Colloque : "la civilisation mandingue comme facteur d’intégration sous-régionale Ouest-africaine"

DE LA POESIE MANDINGUE : LEURRE ET LUEUR

Ethiopiques numéro 57-58

revue semestrielle de culture négro-africaine

1er et 2e semestres 1993

_ A la mémoire de mon père El Hadji Mouhamadou Fodé Diaby GASSAMA

Maître ès Langues

Le Poète-grammairien

Toi qui me disais

que l’Action est Poésie

que l’Action doit être belle comme le Verbe

« Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle » Victor Hugo (Les contemplations)

Puisqu’il nous a été demandé de parler d’intégration sous-régionale, partant de Fédération ou de Confédération de nos Etats au sein desquels le peuple mandé [1] a joué un rôle historique primordial naguère et jadis, nous avons choisi de parler de la poésie mandingue, pratiquée sur toute l’étendue des territoires de l’Afrique de l’Ouest durant des siècles et du contexte politico-social, donc économique, dans lequel elle est en train d’évoluer.

Poésie ? oui ! car la culture -je ne cesse de me répéter- n’est pas à l’image de la molécule, extraite de son groupement d’atomes (le politique, l’économique, le social) qui prétend se développer et s’épanouir indépendamment de son groupement originel. La vie est un tout cohérent et compact ; seul l’esprit réussit à l’amputer.

Chez le peuple mandé, culture est synonyme d’ économie [2] : le chant, la danse, le labour sont indissociables ; toute la vie quotidienne est rythmée par le chant, la poésie. La quantité de la production céréalière, la qualité de l’ouvrage de l’artisan sont souvent fonction de la quantité et de la qualité des productions littéraires comme la douceur des moeurs en dépend. Les oeuvres de nos poètes sont chantées ou psalmodiées quotidiennement par toute la communauté sans distinction de classe d’âge.

C’est cet engouement généralisé pour la poésie, qui justifie le nombre et la qualité de nos productions littéraires dans les langues mandé.

Cette littérature, transcrite grâce à l’alphabet arabe depuis la pénétration de l’Islam dans le Continent, donc depuis des siècles, est l’oeuvre de ceux qu’on appelle vulgairement « Marabouts » qui, sous « les soleils des indépendances », n’ont même pas eu l’honneur d’être classés parmi les alphabètes dans les statistiques officielles de la nouvelle administration africaine.

Les vastes campagnes d’alphabétisation, qui ont inutilement englouti des sommes d’argent considérables, les ont délibérément ignorés comme si le champ était encore vierge. Dans nos établissements scolaires, les nouveaux programmes d’enseignement des langues nationales se passent volontiers de nos productions antérieures. Nos nouveaux rimailleurs de langue française, qui taquinent parfois les langues nationales, ont fait table rase de ces vastes productions.

Pourtant le futur académicien sénégalais, le magicien de la langue française, Léopold Sédar Senghor, le tam-tam enragé que fut le Guyanais Léon Gontran Damas avaient réussi à sortir notre poésie de langue française des ornières traditionnelles grâce à des études et des connaissances approfondies du style négro-africain (3) ; la virilité, la chaleur incendiaire qui caractérisent le style et la pensée de notre Prométhée délivré, le Martiniquais Aimé Césaire, ne constituent-elles pas l’héritage des « ancêtres bambara » ?

Pour mieux caractériser cette production authentiquement africaine, à travers ses qualités littéraires, nous avons choisi quelques vers de deux poètes : l’un est manding, l’autre diakhanké, tous deux chantant en manding, tous deux appartenant à l’ethnie mandé. Eu égard à la situation faite aux auteurs et à leurs oeuvres, nous tirerons les conclusions qui s’imposent dans l’action politique.

