Culture et Civilisations

DE « KAYDARA » À « L’HÉRITAGE » : RÉCIT ET CONTE INITIATIQUES

Ethiopiques numéros 36

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine neuviéme année

Nouvelle série – volume II n°1 – premier trimestre 1984

L’importance de l’héritage [1] n’a pas échappé à l’auteur des Contes d’Amadou Koumba qui l’a placé à la fin du recueil qui devait asseoir, d’entrée de jeu, sa réputation de conteur. On a expliqué ce choix, ailleurs, en référence à un certain souci de classification, à l’émergence discrète de thèmes spécifiques au conte. En réalité, il faut ajouter à tout cela son attention toute particulière à la finalité morale spirituelle des deux pièces, « Sarzan » et « l’Héritage » qui ferment le recueil.

Il est on ne peut plus, légitime de confronter ce dernier texte à celui dont, de toute évidence, il constitue une variation exemplaire. Avant toute chose, il convient de s’arrêter à, un certain nombre de considérations d’ordre méthodologique. En effet, il n’est pas habituel de mettre en parallèle un texte oral et un texte, écrit, même si le texte oral a été fixé par l’écriture. Il s’agit de deux niveaux d’élaboration, de deux discours dont on n’a pas toujours fait ressortir la parenté et les divergences. Ensuite, on se penchera plus particulièrement sur les variations d’un texte à l’autre. Dans les deux cas, l’itinéraire parcouru par les protagonistes reste singulièrement initiatique, mais le changement de contexte joue sur la portée de cette démarche. Il faut d’abord considérer les variations structurelles, nombreuses, significatives ; ensuite s’arrêter aux variations thématiques et déboucher sur le plan de l’interprétation analogique si caractéristique, de l’animisme, de la mentalité de l’homme de la tradition. Derrière tout cela, on le devine, se profilent des problèmes de mutations de sociétés, commandées par le passage d’une religion à une autre et des différences culturelles auxquelles les contes doivent nécessairement s’adapter.

Il s’agit de confronter un récit et un conte initiatiques. Le premier a été recueilli parmi des pasteurs peulhs et le second parmi des paysans wolofs. Dans le premier cas, on dispose de la version originale, originelle, dite en langue peulh et de sa traduction française presque juxtalinéaire. Dans le second, la version wolof, reçue par un wolof, a été recréée en français en toute liberté, même si le désir de l’auteur de rester fidèle à sa source peut être relevé en plusieurs occasions.

Entre les deux versions du même texte, il existe une autre et qui eût été particulièrement éclairante : celle en wolof qui, rendue sans apprêt, ni adaptation, eût mis le lecteur plus à même d’appréhender la réaction du wolof à l’élément culturel d’emprunt, à ce que Césaire qualifiait d’ « une hétérogénéité vécue intérieurement comme une homogénéité »  [2]. Autrement dit, elle eût permis de savoir comment le wolof adapte un élément culturel étranger, l’intègre à sa culture, cesse de le sentir comme étranger.

Le critique aurait, en outre, souhaité disposer de versions recueillies au sein d’ethnies différentes, à la fois au même moment et à des périodes historiques différentes. On voit bien l’intérêt de cette démarche. Kaydara ne peut laisser indifférent aucun groupe relevant de ce que l’on a appelé l’oralité. On a dû l’imiter et le redire selon les moyens du bord et les préoccupations du moment.

D’autres versions ont dû voir le jour entre les versions peulh et Wolof qui nous occupent. Chaque texte important de l’oralité a une histoire qu’il convient de retrouver. Le texte oral se fait et se défait au gré des circonstances. Il se charge de toutes les colorations qui ne doivent en aucun cas attenter à son individualité. A l’instar de la version wolof, il doit nécessairement exister d’autres versions chez les socé, bambara, diola.

La réception du même texte au sein de la même ethnie, à des époques différentes, aurait attesté des variations importantes selon que cette dernière se rattacherait, par exemple, à un contexte animiste, musulman, ou syncrétique.

Les enseignements qui en découlent, c’est l’évidence, se ressentiraient de toutes ces variations.

