Littérature

ECRITURE ET QUETE CHEZ PATRICE NGANANG A TRAVERS HISTOIRE DES SOUS QUARTIERS

Ethiopiques n°79

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2007

En reconnaissant que toute langue est ou devrait être un espace absolu de liberté permettant à chacun de se dire, Jean de Collongue (Revue des littératures du sud n°159, juillet septembre 2005, p.3) fait l’éloge de « ces écrivains, ces créateurs de mondes qui bâtissant leur œuvre nous donnent à lire le monde en élargissant les horizons à travers les inventions, les jeux de langues et les jeux entre les langues ».

Par contre des études menées par des psychanalystes attestent que la psychologie des écrivains est généralement pour quelque chose dans leur vision du monde, voire leur choix de prédilection formelle. S’agissant de Nganang on se rendra compte que le contexte socio-historique et politique dans lequel il a vécu sera révélateur d’une certaine attitude, d’un certain comportement que trahira son écriture qui apparaît d’ailleurs comme le seul moyen de dévoiler cet univers.

Si l’écriture est aussi conçue comme quête de légitimité, affirmation de son identité, les écrivains africains doivent en outre s’exprimer dans une langue d’emprunt. Leur tentative « d’appropriation dynamique du français » est la preuve d’une créativité langagière dont les œuvres d’Amadou Kourouma (Les soleils des indépendances, 1970, et Allah n’est pas obligé, 2001) sont les symboles. Cet écrivain, dit Daniel Delas (2005 :16), a réussi à transporter « le Malinké qui vient irriguer le français de sa représentation du monde c’est-à-dire de l’imaginaire propre à la culture malinké explorant ainsi ce lien entre une manière de parler qui n’existe qu’en Afrique et une vision du monde spécifique ».

Patrice Nganang se situe vraisemblablement dans le même sillage ; mais l’écriture et la créativité langagière chez ce dernier traduisent d’autres desseins. Il y a chez cet écrivain une double quête : celle de l’écriture et celle de l’homme idéal qu’il édifie à travers ses œuvres. Cette deuxième quête est libidinale. Reconnaissons-le, depuis Freud, la libido n’est pas seulement liée au sexe, mais elle traduit surtout l’énergie des tendances qui constitue le fond de la personnalité. Cette quête libidinale, c’est surtout le message que l’écrivain veut transmettre à travers le langage donnant ici une réponse aux préoccupations de la vox populi. Cette étude vise, à travers cette créativité langagière, à montrer les desseins de l’écrivain en nous situant dans la perspective psychanalytique car comme le souligne Marcel Marini (1996 : 41) :

« L’écrivain comme l’artisan tisse son texte d’images visibles et voulues, mais la trame dessine aussi une image invisible et involontaire, une image cachée dans le croisement des fils, le secret de l’œuvre (pour son auteur et ses lecteurs). »

Nous nous appuierons pour cela sur ce triptyque de Nganang à savoir : Promesses des fleurs, Temps de chien et La joie de vivre réunis sous le titre Histoire des sous quartiers.

L’écriture comme quête de légitimité

Conscient de la puissance du verbe et de la force de l’écriture, Césaire (1971 : 121) écrit :

« Donnez-moi la force sauvage du sorcier,

Donnez à mes mains puissance de modeler,

Donnez à mon âme la trempe de l’épée ».

L’écriture permet à l’écrivain de revendiquer la place qui lui revient en créant un monde plus rationnel « épousant la géographie de nos rêves ». Elle devient le moyen d’arracher la parole aux politiciens dont la vision est souvent très courte, eux qui croient agir au nom du peuple en se transformant en législateur de notre destin. La joie de vivre de Nganang est une réécriture sous l’angle littéraire de l’histoire du Cameroun avec un éclairage et une vision nouvelle de la période coloniale jusqu’à la date du 04 novembre 1982 annonçant une accélération de cette histoire. L’interaction complexe entre les faits historiques et la fiction romanesque a poussé bien des critiques à voir en Nganang un historien plutôt qu’un romancier. Ainsi cette fiction littéraire selon Ludovic Emane Obiang (Revue des littératures du Sud n° 135, 1998 : 33) devient « le cadre de reconstruction historique qui formule le projet social de l’écrivain. Mieux qu’une fin en soi, l’écriture s’avère une arme efficace pour hâter les soleils de liberté et d’indépendance ».

