Littérature

DU FRANÇAIS AU WOLOF : LA QUETE DU RECIT CHEZ BOUBACAR BORIS DIOP

Ethiopiques n°73.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2004

Boubacar Boris Diop, qui s’est révélé à la fin du xxe siècle comme l’un des romanciers francophones les plus novateurs, n’a apparemment pas fini d’étonner son lectorat. L’écrivain sénégalais vient de prendre à contre-pied une bonne partie de ses pairs et de son public en publiant un roman en wolof, sa langue maternelle. Cette initiative est d’autant plus surprenante qu’il n’avait jamais, dans ses œuvres antérieures, sacrifié au bilinguisme. Diop a toujours opté pour une langue française académique malgré la prégnance de l’oralité dans ses textes. Aussi est-il légitime de s’interroger sur l’existence des moyens littéraires permettant de conforter cette nouvelle démarche qui procède d’abord d’un choix politique. L’acte posé à travers Doomi Golo [2] nous renseigne-t-il sur l’évolution de l’art et de la conception de la littérature de Boubacar Boris Diop ?

  1. LA PRODUCTION DE BORIS EN FRANÇAIS : SUGGESTION DE LA REALITE ET SUBVERSION ROMANESQUE

Boubacar Boris Diop a publié entre 1981 et 2000 cinq romans qui doivent leur fortune aussi bien à leur problématique qu’aux techniques du récit qui y sont mises en œuvre. En passant en revue quelques-unes des caractéristiques de cette œuvre, nous tenterons de cerner l’esthétique de l’écrivain. Cette entreprise nous autorisera à relever a posteriori les signes qui pourraient paraître annonciateurs d’un glissement vers l’utilisation des langues nationales.

  1. 1. Narration à la première personne et plurivocalité

L’auteur de fictions qu’est Boubacar Boris Diop est – ironie du sort – célèbre pour la manière dont il se plaît à briser l’illusion romanesque. Il réussit régulièrement cette subversion en se libérant du régisseur anonyme et omniscient. Il fait sienne l’approche de Virginia Woolf qui expliquait la

« disparition du narrateur objectif et olympien, en évoquant l’obscurité impénétrable de la vie, qui, disait-elle, ne permet ni l’observation calme et complète, ni l’omniscience ; la tâche du romancier étant alors de reproduire la vie dans ce qu’elle a précisément d’inconnaissable et de morcelé ». [3]

Pour figurer la complexité de son univers, il multiplie les instances d’énonciation. Ainsi dans ses romans, les personnages sont des narrateurs de leur propre histoire. A « l’énonciation quasi objective » [4] traditionnellement dévolue à la troisième personne, Boris préfère la narration plurivocale qui a l’avantage d’offrir plusieurs lectures des faits. Le Temps de Tamango fait alterner deux textes différents jusque dans la typographie. Il n’y a pas moins de trois voix pour accompagner le lecteur dans Les Tambours de la mémoire. La même technique d’enchâssement de récits est utilisée à travers Les Traces de la meute où Diéry Faye, Mansour Tall et Mame Raki se succèdent afin d’apporter tous les éclairages sur le meurtre de Kaïré à Dunya. Le Cavalier et son ombre fait s’imbriquer les confessions de Lat-Sukabé et les contes de Khadidja. Murambi, le livre des ossements, quant à lui, donne la parole à plusieurs acteurs ou témoins pour montrer l’ampleur du génocide rwandais.

Ce procédé dit tout le scepticisme de l’auteur qui se garde d’accorder foi au discours d’un seul protagoniste. Comme William Faulkner dans The Sound and the Fury, Diop, sachant que « chacune des versions présentées pouvait être inexacte en partie », assigne au lecteur la tâche de « reconstituer le puzzle » pour « se faire une idée des événements et se raconter à lui-même l’histoire que le romancier s’était attaché à faire éclater en représentations diverses ». [5]

Cette focalisation variable est aussi une façon de soumettre le récit traditionnel à un traitement qui le renouvelle.