KARAMO SITOKOTO DABO [3]OU LA FLÛTE ENCHANTÉE

C’était au milieu de ses talibés, de ses champs et de ses troupeaux que son génie a éclaté. Il vivait dans le petit village de Sitokoto en Casamance, aux pieds des rôniers géants. La poésie de Karamo Sitokoto Dabo est certainement une des mieux élaborées et une des plus riches par les thèmes. Dans toutes ses compositions perce l’humour mandingue tantôt jovial et taquin tantôt acerbe, mais toujours impitoyable : il taquine les mots et les êtres ; parfois il s’en saisit comme pour les étouffer et il les campe ; parfois il se contente de les caresser au gré de son humeur. Nous ne retiendrons, ici, que six vers de la vaste production du célèbre poète.

Karamo Sitokoto Dabo, la flûte enchantée de Casamance, égrenait son chapelet, un soir de clair de lune, dans le silence solennel de sa case. Soudain, des vociférations des femmes ; soudain, des froufrous des boubous amidonnés des Talibés [4] vinrent interrompre la communion avec Dieu.

Le poète se leva, entrebâilla la porte, ce fut la grande surprise :

Afã [5]ñolube kũtulaa [8]

bĩta [6] ñolube lebalaa [8]

nte ŋamira ibe laa-ilaa [9]

jarifã ibe seurubaa [9]

Vous remarquerez que les deux premiers vers sont des octosyllabes et que les deux derniers sont des vers de neuf syllabes. Vous admettrez que je les traduise par des vers de neuf syllabes et par des décasyllabes pour tenter d’en restituer partiellement la musicalité :

« Vastes tourbillons des Talibés

Vociférations des Bineta

Je pensais qu’ils célébraient le Seigneur

Alors qu’ils dansaient le séourouba » [7]

Le poème est composé de vers syllabiques, mais de vers mêlés, c’es-à-dire qu’il est composé d’une suite de vers de mesures différentes : les deux premiers vers sont des octosyllabes, des vers pairs, donc plus aptes à étaler le mouvement dans le temps et l’espace grâce à leur équilibre :

afâ ñolube kútulaa

bĭta ñolube lebalaa.

Ces vers pairs rendent bien le mouvement ou plus exactement l’agitation des êtres, les acteurs du poème. Les deux vers suivants sont des impairs et l’on pense irrésistiblement à Paul Verlaine :

« De la musique avant toute chose,

Et pour cela préfère l’impair,

Plus vague et plus soluble dans l’air

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose » [8].

Le poète mandingue n’avait pas eu besoin de pénétrer les mystères du génie français pour explorer les ressources poétiques de l’impair : l’impair coule comme l’eau de roche ; il fait frissonner parce qu’il est volatile, parce qu’il est fluide, donc musical. Les deux impairs du poète de la verte Casamance restituent l’ambiance de fête, traduisent l’incertitude des pas des danseurs et épousent merveilleusement les rythmes musclés et saccadés du séourouba :

nte ŋamira ibe laa-ilaa

jarifã ibe seurubaa.

Dans ces deux vers dont la musicalité est incontestable, le poète mandingue est parfaitement conscient de la teneur poétique des trouvailles, fruits de recherches minutieuses ; il jongle avec les mots de la tribu ; la prose et l’usage habituel commandent : laa-ilalela et seurubalela ; la fidélité à ces formes habituelles aurait privé les vers de leur musicalité. Sans en altérer la valeur sémantique, le poète supprime dans les deux mots -licence audacieuse ! – le suffixe lela dont la liquidité, ajoutée surtout à celle de « la » de laa-ila, est excessive puisque débordante. Donc au lieu de laa-ilalela et seurubalela, il a préféré ces formes amputées : laa-ilaa et seurubaa en faisant recours à une sorte de diphtongaison de « a » et « lela, qui donne : ilaa et baa. En outre, la variété et la richesse des assonances -voyelles claires : « i », « e » (é) ; voyelles éclatantes : « a », « a » (an) ; voyelle grave sombre « u » (ou)- impriment aux vers le rythme auditif de la musique. La charge musicale est restituée : le moule n’en est-il pas brisé ?

nte ŋamira ibe laa-ilaa

jarifã ibe seurubaa.