L’expression d’une révolte

Il n’y a pas que la quête d’une certaine légitimité qui habite Nganang. Le virus de la révolte contre le destin, contre l’ordre établi, contre les normes sociales et politiques actuelles, contre les préjugés parcourt le sang de cet écrivain qui veut dire non à un certain fatalisme, à une certaine ennuyeuse banalité de notre quotidienneté. Mais l’écrivain s’éloigne cependant de ces poètes, de ces romanciers qui dans chaque soubresaut de la vie ne voient que la violence, la guerre. L’écrivain voudrait utiliser l’écriture comme garde-fou, comme moyen d’éveiller les consciences afin que nous sortions de notre torpeur, de notre léthargie. A ce sujet, dans Le principe Dissident Nganang (2005 :28) déclare :

« L’écriture au contraire, dira-t-il, est un triomphe contre la guerre qui est toujours un échec de l’imagination. Ainsi l’écrivain camerounais n’a pas le droit de n’être que le témoin de la dissolution de notre réalité, de l’évaporation de notre future et de la naissance logique de la barbarie dans notre quotidien […]. L’écrivain camerounais d’aujourd’hui quand il écrit, définit un espace de civilité républicain dans lequel toutes les colères, toutes les revendications, toutes les convulsions de notre présent et de notre futur devraient trouver maison […]. Il bâtit ainsi une république de l’imagination qui ne peut être acquis que s’il fait corps avec le principe dissident de notre société » (p.28).

L’écriture, un acte de solidarité

Il y a donc cette volonté manifeste de s’affirmer à travers cette créativité langagière car cette république de l’imagination doit être bâtie en tenant compte de nos aspirations. Pour cela il faut créer un espace plus rationnel pour exprimer ses idées les plus profondes avec une langue nouvelle : celle de la rue, celle du maquis qui s’éloigne de la langue institutionnalisée : celle du pouvoir. L’écrivain surnommé « Le Corbeau », dans Temps de chien (p121-122), en est conscient :

« Les sous quartiers sont la forge inventive de l’homme. La misère de leur environnement n’est qu’illusion. Elle cache la réalité profonde de l’inconnu qu’il faut découvrir : la vérité de l’Histoire se faisant… et de remettre la conduite de l’Histoire aux mains de ses véritables héros. Il dit qu’il parlait dans son livre « des gens comme vous tous là autour de moi ».

Il s’agit pour Nganang d’écrire par la bouche du peuple afin d’exprimer sa misère, ses rêves brisés. Comme le souligne Daniel Delas (Revue des littératures du Sud, n° 159, juillet-septembre 2005 : p. 17) :

« Nganang reprend à son compte le projet césairien de donner la parole aux muets de l’histoire (« Ma bouche sera la bouche de malheurs qui n’ont point des bouches ») mais avec une autre poétique, une poétique qui emprunte non au surréalisme français mais au parler inventif des gens de la rue et des maquis des villes de son pays ».

C’est la rue qui modèle la langue ; c’est elle qui reflète mieux à la fois l’image de la société et celle de la réalité quotidienne. Xavier Garnier (Revue des littératures du Sud, n° 159, juillet septembre 2005 : p. 66) dira fort à propos :

« Les écrivains sont sensibles à ces lieux où la parole semble s’inventer au plus près du peuple […]. Ces lieux où la foule indifférenciée des chômeurs et des travailleurs, des délinquants et des bourgeois, des broussards et des citadins se croisent en une zone de contact pour les langues, c’est le lieu de l’interlangue […] la rue destratifie la langue, que libère des codes sociaux qui la cloisonnent ».