1.2. Oralité et temporalité

Boubacar Boris Diop est presque depuis toujours taraudé par ces questions stratégiques : comment raconter ? D’où parler ? Cette quête du récit l’amène à investir le champ de la tradition orale. Ses textes fonctionnent comme une réactualisation du modèle mythico-épique ou du conte. [6] Le romancier exploite les schèmes de l’épopée dans Le Temps de Tamango. Le personnage principal, Ndongo Thiam, est une réincarnation partielle de Tamango, le héros de la nouvelle de Mérimée. La lutte des étudiants et des enseignants qui y est rapportée est datée avec précision mais le récit n’est pas chronologique. Par le recours aux ressources de la politique-fiction, l’auteur parvient à jeter un pont entre le passé et le futur. Les événements relatés sont revisités un siècle après puisque les notes à partir desquelles le second narrateur essaie de reconstituer les faits ont été réunies en 2063. L’anticipation est aussi en œuvre dans Les Traces de la Meute où, par le fait du conte, Kaïré, l’étranger, devient la mauvaise conscience du groupe.

C’est la structure du mythe et le rituel qu’il institue qui sont retravaillés dans Les Tambours de la Mémoire. A travers la construction du personnage de Johanna Simentho, Diop répond au besoin de glorification de la reine diola Aline Sitoé Diatta, figure de la résistance qui a disparu dans des circonstances non élucidées après avoir été déportée par le pouvoir colonial. Cette héroïne qu’on disait « morte mais visible, vivante mais invisible » est mise en scène au détour du souvenir, par un jeune homme de notre époque, d’un épisode qu’il n’a pas réellement vécu. Ce mode d’appropriation de la mémoire collective peut, selon Hamidou Dia, s’expliquer par le fait que « Johanna n’est vraie qu’a-temporelle c’est-à-dire subjectivement présente dans les mémoires du point de vue de son message permanent et « transtemporel » : Justice et Liberté ». [7]

C’est à la fois le temps et l’espace qui sont traversés dans Le Cavalier et son ombre. Le conte, se prêtant facilement à ce type d’exercice, fait voyager les personnages sortis de l’imagination de Khadidja à la recherche du rédempteur de l’Afrique. C’est ainsi qu’on en arrive au Rwanda, sur le théâtre du génocide. Cette première incursion annonçait un tour d’horizon car ce cadre sera au centre de l’œuvre suivante du romancier, Murambi, le livre des ossements. Cette tragédie sera d’ailleurs un tournant dans la carrière littéraire de Boubacar Boris Diop.

  1. 3. La rencontre du langage avec une réalité indicible
  2. B. Diop s’est souvent appliqué, dans ses fictions, tout en déroulant l’action, à démontrer que le roman est une rencontre du langage avec une réalité indicible. Du Temps de Tamango au Cavalier et son ombre, il a, en décrivant la situation inconfortable de l’écrivain, souligné la vanité de toute tentative de restituer la vie par la littérature. Mais c’est son expérience rwandaise qui lui a permis d’expliciter cette problématique et d’étayer ses thèses. Le romancier y a été directement confronté à des images que la plume avait du mal à reproduire. « Tout cela est absolument incroyable. Même les mots n’en peuvent plus. Même les mots ne savent plus quoi dire », constate Jessica, l’un des personnages du roman, pour suggérer l’ampleur du massacre. [8] Diop ne pouvait donc que miser sur la sobriété. Pour une fois, le lecteur n’avait pas droit à ces expérimentations qui fondaient l’originalité de ses œuvres. La gravité des faits interdisant toute diversion, il devait trouver le moyen de focaliser l’attention du public sur le contenu. L’écrivain s’est alors mis dans la peau d’un enquêteur et a livré un compte rendu de type journalistique mettant largement en relief les faits. Les différents chapitres s’ordonnent comme une série de témoignages. Ce style dépouillé se veut le reflet des enseignements de cette tragédie sur le plan littéraire. Comme Cornelius, qui avait le projet de représenter cette horreur par une pièce de théâtre, l’auteur « voyait dans le génocide des Tutsi du Rwanda une grande leçon de simplicité. Tout chroniqueur pouvait au moins y apprendre – chose essentielle à son art – à appeler les monstres par leur nom ». [9]