Examinons brièvement d’autres innovations expressives. Insolites par le sens, le verbe lĕbalaa (vociférer) employé à la place de chante, prend un sens péjoratif qui cache mal l’éducation douteuse des actrices. Le verbe kutulaa (faire des va-et-vient intempestifs) comporte une connotation de désordre et de manque de contrôle de soi ; le mot, ici, est d’autant plus insolite par la forme qu’il s’applique à des êtres (disciples) appelés à assurer l’éducation de la communauté.

L’expressivité de ces innovations devient plus saisissante par le choix des substantifs qui guident ces verbes (lĕbalaa, kutulaa) et qui, à leur tour, sont insolites par la forme ; ainsi donc afã au lieu de arfã, moins familier, ou encore mieux talibo (disciple) et bǐta au lieu de muso (femme), substantifs gentiment péjoratifs, justifient bien l’emploi de lĕbalaa (vociférer) et de kǔtula (faire des va-et-vient intempestifs).

Dans la production française et dans nos langues, le vers impair est une mesure rare ; c’est un moule délicat et rebelle ; son usage exige non seulement une connaissance non approximative de la langue, mais aussi une grande sensibilité à la musicalité des mots et des rythmes.

Pourtant, en nous penchant sur la vaste oeuvre de Sitokoto Dabo, nous nous apercevons que le poète a un goût irrésistible pour l’impair :

jikãdila jikãdikã woka kãdilee [13]

feta fuloolu te ñola haajo jaralaa [13]

Ces deux vers, à la musicalité troublante, sont des vers de treize syllabes. Nous n’insisterons pas sur les allitérations : le son « k », consonne sourde, se heurte au son « d », consonne sonore et ces deux sons « mâle » et « femelle » se laissent tremper dans la liquidité de « i ». Nous n’insisterons pas non plus sur les assonances, qui se caractérisent, ici, par leur diversité et leur richesse : les sifflements de « i », voyelle aiguë, les grognements vibrants de « ã », voyelle nasale, se perdent dans l’ouverture généreuse de « ã », reine des voyelles.

Au fait, que disait le poète ?

« Allonger une eau chaude avec l’eau chaude,

la mixture n’en sera que de l’eau bouillante :

L’union de deux miséreux ne parviendra guère

à soulager leurs peines ».

Je vous avais prévenus : le poète de Sitokoto, le génie du baobab (arbre-fétiche de Casamance, emblème du Sénégal) caresse les mots et les êtres ; il les campe pour les piquer comme les mouches tsé-tsé qui pullulaient dans son canton. Ici, il se rit de la misère car, en pays mandingue, la misère est vie : elle est comme volontaire.

Qu’il repose en paix, le grand Sitokoto Dabo, dans le silence éternel du cimetière de Banjul !

 

EL HADJI SIDIYA DIABY DE TASLIMA OU LE CENSEUR DES MŒURS

« Le sang est une chose qui va, vient et revient… » Aimé Césaire

(Réponse à Depestre)

Son allure altière, faite à la fois d’élégance et d’austérité, il la tient de ses ancêtres, éminents spécialistes de la langue arabe depuis la pénétration de l’Islam dans le continent. Son père, appelé affectueusement « Mbal Fodé » (Fodé, fils de Mbalou, sa mère) par la communauté mandingue, a laissé derrière lui une production dont la qualité exceptionnelle est reconnue par les érudits du monde arabe ; cette production englobe les domaines aussi variés que la jurisprudence, la grammaire classique arabe, la poésie religieuse, l’histoire [9].

El Hadji Sidiya Diaby de Taslima est surtout un poète en langues arabe et mandingue. Il appartient au groupe diakhanké, minorité sereine, mais agissante. Les diakhankés, en relation avec d’autres groupes, ont constitué, durant des siècles, la classe des gens de plume de la grande et puissante ethnie mandé. Ni Soundiata Keita, au XIIIe siècle, ni Almamy Samory Touré, au XIXe siècle, ni les autres souverains du Mandé, ni les fiers souverains du Fouta Djallon ne les avaient négligés.