Ici, l’on est fondé à s’interroger pour savoir si la version peulh du kaydara, recueillie, transcrite, et admirablement commentée par Amadou Hampaté Bâ et Lyliane Kesteloot [3] est la plus ancienne, la première. Rien ne permet de répondre de façon définitive à cette question. Force est de constater une fois de plus que les textes de la tradition orale ont la particularité d’ouvrir la voie à des questions qui bien souvent restent sans réponse. D’abord, nombre de textes se perdent à la longue du fait même du mode de transmission des œuvres littéraires dans ce contexte particulier. Ensuite, il s’avère particulièrement difficile d’établir l’âge des textes, leurs rapports chronologiques. De toute évidence, ce que André Jolles dit du conte vaut pour ce genre de récits initiatiques. Il écrit que « dès que le conte prend les traits de l’histoire – ce qui arrive parfois quant il se rencontre avec la nouvelle il perd une part de sa force. Localisation historique et date historique le rapprochent de la réalité immorale et brisent le pouvoir du merveilleux naturel et nécessaire » [4].

L’histoire, l’actualité, attentent à leur force. C’est en restant au dessus du phénomène, de l’événement, qu’ils acquièrent la plus grande portée. Il n’est pas exclu que l’on découvre les textes intermédiaires, sur le plan de la chronologie, c’est-à-dire des textes dont la composition se situerait entre celle des versions peulh et wolof. On peut cependant espérer tenir dans ces deux versions, les formes extrêmes d’un même texte. Le Kaydara recèle des éléments qui soulignent son ancienneté de facture et accréditent l’idée de son originalité, c’est-à-dire son antériorité à toutes les autres versions. Ce sont : la forme poétique rigoureuse, la présentation en une seule coulée, le nombre élevé des éléments invariables qui sont autant d’éléments de constance. Entre le Kaydara et l’Héritage, l’avenir dira un jour s’il existe d’autres variantes qui pourraient être appréhendées à part.

C’est pourquoi la recherche d’une version originale doit rester ouverte. On comprend les raisons de la mise en garde de Madame Denise Paulme quand elle écrit : « soulignons seulement, dans l’optique ici retenue, l’attention qu’il convient d’apporter aux transformations qu’un conte subit en passant d’un milieu à un autre, qui ne sont jamais gratuites. La quête d’une version initiale, d’où toutes les autres seraient dérivées, est illusoire : il est des versions plus riches, il n’en est pas de moins importantes, chacune replacée dans le cadre qui est le sien est également importante » [5].

On revient sur le premier point qui reste capital au regard de la perspective retenue ici. Pour ce qui est de la version originale, il reste qu’elle permettrait de mieux situer le texte, de mieux saisir son histoire et de comprendre le phénomène de la circulation comme de la fixation des textes dans le contexte de l’oralité. Madame Paulme a donné dans La Mère Dévorante l’exemple de l’exploitation de thèmes qui se développent sous forme de contes, de mythes, de récits épiques, de l’Afrique subsaharienne à l’Afrique australe. Elle décrit avec pertinence l’évolution des thèmes et techniques et en donne une explication à la fois séduisante et éclairante. Elle ne parvient à établir l’antériorité d’aucune version sur une autre. Elle se contente de procéder par repérages successifs du même thème aux seins d’ethnies différentes et, à l’occasion, fort éloignées les unes des autres. Elle ne dispose pas de version de base et cette lacune ne nuit en rien à son travail. Mais cette situation doit-elle être érigée en règle ?

La quête d’une version originale ne doit pas bloquer la recherche. La tradition orale à la caractéristique de commander un type d’investigation, où l’on doit toujours être prêt à tout remettre en cause tant les zones d’ombre sont nombreuses et considérables. On ne peut donc adopter ici qu’une démarche marquée par une forme de comparativisme relativiste. Cependant, c’est bien parce que la version initiale existe ou a existé qu’il faut la retrouver et tant que faire se peut établir les rapports chronologiques des diverses versions.

De deux choses l’une : ou le Kaydara constitue une version initiale ou il est une étape dans le processus d’évolution d’un récit initiatique. A défaut de prouver la première proposition, force est de s’employer, comme on l’a fait plus haut, à réunir les éléments à même d’attester son antériorité sur toutes les versions connues.

Jean Bazin adopte une position plus nuancée. Il se garde de proclamer la vanité de toute quête de la version initiale d’un récit. Son intérêt porte sur l’histoire et il sait qu’il existe toujours un point de départ au récit qui ne « fait pas seulement boule de neige », il engendre au gré des circonstances d’autres récits, qui l’intègrent, « l’implicitent »… Il précise que « c’est la loi de tout récit qu’il le dise ou non d’être le récit d’un autre récit. D’ailleurs plus le narrateur entend être reconnu comme « historien », plus il prend soin d’affirmer – « Sumayla Sané le premier – qu’il ne fait que raconter ce qu’il a entendu raconter, plus il revendique cet enracinement dans une tradition narrative. Entre un récit et son objet (tel événement réel du passé ) s’interpose toujours ce qu’on peut appeler son référent implicite un autre récit » [6]. Certes les perspectives sont ici comme inversées entre le récit historique et le récit oral tout court, qu’il soit initiatique, ludique, épique, ou d’inspiration religieuse. Le récit historique naît d’un événement, se développe, circule, engendre d’autres récits qui se recommandent de lui. Il se charge d’autres histoires. Le rapport des versions successives à la première version s’affaiblit.