Dans Temps de chien et La joie de vivre, on retrouve des emprunts lexicaux définis par Ngalasso (2001 : 16) « comme éléments qui passent d’une langue à une autre, s’intégrant à la structure lexicale phonétique et grammaticale de la nouvelle langue et se fixant dans un emploi généralisé de l’ensemble des usagers, que ceux-ci soient bilingues ou non ». Ces emprunts dans ces œuvres appartiennent majoritairement aux langues identitaires et au pidgin english. Temps de Chien fournit quelques exemples :

Maguida (du fulfuldé), T.C, p. 15-16.

Koki (du douala), T.C, p. 16.

Tchoitchoro (du pidgin-english) gamin, gamine (cf. tchotchoro du quartier), ibid : 54)

On trouve ensuite l’alternance codique que J. Gumperz (1982 : 57) présente « comme la juxtaposition à l’intérieur d’un même échange verbal de passages où le discours appartient à deux systèmes ou sous systèmes grammaticaux différents ». On distingue dans Temps de Chien :

L’alternance français-medumba

« A me ben tchùp, bientôt la nuit tombera » (ibid : 94).

Alternance français pidgin-english

Ma woman no fit chasser me for ma long ! Après tout, ma long na ma long. (ibid : 80)

Les calques

Temps de chien fait ressortir plusieurs lexies et expressions du français camerounais qui sont les calques des langues identitaires ou véhiculaires.

« Etre quelqu’un » : être respecté et respectable (ibid : 54)

Taper les commentaires (ibid : 200)

Les néologismes

Considérés comme le processus de formation de nouvelles unités, on retrouve dans Temps de chien beaucoup de néologismes.

« Je thèse, j’antithèse, je synthèse […] leur quotidien (ibid : 36)

Deslipper le garde manger (ibid : 45)

Os déviandé (ibid : 84)

Ambiance tamtamique du marché mokolo (ibid : 236) »

Cependant, cette créativité langagière chez Nganang et notamment le métissage linguistique ne semble peut être pas comme le pense Ladislas Nzesse dans son article (1) une stratégie dans le cadre de la reconnaissance symbolique des langues identitaires. Bien au contraire comme le souligne fort à propos Papa Samba Diop (Revue des littératures du Sud, n° 159, juillet septembre 2005 : 91), « Nganang n’écrit pas pour défendre une langue, celle-ci fût-elle sa langue maternelle. En fait le romancier n’étant pas très habile au maniement de sa langue maternelle par écrit tout comme d’ailleurs la plupart des écrivains francopohones subsahariens, conçoit l’écriture de ses romans essentiellement dans les langues européennes ». Il le reconnaît explicitement à travers un entretien accordé à Patrimoine mensuel de la culture et des sciences sociales (Yaoundé, n° 0058, avril 2005 : 12) : « J’écris mes romans en français tout comme je parle tous les jours anglais à mes étudiants et à ma femme l’allemand. La langue maternelle le medumba […] je ne regrette pas de la parler mal ».

En ne privilégiant aucune langue, Nganang semble remettre en question l’inquiétude d’Onguene Essono dans ce qu’il appelle liaisons dangereuses du français et des écrivains camerounais (1) ou il souligne le danger des interférences de toutes natures érigées parfois en normes locales et difficile à éradiquer.

Cependant cette création langagière chez Nganang ne semble pas viser un but ludique. En fait, en puisant la parole dans la rue et les sous-quartiers, il voudrait s’en servir pour exorciser son démon et satisfaire sa libido. Si chez Freud, la libido est cette énergie psychique sous-tendant les pulsions de vie, il convient de souligner que la libido de Nganang n’est pas narcissique et s’explique selon le Robert (Dictionnaire de la langue française alphabétique et analogique, 1992 : 1033, tome 5) : « Comme la libido sur la personne même du sujet. Il s’agit plutôt d’une libido d’objet c’est-à-dire un investissement sur un objet extérieur, une personne. On notera du point de vue terminologique qu’objet dans l’expression libido est pris dans le sens restreint d’objets extérieur et n’inclut pas le moi ».