On comprend dès lors pourquoi le poète de Taslima s’érige en censeur des moeurs de la communauté :

ibe sirĭ ibe jelelaa [8]

ibe kuma baalu folaa [8]

iye namoy ko mari-yo be do sãbalaa [12]

ikidita itata isita balaa [12]

nijiolu detaa te dãkũnaa [10]

 

Comme chez le poète mandingue Sitokoto Dabo, ces vers d’El Hadji Sidiya Diaby de Taslima sont des vers mêlés ; ils rappellent étrangement la composition de certaines fables de Jean de la Fontaine : les deux premiers vers sont des octosyllabes ; le troisième et le quatrième vers sont des alexandrins et le dernier vers un décasyllabe. Hâtons-nous de les traduire :

« Désoeuvrés, ils éclataient de rires sonores,

Ils proféraient des paroles profanes

Quand ils apprirent qu’à Lui

le Seigneur des seigneurs rappelait un des leurs.

Lors ils se précipitèrent à son chevet

Mais l’âme s’était envolée, il perdit la parole ».

Certaines remarques faites sur les vers de Sitokoto Dabo s’imposent ici : le poète diakhanké a choisi des vers pairs, car son poème est un poème palpitant de vie malgré l’ombre de la mort. _ Les deux premiers octosyllabes dépeignent de façon pittoresque, dans le temps, la mollesse et l’insouciance de ces hommes, étalés de tout leur long sous les arbres à palabres :

ibe sirĭ ibe jelelaa

ibe kuma baalu folaa.

Le premier alexandrin, au souffle long, à l’équilibre presque parfait, en dépit ou plutôt à cause du mot mari-yo dont la dernière syllabe, à la césure, enjambe audacieusement sur le deuxième hémistiche, annonce, haletant, la terrible nouvelle :

iye namoy ko mari-yo be do săbalaa.

Et le deuxième alexandrin est chargé d’allitérations et d’assonances rythmant les pas : les sons «  k », «  t », consonnes sourdes, le son « i », voyelle aiguë, « rouge » selon Arthur Rimbaud, marquant donc la douleur et le son « a », dénotant la durée, trahissent l’affolement des acteurs dont se moque le poète de Taslima :

ikidita itata isita balaa.

Le dernier vers, le décasyllabe, apte à traduire le mouvement de l’eau ou du vent, de tout ce qui épouse la durée, de tout ce qui baigne dans un équilibre fragile, marque merveilleusement la déception des acteurs :

nijiolu deta te dãkŭnaa.

Nous constaterons, sans entrer dans le détail, que la rime se présente, dans toutes ces oeuvres poétiques mandingues, comme un élément constitutif et permanent du vers ; le système adopté est emprunté à la prosodie arabe. Les vers proprement mandingues, n’ayant subi aucune influence étrangère quant à la métrique, sont des vers blancs, qui s’appuient fortement sur des accents pour générer un rythme dynamique : le vers mandingue traditionnel est un vers accentuel par excellence.

Dans les vers d’El Hadji Sidiya Diaby aussi bien que dans ceux de Sitokoto Dabo, l’accent tombe toujours, comme dans le vers français, sur la toute dernière syllabe des mots-rimes qui, sémantiquement, appartiennent aux mots-clés du vers. Il existe dans les cinq vers cités du poète de Taslima, comme dans l’ensemble du poème dont ils sont extraits, une seule rime oxyton : « aa » supportée tantôt par l’élément consonantique « l tantôt par « n » à intervalle plus ou moins régulier.

Quant au contenu sémantique des cinq vers du poète, il est à noter que le décasyllabe s’oppose vigoureusement aux deux octosyllabes, qui nous entraînent devant une scène des plus comiques quand on pense à l’âge, aux responsabilités sociales des acteurs et à leur milieu, surchargé de valeurs religieuses :

« Désoeuvrés, ils éclataient de rires sonores,

Ils proféraient des paroles profanes ».