Face aux conséquences du reniement par les protagonistes de leur propre identité, le seul mode d’expression adéquat était, deviendra, aux yeux de l’écrivain, la langue maternelle. [10] Ce « revirement stratégique » a pour effet, dans la conception de B. B. Diop, de replacer la littérature africaine d’expression française ou anglaise dans sa position de littérature de transition. L’auteur sénégalais, qui ne croit pas à la possibilité du compromis, mettait déjà en garde il y a quelques années, Ahmadou Kourouma contre le risque pour le malinké de mourir dans le français en essayant de le révolutionner. La solution, si l’on suit sa logique, n’est pas la créolisation mais l’affirmation des langues africaines comme des supports de culture et de littérature totalement autonomes. C’est de cette volonté de repositionner notre imaginaire qu’est né Doomi Golo.

  1. DOOMI GOLO : DU REPLI IDENTITAIRE A LA REVOLUTION LITTERAIRE

Doomi golo, (que l’on pourrait traduire par « Les petits de la guenon »), le premier roman en wolof de Boubacar Boris Diop, s’inscrit donc dans une volonté de produire à la fois du sens et de l’émotion. Aussi convient-il d’examiner la structure et la substance de l’œuvre.

Le récit est bâti autour de deux monologues. Il s’ouvre sur les confessions de Ngiraan Fay qui, au crépuscule de sa vie, est hanté par le souvenir de son petit-fils Badu Taal qui vit à l’étranger depuis quelques années. Sûr de ne plus revoir cet être cher, le vieil homme est envahi par une grande tristesse. Mais refusant de se résigner, il entreprend de lui parler à travers un médium défiant le temps. Ngiraan se met à consigner sur des pages ses souvenirs et son vécu quotidien en prévision du retour au bercail de son interlocuteur. Pour garantir à Badu une insertion dans la communauté, le scribe de circonstance convoque l’histoire de la famille et les événements majeurs de la localité. Sa narration commence par l’évocation des conditions de rapatriement du corps de son fils Asan Taal, le père de Badu, décédé à Marseille où il était allé poursuivre sa carrière de footballeur. Ngiraan insiste sur la tournure prise par les funérailles avec l’arrivée à Ñarelaa de Yaasin Njaay, l’épouse du défunt, dont les beaux-parents n’ont jamais entendu parler, et de ses deux enfants. Devant procurer un viatique à son petit-fils, il ne peut passer sur les situations délicates dont il a été témoin. En se remémorant ces moments, Ngiraan est amené à esquisser le bilan peu reluisant de sa vie. Le narrateur dévoué rend cependant son dernier souffle avant de conclure son œuvre. Il n’en laissera pas pour autant son interlocuteur sur sa faim pour avoir pris la précaution de charger Aali Këbóoy, le fou, d’énoncer la suite. Mais celui-ci ne fait pas, comme son prédécesseur, dans la confidence. Tout en prétendant rendre compte à Badu, l’homme de la rue qu’il est fait siffler les oreilles des habitants de Ñarelaa en criant des vérités embarrassantes. Aali s’acquittera de la mission de conter au jeune garçon l’épilogue de l’histoire de Yaasin et de ses deux enfants obligés d’expier les fautes de leur père, Asan Taal, mais ne se privera pas de commenter parallèlement l’actualité de la ville. Informé des intrigues de palais comme des angoisses du petit peuple, ce fou qui a la longévité de Phénix, par ses tirades, donne à Doomi Golo les allures d’une fable politique.

Le roman fait prévaloir une construction particulière. Le long tête-à-tête de Ngiraan avec Badu se déroule par la médiation d’une série d’ouvrages. Les différents thèmes traités par le vieux sont distribués entre sept livres qui vont de Téereb Dóom (Livre des Cendres) à Téereb Wis (Livre du Bonus), en passant par Téereb Ngelaw (Livre des Vents), Téereb Lëndëmtu (Livre de la Pénombre), Téereb Fent (Livre de l’Imaginaire), Téere bu Ñuul bi (Le Livre noir). Le dernier document, Téereb Ndéey (Livre secret), ne nous est pas transmis. Réservé au seul petit-fils, comme le précisera plus tard Aali Këbóoy, il contient tout ce qui est dit sur Badu par les gens de Ñarelaa. Ngiraan en donne juste un aperçu dans l’incipit du roman en rapportant quelques mots élogieux captés au hasard de ses promenades.