L’histoire sous sa première forme s’estompe au profit de l’histoire qui se fait. Dans le récit initiatique comme Kaydara le texte initial était de toute évidence vierge de toute référence à l’histoire, aux événements ; l’histoire s’y trouve implicitée. C’est la mobilité, la circulation de ce récit qui lui confère une certaine historicité que l’on perçoit dans sa forme d’adaptation au milieu wolof.

Jean Bazin qui comprend fort bien ce phénomène oriente sa réflexion vers d’autres directions. Il revient aux transformations dont parlait Madame Paulme. Sans contester en rien l’intérêt à retrouver la version de base d’un texte, il explique que « les récits que nous enregistrons aujourd’hui peuvent être en fait le sédiment d’historisations successives dont chacune avait pour but de « réécrire » l’histoire en fonction des intérêts du moment. Face au matériel narratif utilisé par les professionnels, il faudra se demander quels détournements de sens ont pu intervenir entre l’événement narré et son image actuelle » [7]. La démarche ainsi décrite se trouve être celle du conteur dans l’Héritage. Il réécrit le Kaydara. Il lui reste fidèle sur certains aspects mais ne s’interdit pas d’innover et le champ d’investigation ouvert ne peut être couvert que par une approche comparatiste.

Il reste cependant que Madame Paulme et Jean Bazin parlent l’un du conte et l’autre de l’histoire. Ce dernier, qui dit plus loin son intérêt pour « la vérité d’une certaine pratique narrative et (de) ses conditions d’exercice » [8], est particulièrement attentif aux variations de la réception et de l’interprétation des événements, aux rapports de l’événement et de ses récits, des discours qu’il suscite. Madame Paulme s’attache aux diverses versions d’un conte, à sa circulation. Il reste que l’histoire peut être appréhendée et vérifiée par des moyens autres que littéraires, des documents de toutes sortes, des moyens techniques d’investigation. Il en va autrement pour le conte.

L’adaptabilité du conte enrichit le champ de recherche mais ne facilite pas la tâche au critique de la littérature traditionnelle. On sait que le conte circule d’autant mieux qu’il s’adapte facilement au contexte local, qu’il reflète les préoccupations du moment. Il donne ainsi aux peuples qui l’adoptent un très fort sentiment de propriété. Il ne viendrait pas à l’esprit des paysans wolofs qui disent l’Héritage que ce conte puisse être d’autre origine que wolof. Cet état de chose ne facilite pas le travail de l’historien de la littérature préoccupé de fixer des dates et d’établir des rapports chronologiques. Le problème de l’antériorité d’un texte sur un autre a été abordé plus haut, on le sait bien souvent insoluble. Des anecdotes, des aphorismes et des exemples édifiants mis au Sénégal sur le conte du sage Kocc Barma se retrouvent au Ghana et au Niger [9] sans que l’on puisse expliquer cet état de chose. Certes, Césaire lors du débat sur le métissage culturel a expliqué l’esprit dans lequel des peuples libres exercent ainsi « une initiative historique » [10], qu’en empruntant des éléments étrangers, ils se les assimilent, qu’ils se conforment ainsi à la loi de l’emprunt. On assiste en fait au « processus d’historisation » dont parlait Bazin.

Tout cela prouve, une fois de plus, le caractère aléatoire de toute recherche dans ce domaine. On doit se contenter, en attendant de repérer d’autres versions, de superposer les deux textes du Kaydara et de l’héritage pour noter et expliquer les variantes. Ici, tout est important : les omissions comme les innovations. Il faut en outre garder à l’esprit que tous deux développent le thème de l’idéal de vie, l’un en s’appuyant sur des croyances animistes, l’autre en attestant une remarquable évolution du sentiment religieux. Il reste que l’héritage se rapproche davantage du stade de la profanisation dont parle Roland Colin qui précise que « dès que le mythe commence à se désacraliser, à relâcher son lien avec le monde surnaturel, nous abordons aux rives du conte… ».

