans le processus du développement.
Ainsi en sera-t-il, par exemple, du développement rural. Il faut qu’un minimum d’amélioration de modernisation du monde rural devienne tangible en même temps que l’éducation se réforme : l’amélioration effective de la vie rurale est la condition « sine qua non » de la crédibilité d’une éducation de base et d’une formation extra-scolaire orientées vers elle. Comment intéresser les jeunes à la vie rurale si en même temps que doivent progresser la rentabilité et la diversification des activités productives, ne s’y améliorent par les composants du confort social : équipements, information, loisirs. Certes, les possibilités initiales d’amélioration peuvent être faibles compte tenu des ressources disponibles, mais tout effort éducatif conçu dans le sens de l’ouverture au monde environnant et au changement sera vain voire nocif, sans un minimum d’accompagnement démonstratif. Tout espoir de promotion collective doit sans lui, être abandonné.
C’est donc la conjugaison étroite de réformes profondes des systèmes d’éducation et d’efforts assidus et simultanés dans la voie du développement qui peut seule être fructueuse pour avancer l’heure des succès décisifs dans l’établissement d’un nouveau type de société Les nations, et notamment les pays en voie de développement, peuvent certes diverger dans le choix de ce type de société. Il reste à souhaiter que, partout, les processus éducatifs réservent une place suffisante à l’éveil du discernement et de l’auto-pédagogie pour que, malgré les voies de developpement différentes, la compréhension et la collaboration entre tous les Etats ne se trouvent pas contrariées par des intransigeances dogmatiques.