Mais voilà que le drame éclata, l’épée fatale suspendue au-dessus des têtes :

« Quand ils apprirent qu’à Lui

le Seigneur des seigneurs rappelait un des leurs ».

Cette situation dramatique est particulièrement mise en exergue par le deuxième alexandrin :

« Lors ils se précipitèrent à son chevet ».

Le constat, la terrible vision cloua nos acteurs au sol. En dépit de la situation tragique – car la tragédie vient d’être consommée – c’est avec le sourire aux lèvres que le lecteur ou l’auditeur, avec la complicité du poète, pense au contenu sémantique des deux octosyllabes à la lecture ou à l’audition du décasyllabe :

« Mais l’âme s’était envolée, il perdit la parole ».

Par le jeu subtil des images, par la mesure des vers, par le rythme de l’exploitation des sons, par le contenu sémantique des mots qui s’entrechoquent, le poète de Taslima a merveilleusement réussi, à travers cinq vers, à nous faire vivre les trois situations privilégiées de l’existence : le comique, le drame, le tragique.

UNIVERS ARTIFICIEL

« Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute », s’écriait Arthur Rimbaud.

Oubliés de leurs frères et de leurs fils « initiés » à la science occidentale, ces écrivains grossièrement dits traditionnels ou traditionalistes par opposition aux écrivains pompeusement dits modernes puisqu’ils utilisent une langue étrangère, persistent à produire dans la solitude et l’indifférence générale, privés des immenses moyens de communication du siècle.

Les élites politiques et intellectuelles des peuples naguère colonisés ont réussi, en plein XXe siècle, une performance des plus spectaculaires : exclure 90 % des populations du développement économique, culturel de leur patrie, en un mot, de la gestion des Etats.

En dépit de nos discours lénifiants et édifiants, davantage destinés à la consommation extérieure qu’à nos populations, celles-ci ne comptent réellement que pour la confection des statistiques à soumettre aux bailleurs de fonds ; que pour les préparer aux urnes ; que pour leurs capacités d’exhibition folklorique ; que pour être étudiées au vitriol par des intellectuels en mal d’originalité et de distinction. Solidement branchées à l’applaudimètre, elles sont chargées, souvent contre leur gré, de l’alimenter quotidiennement.

Nous avons créé un univers où, au vrai, ne sont admis que des initiés : les héritiers de l’école occidentale. Solidarité redoutable entre ces « initiés » en dépit des apparences. Culturellement et économiquement les villages dépérissent et se meurent au profit des villes artificielles, lieux de refuge des initiés. Arrogance ou courtoisie calculée les caractérisent dans les milieux ruraux.

Aussi, avons-nous réussi à placer en marge de l’Histoire les populations les plus laborieuses et à l’esprit créatif.

Il n’y a rien de surprenant qu’aujourd’hui, sur le continent africain, ces populations méprisées, surveillées comme des troupeaux de bêtes, crient leur faim et leur haine, surgissent de leurs taudis pour

« Marcher sur la Citadelle

Et entonner l’hymne immortel de la Liberté » ( [10]).

La poétesse sénégalaise, Fatou Ndiaye Sow, ne croyait pas si bien dire.

Nous n’avons pas tiré les leçons du colonialisme : nos populations, dans un contexte de risques, avaient su faire fructifier les valeurs de leur civilisation malgré la volonté tyrannique du colon d’imposer sa civilisation qu’il estimait à tort ou à raison singulière et universelle. Nous ne nous sommes pas rendus compte que ces mêmes populations dont nous sommes directement et « fraîchement » issus regardent s’agiter les initiés avec mépris, mais aussi avec humour. Hier, elles pensaient à la comédie même si certaines scènes leur paraissaient de mauvais goût ; aujourd’hui, elles se rendent compte que la comédie a tourné en tragédie. Alors elles osent… alors elles se révoltent… Les jours à venir sont désormais à elles ; l’avenir de l’Afrique devient leur chose. Et l’Afrique du XXIe siècle sera enfin celle des peuples, ces peuples vivants qui font et défont les valeurs ! _ Pour paraphraser le poète diakhanké El Hadji Sidiya Diaby de Taslima, si ces signes précurseurs, à leurs yeux, ne suffisent pas, assurément les initiés, comme des troupeaux, s’acheminent vers l’abîme.