La quête d’une certaine manière d’écrire Il y a chez Nganang une autre quête : la recherche d’une forme d’écriture épousant mieux ses aspirations, ses ambitions. Bref une écriture qui l’aidera à trouver sa voie. Avant de s’imposer avec Temps de chien, l’auteur s’est essayé à la poésie (Elobi, 1995), mais l’écrivain s’est aperçu que la poésie ne procédait pas par questionnement et encore moins par narration ; or justement ces deux éléments étaient importants pour relater les errements de notre histoire qui est si pleine des questions adressées non répondues, des narrations tues non racontées, écrasées, censurées par la dictature de nos régimes politiques.

Quittant la poésie, Nganang a récemment reconnu que sa quête d’écriture ne s’arrêtait pas. Raison pour laquelle il s’est tourné vers un autre genre, les Contes citadins (l’invention du beau regard) qui apparaissent ici comme un moyen de plonger dans la conscience de notre langue et ainsi d’écrire la narration de nos silences, de nos peines, mais aussi de nos bonheurs, c’est ce langage qui est le nôtre avec les interrogations et des réponses que nous trouvons aux énigmes qui sont les nôtres. Bref il s’agit de réécrire notre histoire avec les moyens de la littérature.

La quête libidinale chez Nganang

Toute préoccupation lorsqu’elle n’est pas exprimée devient obsédante. L’écriture aide ainsi donc à dévoiler la face cachée de l’écrivain. Pourquoi Nganang, purifié par sa formation et maniant avec dextérité les langues occidentales, n’hésite pas à faire un retour aux sources ? Que cache donc ce retour dans les sous-quartiers avec ses Elobi (1) où il a grandi ? Quel objectif veut-il atteindre ?

L’écriture par la bouche du peuple

En prenant comme source d’inspiration la rue, il y a chez cet écrivain comme un besoin de légitimation nouvelle pour la littérature dont l’ambition, dit Xavier Garnier (ibid.,68), est de vouloir se débarrasser de ses assises élitistes.

« La langue de rue, loin d’être la langue manipulatrice émanant du pouvoir, semble s’énoncer comme un espace d’authenticité possible. L’envahissement de mots de la rue dans la littérature francophone africaine des années 80 est le signe d’une littérature qui cherche à s’écrire au nom du petit peuple […] il est tout un pan de la littérature africaine … qui semble vouloir arrimer son écriture à cette parole de la rue au nom d’une nouvelle forme de combat social. La critique sociale, la remise en cause des élites passent par ce traitement de la langue que l’on qualifie de subversif ».

En adoptant « le parler inventif des gens de la rue l’écrivain contribue ainsi à la prise de parole d’individus qui vivent leur vie quotidienne dans la singularité simple et tragique ». Le langage doit donner une réponse aux préoccupations de la vox populi, qui sont assez nombreuses en cette période de la démocratie naissante et de l’avènement du multipartisme. Le peuple nourrit des attentes mais est très déçu par l’attitude du gouvernement en place qui semble insensible à ses doléances.

La dénonciation par l’écriture

Elle est faite de façon très acerbe notamment à travers la condamnation du laxisme de l’Etat, la fuite des capitaux, la corruption, l’insolvabilité de l’Etat, les violences et les abus policiers. Gangrenée par la corruption rampante et une conjoncture économique défavorable, la société camerounaise s’est transformée en jungle où l’illogique a ravi la vedette à la logique. Les sévices policiers sur les taximen et les rackets organisés par les agents de la Communauté urbaine sont les indices révélateurs du comportement du régime en place entraînant inévitablement des soulèvements sociaux. Temps de chien se fait l’écho de cette période mouvementée :

« Ça avait été les étudiants et certains fonctionnaires. C’étaient maintenant les sauveteurs qui entraient dans la danse. Ils refusaient de se faire manger par la communauté urbaine. Et puis les taximen refusèrent une fois de plus de travailler pour protester contre les rackets légaux de la police » (p. 190).