Cette première partie dominée par la voix de Ngiraan est intitulée par l’auteur « Gone mat naa bàyyi cim réew » (Un enfant est utile dans un pays), une formule qui semble aller à contre-courant de celle connue de Kocc Barma. [11] L’autre moment du texte, qui est d’un seul tenant, est constitué par les redoutables apostrophes d’Aali Këbóoy. Celles-ci sont annoncées par une assertion encore plus frappante : « Dof mat naa bàyyi cim réew » (Un fou est utile dans un pays). Le caractère subversif de ces deux exergues préfigure assez un dispositif narratif peu conventionnel.

  1. 1. Un schéma de communication ambivalent

Avec Doomi golo, Boubacar Boris Diop expérimente une autre approche. Le narrateur est ici dans une communication interpersonnelle. Mais il s’adresse à un interlocuteur absent qui ne prendra probablement connaissance du message qu’à la disparition de son auteur. Le contact entre Ngiraan et Badu, l’unique destinataire de son propos, qui a lieu par le biais de l’écrit, est donc indirect. Ce schéma permet à l’écrivain de construire le rôle du lecteur et de garder vivant le sentiment de sa présence. Diop n’apostrophe plus un lecteur anonyme entraîné dans le labyrinthe du roman. Il met en scène ici un grand-père contant par-delà le temps à son petit-fils. Cette posture didactique est liée à la nature de son projet.

En effet, c’est la question de la transmission du savoir qui est au cœur de la problématique du roman. Il s’agit pour l’auteur de rétablir le lien entre les générations. Les ruptures qu’il y a eu dans notre histoire, et qui expliquent la reconstitution laborieuse des événements que tente le second narrateur du Temps de Tamango à partir des notes retrouvées, et la tentation obsessionnelle de Fadel, le personnage principal des Tambours de la Mémoire, de renouer avec un passé non appréhendé, imposent la création de passerelles. Doomi Golo suggère des pistes pour la préservation de la mémoire. L’immersion de Badu à travers une sorte de récit initiatique est une façon de panser des blessures. Aussi le romancier confère-t-il une tonalité dramatique à la narration. Le lecteur est ainsi mis en condition dès les premières pages.

Ngiraan Fay, à 78 ans, n’attend plus rien de la vie. Il n’a donc aucun mal à convaincre de la véracité de ses propos quelle que soit leur teneur. A cet âge, on n’a plus grand chose à cacher, c’est pourquoi, à l’image de Mansour Tall qui, dans Les Traces de la meute, raconte, sur son lit d’hôpital, sa dernière histoire, Ngiraan promet d’aller au fond des choses. Le vieil homme tient à être exhaustif d’autant qu’il sait qu’il n’aura pas l’occasion de revoir son interlocuteur. Diop choisit ce type de situation pour faire de son narrateur une source crédible.

Quand celui-ci s’éteint, le relais que trouve l’écrivain est tout aussi intéressant. La continuité historique est assurée par le personnage du fou qui a lui aussi déjà donné la preuve de son efficacité dans les œuvres antérieures du romancier. L’anticonformisme de Ndongo Thiam (Le Temps de Tamango), l’entêtement de Fadel Sarr (Les Tambours de la mémoire), les délires de Khadidja (Le Cavalier et son ombre) ont une fonction critique importante. L’explication de la productivité de cette figure dans la fiction romanesque est donnée par Aali Këbóoy sur un ton poignant : « Nun dof yi, fen jafe na nu lool. Ñàkk mën fen googu sax laa yaakaar ne moo tax nu nekk ay dof ! » [12] (« nous les fous, il nous est difficile de mentir. Je pense même que c’est cette incapacité de mentir qui fait de nous des fous ! »)

Aali Këbóoy occupe une place centrale dans Doomi Golo à cause de son statut mais également du fait de la manière dont s’énonce son discours. Son mode d’interpellation (« man, Aali Këbóoy, sama baat ca kow  ! » (moi, Aali Këbóoy, je le dis haut et fort !) est la formule qui ponctue ses imprécations) rappelle au lecteur qui serait piégé par la présentation du message de Ngiraan sous une forme livresque que Boubacar Boris Diop est loin de quitter le terrain de l’oralité.