Pourtant la profession de foi de notre aîné Aimé Césaire, le serment solennel du poète martiniquais aurait dû nous souder à notre peuple :

« Faites-moi rebelle à toute vanité mais docile à son génie

Comme le poing à l’allongée du bras

[… ]

Faites-moi l’exécuteur de ses oeuvres hautes » [11].

Depuis…, les indépendances, pour reprendre la belle image du romancier ivoirien Ahmadou Kourouma, depuis, « les indépendances sont tombées sur l’Afrique comme des nuées de sauterelles » [12].

Que la lumière soit, les ténèbres fusent ! et elles se répandent.

Au vrai, nous ne savons plus où nous en sommes avec nos valeurs de civilisation. Nos paysans, nos artisans, nos griots ou poètes professionnels parviennent encore à se situer dans le temps et l’espace. Mais nous, les initiés, les fiers héritiers de l’école occidentale, nous élites politiques et intellectuelles du Continent, nous savons certes d’où nous venons : nous ne venons que de l’école occidentale ! Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Que faisons-nous ? Pour qui et pourquoi ? Frantz Fanon, cet enfant terrible du Tiers-Monde, aurait-il eu donc raison ?

« Sans passé nègre, sans avenir nègre,

il m’était impossible d’exister ma nègrerie.

Pas encore blanc, plus tout à fait noir,

j’étais un damné » [13].

A dire vrai, en cette fin de siècle, un siècle qui a donné naissance aux moyens de communication sophistiqués à souhait, il nous est difficile d’accorder la moindre importance à la race. L’aveu de Frantz Fanon deviendrait de nos jours plus pesant, plus actuel, si l’on remplaçait le mot « nègre » par « africain », le mot « nègrerie » par « africanité » et le mot « blanc » par « occidental » ; alors seulement les valeurs environnementales seraient respectées, la susceptibilité céderait la place à l’objectivité et la bêtise dont nous sommes responsables et victimes aurait éclaté davantage.

L’homme africain se décompose : les valeurs nationales et universelles se désagrègent autour de nous. Ayant tourné délibérément le dos à toutes les valeurs qui ont permis à nos peuples de survivre, de traverser des siècles, même les « siècles d’incendie » [14], nous sommes fascinés par l’Autre et nous allons à lui, aveugles, cupides, comme des mendiants, les mains vides. Que de peuples ont péri à travers les âges ! Que de civilisations englouties à jamais dans les ténèbres du temps pour n’avoir pas su résister aux épreuves de la grande traversée ! Mais nous, nous voilà présents au rendez-vous du XXIe siècle !

La crise qui secoue donc l’Afrique n’est pas à proprement parler une crise économique ; c’est une crise de foi en l’homme africain. Or il est temps de croire en lui. Les autres, toutes les autres civilisations s’interpénètrent, s’épousent et créent une vaste chaîne de solidarité et de complémentarité grâce à l’action des peuples, mais aussi et surtout de par la volonté des élites politiques et intellectuelles, car c’est bien elles qui constituent l’indispensable pont entre leurs peuples et le monde extérieur.