Mboudjak, le chien narrateur, dit qu’un jour il entendit parler d’un taximan qui avait été fusillé à bout portant par un policier à qui il refusait de Tchoko » [2] (ibid 190).

L’Etat est indexé dans son laxisme à travers le laisser aller et le manque de discipline observable chez les fonctionnaires qui tuent le temps en s’engluant des heures et des heures dans les commentaires inutiles en ce moment crucial où la contribution de tous est nécessaire pour sortir de l’impasse socio-politique et économique. D’où cette réflexion du chien narrateur :

« Assurément, me dis-je toujours quand je les vois fainéanter ainsi, ces fonctionnaires diffèrent des travailleurs que la brutalité d’un contremaître fait certainement se lever de bonne heure. Ils diffèrent également des enfants que sans doute la rigueur d’un maître d’école fait se presser tant les matins » (ibid 86).

  • La fuite des capitaux

 

Elle constitue l’une des toiles de fond de revendication des peuples suite aux malversations financières. Les critiques sont formulées par le peuple contre le gouvernement pour son indifférence, son insensibilité condamnant les peuples à toutes les misères et le vouant au pessimisme comme le souligne le vieux :

« Les nkanin [3] courent à leur travail et ne savent pas qu’ils travaillent pour rien. Si je n’ai pas de pension de retraite aujourd’hui, n’est-ce pas, c’est parce que les Mbiya ont volé mon argent et sont allés le garder en Suisse », (ibid. : 97).

L’insécurité des banques pousse la population à ne plus épargner et surtout à cacher son argent dans des lieux plus sûr. Massa yo voit son million disparaître et les responsables sont désignés :

« Les vrais coupables dans cette affaire, ce sont les banques de ce pays. Si les banques marchaient personne ne garderait son argent sous son lit ! Massa yo a raison. Les Mbiya ont vidé l’argent des banques ! Allez donc y garder votre argent afin qu’ils s’en servent ! Me mbe Massa yo, tu as raison de garder ton argent dans ton bar », (ibid. 258-2595).

L’arrestation sans ménagement du vendeur de cigarettes par le commissaire Etienne pour avoir osé prononcer son nom ; l’internement de l’écrivain surnommé le Corbeau au commissariat pour avoir rappelé à ce flic qu’on vit dans un Etat de droit ; le meurtre fortuit du jeune Takou élève au cours moyen I tué d’une balle dans la tête par le même commissaire sont autant de preuves de violences et de bavures policières ayant suscité de vives critiques de la part de la population.

L’insolvabilité de l’Etat désespère cette jeune femme qui depuis dix mois attend en vain son salaire et préfère s’offrir en holocauste pour exprimer son désespoir :

« Et puisque l’Etat se foutait d’elle, puisque l’Etat ne pensait pas qu’elle existait, elle avait décidé de lui offrir sa vie. […] et elle s’était jetée devant les roues du « bus de l’Etat » pour que cet Etat kleptomane qui ne pouvait pas lui donner le salaire qu’il lui devait, « l’argent que moi-même j’ai travaillé », disait-elle, pour que cet Etat escroc achève alors de la tuer « pour débon », (ibid. : 209).

L’Etat policier est aussi indexé par la population à travers les intimidations, l’arbitraire : « Il fallait savoir se taire dans ce pays où on arrêtait même les fous si on ne voulait pas bientôt avoir des problèmes » (ibid. : 240).

Bien que assez acerbe, cette critique du régime en place est surtout une sorte d’alarme car l’écrivain dans son subconscient rêve de changement ; mais évite toute idée de chaos social ou politique. Il est surtout irrité par l’immaturité des hommes politiques, leur nombrilisme, leur étroitesse d’esprit et surtout l’inertie de la population noyée par l’alcoolisme, la peur.