  1. 2. Un « roman parlé »

Ngiraan s’entretient avec son petit-fils à distance, dans la solitude de sa chambre, où il noircit sans cesse des feuilles de papier. Sa plume ne filtre pas cependant sa pensée, elle la restitue telle quelle. Le scribe interpelle quelquefois son interlocuteur comme s’il l’avait en face de lui. Monologuant sur 263 pages, il ne manque pas de se perdre dans ses digressions. Souvent, le grand-père de Badu se laisse même aller jusqu’au délire. Revenu à lui-même, Ngiraan s’excuse auprès de son lecteur et reconnaît qu’il n’a pas le talent de l’écrivain Cheik Aliou Ndao. Tout juste tente-t-il de camper ses décors, de décrire ses personnages, d’exposer l’intrigue afin de satisfaire aux exigences du genre qu’il a choisi.

Si la création littéraire est mise en abyme dans Doomi Golo, les références de Diop sont autres que ses maîtres sud-américains Gabriel Garcia Marquez, Jorge Luis Borges et Ernesto Sabato. L’écrivain sénégalais a surtout été influencé par son environnement social. Il s’est simplement mis plus que d’ordinaire à l’écoute de son monde. Son texte est essentiellement alimenté par les expressions et les tournures appartenant au langage courant. Conscient de la corrélation entre la valeur sonore des mots et leur force littéraire et esthétique, B. B. Diop n’a pas eu besoin de puiser dans les trésors du dictionnaire. Le pouvoir d’évocation était dans les mots du quotidien. Au détour de chaque page du roman, l’on perçoit l’écho de voix familières. Doomi Golo appelle, pourrait-on dire, une lecture par les… oreilles.

  1. 3. Identité culturelle et imaginaire social

Dès le titre, Doomi Golo (“Les petits de la guenon ”), Diop instaure une ambiance propre à la fable. La métaphore du singe, qui ne sait qu’imiter, reproduire les mimiques des autres, figure clairement le sort des Africains. L’urgence de se positionner est rappelée à ces acteurs qui n’inventent jamais rien. L’amertume gagne Ngiraan Fay quand il pose un regard sur ses frères : « Ngay doomu Aadama ni ñepp, di nangoo soppiku ba ame jëmmu golo ak jikkoy seku ! » [13] (être humain comme les autres, tu acceptes de te métamorphoser au point de ressembler à un singe et de te comporter comme un perroquet !) Le même constat est fait par Aali Këbóoy de façon plus caustique : « Nit Njaay, su demee bay toppandoo boppam, xanaa war naa fekk xamatul moom mooy kan » [14](Quand une personne en vient à s’imiter, c’est parce qu’elle ne doit plus savoir qui elle est).

  1. B. Diop fouette l’orgueil de ces hommes qui ne refusent pas d’être ce qu’ils sont. Il leur tend inlassablement un miroir afin qu’ils arrivent à supporter leur image. Il multiplie les références pour que son public trouve un éclat à son identité. C’est ainsi que Ngiraan, ancien militant d’un parti d’obédience marxiste, conte avec emphase la lutte héroïque des gens de sa génération pour l’indépendance. Aali Këbóoy, lui, revient largement sur le combat de Lumumba qui refusa de courber l’échine devant les anciens colonisateurs. Les deux narrateurs ne cessent également d’évoquer les enseignements du savant Cheikh Anta Diop qui a donné aux Noirs suffisamment de motifs de fierté. Ils proposent des modèles jusque dans le domaine littéraire. Les vers du poète wolof Serigne Moussa Kâ illustrent régulièrement leurs assertions.