Les élites occidentales, depuis surtout la fin du XVIIIe siècle, de façon générale, ont réussi à aiguillonner leurs peuples, à les responsabiliser, donc à les mettre sur la voie du progrès ; par les immenses moyens de communication des temps modernes, par des échanges de toutes natures, bref de par les conséquences de la liberté offerte ou conquise, elles ont mis leurs peuples en contact avec le monde extérieur, eux qui mûrissent et révisent les valeurs secrétées par la civilisation. Les élites politiques et intellectuelles de l’Afrique agissent depuis les « indépendances » comme si le salut résidait dans la séquestration du peuple : que de cadavres sans sépultures jonchés, deçà delà, aux frontières de certains pays ! Que de grands cerveaux, devenus sombres par l’exil, sommeillent par-delà les frontières de leur patrie ! N’entendons-nous pas la voix accusatrice de Fatou Ndiaye Sow, la poétesse sénégalaise, la voix de l’Afrique ?

« Laissez-moi sortir de terre

Bourgeonner et fleurir,

Que mes fruits éclatés

Nourrissent la faim du monde

Laissez-moi m’ouvrir

Au souffle des quatre vents…

J’étais un nénuphar

Sur les eaux de ma terre…

Maintenant je suis l’absent des Grands Jours » [15].

Nos valeurs de civilisation sont gangrenées et se meurent parce que nous avons voulu – par l’intimidation, par la puissance des armes, par le mythe irraisonné de la tout-puissance du chef- isoler nos peuples les uns des autres et du monde extérieur et les empêcher ainsi de confronter leurs valeurs de civilisation à celles des autres. Et dans une telle situation, tout citoyen africain aurait pu murmurer après L. G. Damas :

« Je me sens prêt à écumer toujours de rage contre ce qui m’entoure contre ce qui m’empêche à jamais d’être un homme » [16].

JE REÇOIS DONC JE SUIS

Les valeurs d’une civilisation, qui se veut vivante, ne sont rien de moins que de simples atomes capables de s’intégrer au groupement d’atomes que constitue la Civilisation de l’Universel ; nous ne disons pas : la civilisation universelle qui ne peut exister sans écraser d’autres civilisations ; celle-ci relève de la volonté de domination d’un groupe ; celle-là relève d’un consensus spontané, donc presque naturel grâce, en partie, aux techniques modernes de communication.

Ces valeurs ou ces atomes -s’ils sont réellement porteurs de vie rejoignent l’universel pour prendre force, mais aussi pour lui insuffler leur dynamisme créateur. Témoin les métamorphoses de la musique et de l’art africains en Occident ; témoin le dynamisme de la civilisation asiatique à travers ses différentes facettes, qui pénètre, avec une douceur digne de la sagesse et de l’élégance asiatiques, donc imperceptiblement, mais sûrement les civilisations occidentales, leur apporte un souffle et un style nouveaux, et crée de nouveaux besoins.

Mais, de façon générale, l’Asie est allée à l’Occident (religion, architecture, art culinaire, art martial, folklore, leçons du Japon dans le domaine économique, etc., etc.) et l’Occident s’efforce de pénétrer l’Afrique pour lui arracher quelques valeurs à dimensions universelles.

L’apport de notre art, surtout de notre musique à l’universel, ne relève pas de notre volonté délibérée, c’est-à-dire d’une politique organisée, systématique. Nous attendons passivement les efforts de l’Autre chaque fois que l’Histoire nous interpelle ; nous sommes devenus ce que les Mandings appelleraient les Tigna du monde moderne ou, en d’autres termes, les « enfants choyés » d’un monde fondé pourtant sur la rigueur et l’effort individuel et collectif : je reçois donc je suis !

Je sens, dans le tréfonds de mon être, les sourires moqueurs, les doigts accusateurs des générations futures… Nous sommes collés au quotidien comme si l’Histoire expirait à l’orée de notre époque.

Après avoir vécu les premières décennies de la souveraineté internationale, nous sommes enfin, aujourd’hui, à même de répondre, sans la moindre hésitation, à la grande interrogation d’Aimé Césaire :

« Mon peuple

quand

quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre

au carnaval des autres

ou dans les champs d’autrui

l’épouvantail désuet ? » [17]

Nous répondons : quand les élites politiques et intellectuelles de nos peuples l’auront sincèrement voulu ! Du reste, elles finiront bien par le vouloir de par la volonté des peuples.