En nous situant dans la perspective psychanalytique et en nous appuyant sur les propos de Marcelle Marini (1996 : 41) qui, parlant de la lecture psychanalytique déclare : « L’écrivain comme l’artisan tisse son texte d’images visibles et voulues, la trame dessine aussi une image cachée dans le croisement des fils, le secret de l’œuvre ». On se rend à l’évidence que Nganang de la Promesse des Fleurs à la Joie de Vivre ne cesse de montrer des images fortes d’une société à la dérive, d’une jeunesse déboussolée, d’un peuple désabusé et qui se noie dans la drogue pour tuer le temps. Il se dessine à travers ces œuvres-là une obsession qui hante l’esprit de l’écrivain à savoir la naissance de l’homme idéal qui semble cette image cachée. N’est-ce pas là le secret de l’œuvre ? car le rêve de Nganang n’est-il pas de voir émerger un nouveau type d’homme doté de grandes valeurs morales et capable de changer la société ? Freud ne fait-il pas du rêve « la décharge psychique d’un désir en état de refoulement », mais c’en est « la réalisation déguisée » ; dans la mesure où les désirs qui cherchent la satisfaction se heurtent à la censure du conscient ? Cette réalisation déguisée peut être possible lorsque faisant remonter en surface désirs et rêves de son subconscient, l’écrivain leur donne corps et vie grâce à la création littéraire.

Le triptyque Promesse des fleurs, La Joie de vivre et Temps de chien fait apparaître une quête incessante de l’homme idéal sous plusieurs angles : celui du rêve, de l’histoire et de l’animal. Nganang le reconnaît explicitement : « La vie est en fin de compte une quête (de l’homme idéal) et que nous marchons sur le chemin de la vie avec cette interrogation dans notre ventre : où est l’homme ? […] c’est l’une des questions qui permet de découvrir l’idéal d’une vie beaucoup plus humaine que celle que l’on vit » [4].

La quête de l’homme idéal

Sous l’angle du rêve à travers Promesse des fleurs

En empruntant cette voie, cette quête est perceptible dans Promesse des fleurs et à travers ce jeune écrivain manifestant une volonté d’élévation humaine. Il développe dans le rêve une image du changement de l’homme et cette quête spirituelle dans l’œuvre est révélatrice du cheminement long et douloureux pour accéder à cet idéal humain. A travers ce voyage effectué en rêve un vieillard le lui rappelle et le met en garde contre cette classe d’écrivains qui prostitue l’art en plaçant les soucis mercantiles au-dessus des valeurs humaines : « Es-tu de ceux qui écrivent pour gagner beaucoup d’argent ? Es-tu de ces imbéciles qui écrivent des romans pour passer à la télévision et jouer aux stars ? (P F : 83). La quête de l’idéal humain chez un écrivain ne passe -t-elle pas par cette capacité à créer des valeurs humaines, à susciter des consciences à amener des individus à poser des actes susceptibles de faire grandir l’homme ? Le jeune écrivain dans un rêve érotique, entrant en communion d’esprit avec sa muse, apprend de celle-ci que seule la poésie est la voie royale pour accéder au monde de la parole magique qui crée l’homme aux valeurs spirituelles. Cette muse dégage ensuite leur mission commune :

« Nous devons refuser la chute parce que c’est notre devoir. Nous devons choisir l’éternité dans l’élévation et devons rester fidèles au mouvement originaire. Nous avons choisi la vie, pas un simulacre de vie – ne jamais se rassasier – refuser le mensonge de vie qui s’achève toujours à peine vécu. Nous sommes investis d’une mission fondatrice de la parole […]. Nous sommes investis d’une mission de création et de recréation de vie » (ibid. : 69).

Par la voie du rêve cette quête aura dégagé les préceptes à respecter pour atteindre cet idéal humain. Cette quête est relayée dans Temps de chien par Mboudjak, chien dont le nom évocateur signifie la main qui cherche. Ce chien doté de raison et d’un surprenant sens de l’honneur ne s’en cache pas : « Je me sens honoré par le sentiment que me donne mon nom de montrer aux hommes la cachette pudique de la vérité et aussi d’être un timonier » (TC : 13).