Doomi Golo se donne donc comme une invite à l’introspection, son auteur étant convaincu qu’il n’y a pas de modernité dans le refus d’être soi-même. En même temps qu’il énonce ce nouveau discours et expérimente un autre canal, Boubacar Boris Diop se défait de l’intellectuel petit bourgeois dont la figure domine tous ses romans en français.

Après la bouleversante découverte faite au Rwanda, Diop apparaît plus vigilant et exigeant avec lui-même. Les mots semblent désormais sonner autrement chez lui. L’auteur de Doomi golo ne fait pas cependant de concessions au plan esthétique « au profit d’un didactisme de mauvais aloi à relent identitaire » comme le craignait son confrère Louis Camara. [15]Le « plaisir du texte » atteste que le besoin d’expression littéraire reste à la base de l’élaboration de son œuvre. Le romancier, qui se sent investi de lourdes responsabilités, n’a visiblement pas de peine à concilier engagement politique et liberté créatrice. Avec Doomi Golo, Boubacar Boris Diop n’a pas seulement gagné le pari de réaliser une fiction majeure dans sa langue maternelle ; l’écrivain fait du même coup un pas important dans l’approfondissement de son art du récit.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Boubacar Boris DIOP

– Le Temps de Tamango, Paris, L’Harmattan, 1981.

– Les Tambours de la mémoire, Paris, L’Harmattan, 1990.

– Les Traces de la meute, Paris, L’Harmattan, 1993.

– Le Cavalier et son ombre, Paris, Stock, 1997.

– Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000.

– Doomi golo, Dakar, Papyrus Afrique, 2003.

Etudes

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SIDIBE, Cheikhou, Oralité et écriture dans le roman africain de contestation des nouveaux pouvoirs, mémoire de DEA, Dakar, Faculté des Lettres et Sciences humaines, Département de Lettres modernes, 2002-2003.

[1] Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] Dakar Papyrus Afrique, 2003

[3] KAYSER, Wolfgang, « Qui raconte le roman ? », in collectif, Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.64

[4] GLOWINSKI, Michael, « Sur le roman à la première personne », in Gérard GENETTE (dir.), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992, p. 230

[5] RAIMOND, Michel, Le Roman, Paris, Armand Colin, 1989, p.138

[6] Cf. DIENG, Bassirou, « Les genres narratifs et les phénomènes intertextuels dans l’espace soudanais (mythes, épopées et romans) », in Annales de la faculté des Lettres et Sciences humaines n°21, UCAD, Dakar, 1991, p. 77-93

[7] DIA, Hamidou, « Boubacar Boris Diop : le mendiant du souvenir. Parcours subjectif des Tambours de la mémoire », in Ethiopiques nouvelle série, 1er semestre 1989, volume 6, n°1, p.114

[8] DIOP, Boubacar Boris, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000, p.124

[9] DIOP, Boubacar Boris, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000, p.227

[10] « […] le génocide a pour moi un caractère profondément culturel, lié au mépris de soi, à l’incapacité de supporter son image dans le miroir. On pense que le Tutsi et le Hutu se méprisent parce qu’ils sont différents, mais pour moi c’est parce qu’ils sont semblables. Cette expérience rwandaise m’a profondément perturbé. j’ai eu besoin de ma langue pour me réconcilier avec moi-même » (DIOP, Boubacar Boris, « le français n’est pas mon destin » (interview), in Africultures n°57, octobre décembre 2003, p. 109.

[11] « Mag mat naa bàyyi cim réew » (un vieillard est utile dans un village). Kocc Barma Fall, qui a vécu au Kajoor (royaume wolof du Sénégal) au XVIIe siècle, est l’auteur de plusieurs aphorismes qui se confondent aujourd’hui avec la sagesse populaire. Voir Demb ak Tey (Cahiers du mythe) numéros 2 et 3

[12] DIOP, Boubacar Boris, Doomi golo, p.324

[13] DIOP, Boubacar Boris, Murambi, Doomi golo, p.195

[14] DIOP, Boubacar Boris, Murambi, Doomi golo, p.271

[15] CAMARA, Louis, « Langues africaines et littérature », in Le quotidien n°260, 21 novembre 2003, p.9