Le vieux Sénégal, par réalisme, par sagesse, par générosité, vient, encore une fois, de se placer, avec la noblesse qui le caractérise, à la proue du navire : par-delà la gestion quotidienne de nos Etats, par-delà le nationalisme de clocher qui étouffe la créativité économique et culturelle et apprête le nid de la dictature, le Sénégal d’aujourd’hui nous propose l’antidote contre nos maux , maux qu’on tend de plus en plus à réduire aux malformations congénitales ; il s’agit de l’unique antidote capable d’atténuer sinon d’annihiler, aux yeux du monde et des générations futures, les erreurs commises : l’intégration politique et économique, fédération ou confédération des Etats de l’Afrique de l’Ouest. C’était jadis et naguère le voeu de nos peuples. C’est aujourd’hui le voeu ardent qui émane de la volonté au Gardien de notre Constitution. Qu’il soit entendu et béni, l’Enfant du Sahel, car

« Dieu bénit l’homme,

Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché » [18].

Paysans, artisans, ouvriers, gardiens de la spiritualité et de la culture négro-africaines, hommes des grands négoces, élites politiques et intellectuelles, pour l’assouvissement de vos rêves, voilà l’idée salvatrice et donc

« Voici le temps de se ceindre les reins

comme un vaillant homme » [19].

[1] mandé : Ethnie certainement la plus importante numériquement de l’Afrique de l’Ouest ; elle comprend les groupes suivants : manding ou mandingo, malinké ou malinka, bambara, diakhanké, dioula, soninké, soussou, etc.

[2] La preuve est que la plupart des grandes familles spirituelles ou littéraires vivaient certes de l’agriculture, mais aussi du commerce ; les Talibés (disciples) sillonnaient l’Afrique pour acheter et vendre des marchandises.

[3] Karamo : Maître ; littéralement : homme de sciences ; Karamoko ou Karamokho chez d’autres groupes mandé. Sitokoto : nom du village du poète (littéralement : à l’ombre du baobab ; le baobab est l’arbre-symbole, emblème du Sénégal par sa résistance et sa majesté dans un paysage parfois désertique). Dabo : nom de famille du poète.

[4] Talibé : élève, étudiant, disciple.

[5] afã (afan) : forme populaire de arfã. Le mot afã est plus ou moins péjoratif ; teinté d’une grande familiarité qui n’exclut pas l’affection.

[6] bĩta (bineta) : nom plus ou moins péjoratif de la femme. (Voir remarques sur le mot afã, note no 6).

[7] seuruba (séourouba) : danse populaire et profane.

[8] Paul Verlaine, « Art poétique », in Jadis.

[9] A l’époque coloniale jusqu’en 1960, l’érudit El Hadji Mbal Fodé recevait chez lui des Arabes venus surtout d’Egypte suivre, de quelques mois à plusieurs années selon leur niveau, des cours de grammaire classique arabe dont il était un éminent spécialiste.

[10] Fatou Ndiaye Sow, Fleurs du Sahel, poèmes, Edit, N.E.A., Dakar, 1989.

[11] Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, poèmes, Edit. Présence Africaine, Paris, 1971.

[12] Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, roman, Edit. du Seuil, Paris 1970. Cité de mémoire.

[13] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Edit. du Seuil, Points, n° 26,Paris 1973

[14] David M. Diop, Coups de pilon, poèmes, Edit. Présence Africaine, Paris, 1973.

[15] Fatou Ndiaye Sow, voir note 11.

[16] Léon Gontran Damas, Pigments, Edit. Présence Africaine, Paris, 1972.

[17] Aimé Césaire, Ferrements, Edit. du Seuil, Paris, 1960.

[18] Victor Hugo, Les Contemplations, le Livre de poche, n° 1444.

[19] Aimé Césaire, voir note 12.