La quête de l’homme idéal par la voie animale dans Temps de chien

Elle prend dans cette œuvre une dimension plus philosophique et devient obsessionnelle ; car du début à la fin de l’œuvre le narrateur poursuit son inlassable quête. Il ne cesse d’interroger, de crier le nom de cet homme somnolant en chacun de nous et ne pouvant être réveillé à cause des pesanteurs de tout genre.

  • La dimension obsessionnelle de cette quête

Elle est perceptible par ses incessantes interrogations qui demeurent sans réponses :

« – Où est l’homme ?

– Une et une seule question

– posant systématiquement ma question, tous les jours je vois les hommes vaquer à leurs occupations… oui tous les jours j’observe les hommes, je les observe, je les observe et je les observe encore. Je regarde, j’écoute, je tapote, je hume, je croque, je rehume, je goûte, je guette, je prends bref, je thèse, j’antithèse, je synthèse, je prothèse leur quotidien… J’appelle leur univers dans mon esprit, je regarde et j’aimerais bien comprendre comment ils font… et savoir de quoi ils sont capables » (TC P. : 35-36).

Tel un leïmotiv, le mot homme revient sans cesse et est prononcé à la fois par le narrateur : « Et surtout j’aboyais à la rue, qui du reste ne m’écoutait pas mon unique question : où est l’homme ? », (ibid. : 149).

– « J’aboyais mon indignation mais ne pus réveiller les hommes du quartier de leur torpeur » (ibid. : 139).

Il sera relayé par l’écrivain surnommé « le corbeau ».

« Où est votre humanité ? C’est votre humanité que vous comptez racheter au nom de quelques bières ? » (ibid. : 163).

– « Mais bon Dieu, où est l’homme en vous ? Je vous demande à vous tous : Où est passé l’homme en vous ? Où est l’homme ? Réunissant tous les muscles de son corps comme pour secouer, comme pour réveiller, en un seul geste la colère de l’humanité en ces hommes hagards autour de lui  », (ibid : 166).

  • L’espace géographique de la quête

Tout en reconnaissant que son œuvre prend sa source dans une volonté de représentation véritable de la réalité sociale camerounaise, les multiples réactions amènent l’auteur à réaliser la dimension universelle de son entreprise. Dans ce contexte, l’espace géographique Yaoundé et ses quartiers n’est que indicatif et sert seulement de cadre dans cette quête de l’Homme à dimension universelle poursuivie par l’auteur. Il le fait d’ailleurs connaître à travers l’interview accordée au Patrimoine (n°0058, avril 2005, p.12-13.) :

« Je me suis rendu compte entre temps plus les gens me lisent plus ils me le confirment, que ce dont je parle dans mes livres n’est pas simplement camerounais, mais ivoirien, argentin, zimbabwéen, chinois, bref tout simplement humain. Je dirai donc que j’essaie de laisser parler l’humain, le banalement humain dans le camerounais ».

La joie de vivre ou la quête de l’homme idéal à travers l’histoire

Nganang exploite une autre voie de la quête de l’homme idéal par le truchement de l’histoire. Pour cela il s’engage à réécrire l’histoire avec des moyens littéraires. Il retrace avec des précisions déconcertantes les dates historiques, les personnages et surtout les différents acteurs de l’indépendance du Cameroun : les nationalistes, les colons et les traîtres, les collaborateurs. L’éclairage des événements montre aussi les falsifications des réalités, des mensonges, des manigances des forces coloniales. L’œuvre développe aussi des interrogations sur les questions constituant des enjeux sérieux sur l’avenir d’un continent livré à l’Occident par ses propres enfants qui n’ont pas aspiré à cet idéal humain si cher à Nganang. La quête de l’homme idéal réside dans cette volonté de montrer que l’homme peut se hisser au firmament, marquer son temps, son pays et les générations entières par les gestes valeureux susceptibles de faire grandir l’homme en l’obligeant à refuser de vendre sa conscience, d’hypothéquer l’avenir de son pays et des générations futures à travers une mascarade d’indépendances. L’élan des nationalistes symbolisant la recherche d’un certain idéal humain à travers leurs aspirations vers les valeurs grandissant l’homme. Ces militants de la libération totale et inconditionnelle du Cameroun ne cessent de répéter : « L’indépendance ne se vend pas, ne se marchande pas, ne s’achète pas ». Il y a dénonciation des colons qui veulent écrire l’histoire à la place des nationalistes « d’ailleurs ces colons préfèrent les nègres de paille aux vrais nationalistes, ils veulent falsifier l’histoire vraie du nationalisme camerounais » (J.V :170).

Au-delà de la quête de l’homme idéal

Cette recherche de l’homme idéal à travers ces trois œuvres est révélatrice d’un certain malaise habitant Nganang et qui traduit le drame, celui d’un peuple meurtri dans sa chair écrasépar la famine, la misère, la corruption et les dictatures lesquelles contraignent la population à la médiocrité, à la vie prostrée. Il n’est capable d’aspirer à une vie meilleure qu’à travers le rêve. Il y a comme une invite au peuple à reconquérir sa dignité à travers les actes positifs en tournant le dos à la rumeur, à la peur, à la démission. L’écriture sert ici de catalyseur si les sous quartiers sont la force inventive, ceux qui y habitent ont intérêt à s’affirmer par des actes qui vont les grandir par la même occasion fuir ces histoires honteuses d’hommes qui déprécient leurs vies. Dans ce contexte, tous les personnages sont appelés à grandir et devenir des héros. Comme le souligne fort bien Xavier Garnier (Revue des littératures du sud n°150 (p.100) : « Ce fond de lâcheté qui est le substrat du récit de Nganang est le levier qui va permettre à l’écriture romanesque d’ouvrir des brèches créatives. Ce ravalement de l’homme est la condition de son éveil spirituel ».

Les paroles de l’écrivain, « le corbeau dénonçant la lâcheté et la perte des humanités de clients du bar de Massa yo », vont sonner comme des cloches et réveiller la conscience des habitants de Madagascar, les obligeant à regarder chacun en face son fond d’indignité. La rue qui gronde et se remet à bouger est la conséquence immédiate de ce réveil brusque. Dans une vison prophétique apparaît l’homme idéal, pur produit de la forge débarrassé de ses vices et participant à l’histoire en marche. Grâce à la magie de l’écriture et à la puissance créatrice du verbe, Nganang fusionne avec cet homme et le soutient dans son geste libérateur qui permettra de renverser cette pesanteur en l’homme et transformer la société : « Haletant et écarquillant grand les yeux, je voyais soudain repoindre dans la rue devant moi ».

CONCLUSION

La quête de l’homme idéal s’inscrit dans cette logique poursuivie par Nganang et les autres écrivains qui avant lui ont fait de l’homme la source de leurs préoccupations tout en nourrissant le rêve pour parvenir à changer sa condition quoique les moyens pour y arriver soient divergents. La grandeur de Nganang c’est que ces sous quartiers peuplés des laissés-pour-compte n’existent pas seulement au Cameroun ou en Afrique, ils se trouvent partout dans le monde et la mission de Nganang est de les aider à sortir de la boue.

BIBLIOGRAPHIE

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NGANANG, Patrice, Temps de chien, Paris, Le serpent à plumes, coll. Fiction française, 2001.

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LE PATRIMOINE : « Entretien : l’autre Nganang », n°0058, avril 2005, Yaoundé, p.12-13.

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VOUNDA ETOA, Marcellin, La littérature camerounaise depuis l’époque coloniale. Figures esthétiques thématique, Presse universitaire de Yaoundé, 2004.

[1] Université de Dschang, Cameroun

[2] Tchoko : pot de vin.

[3] Nkanin – Les imbéciles.

[4] Entretien accordé par Nganang le 10/ 10/ 05 (inédit).