Plus loin, il affirme qu’« à travers les péripéties du conte prennent formes et corps les structures et les personnages de la société humaine. On avance dans la « profanisation », bien que les techniques restent les mêmes… » [11]

Le Kaydara alliant un ton soutenu, grave, et une très grande beauté poétique dit la splendeur morale et spirituelle du dieu Gueno et de son serviteur Kaydara. l’Héritage reste encore d’une certaine tenue mais un conteur robuste, un diseur leste pourrait mettre l’accent sur sa dimension ludique. l’Héritage, c’est déjà le Kaydara, appréhendé dans un processus d’historisation. Les deux textes illustrent fort bien la distinction établie par André Jolles entre les formes savantes et les formes simples lorsqu’il écrit que « … dans les formes savantes, il s’agit des paroles propres au poète, qui sont l’exécution unique et définitive de la forme, alors qu’il s’agit dans la forme simple des paroles propres à la forme qui s’y donne à chaque fois et de la même manière une exécution nouvelle » [12]. Ainsi la courbe allant de la forme savante à la forme simple, du Kaydara à l’héritage, va d’un texte sacré ou à la limite du sacré, à un texte profane.

Enfin le problème de la restructuration des textes, des omissions, ajouts ou choix des éléments constituants, n’est pas moins important que celui de l’historicité. Développant le thème de la « connivence culturelle » si importante dans toute étude de la tradition orale. Mesdames Véronika Gorok-Karadv et Christiane Seydou expliquent fort opportunément que « dans la marge de liberté ménagée pour l’application des règles du jeu, tout choix opéré peut devenir significatif et la diversité des options reflète soit la diversité des cultures, soit, à l’intérieur d’une même culture, la diversité des avenirs ou des projets de signification » [13].

Ainsi dans l’adaptation des textes aux contextes les plus riches, aux environnements culturels les plus disparates, rien n’est gratuit ; tout changement renvoie à des mutations sociales, à l’évolution des idées, à des différences de sensibilité, à des variations culturelles. On sait de même que les variations structurelles du conte, du récit traditionnel d’une façon générale, au-delà des considérations idéologiques, mettent en cause l’homogénéité de la forme du texte traditionnel. Mesdames Demers et Gauvin le disent fort bien : « l’interdépendance de toutes les pièces d’un texte est telle que la modification d’une seule d’entre elles provoque des changements qui affectent l’économie de l’ensemble » [14]

Cette assertion est d’autant plus fondée qu’il s’agit ici de textes de structure initiatique et que de toutes les variations, ce sont elles qui s’imposent dès l’abord. Il s’avère donc légitime, avant de se pencher sur les variations thématiques, de s’arrêter plus particulièrement sur les différences structurelles.

D’entrée de jeu, il convient de rappeler que l’on confronte deux textes littéraires qui ne relèvent pas du même genre, un récit et un conte initiatiques. Le Kaydara s’apparentant à une forme fixe : le récitant y jouit de moins de liberté que le conteur dans l’Héritage.

Dans un cas l’enseignement à dispenser, cohérent, organisé, vaut aussi pour sa forme. Tout y est mis au service d’une finalité pédagogique. Ni le choix des éléments constitutifs, ni l’établissement de leurs rapports, ni les significations à celer dans un mouvement du texte et à révéler dans l’autre, ne sont du ressort du récitant. Dans l’autre cas toute discipline est comme « auto-imposée » et constitue comme un moyen parmi d’autres de se rapprocher le plus de l’état initial du texte. C’est ainsi que dans ces deux cas, il s’agit de textes initiatiques, de voyages à des fins pédagogiques. Ces voyages, organisés en cycles et épreuves, permettent aux candidats de se poser les questions parce que leur équilibre culturel et intellectuel aura été perturbé par une série de découvertes pour le moins insolites. La structure du texte est dessinée en relation à l’itinéraire suivi et aux rencontres merveilleuses, séquences qui conjuguent la continuité et la nouveauté. Chaque rencontre est différente de toutes les autres, mais se déroule de la même façon. Les protagonistes sont saisis de stupeur, éperdus, ensuite le même dialogue s’établit ou la même remarque est avancée qui légitime la poursuite de l’aventure et prépare les révélations finales. S’il s’agit dans les deux textes de trois jeunes gens engagés dans un voyage initiatique, les séquences mentionnées plus haut n’ont pas la même nature ni la même signification. Dans le Kaydara, qui renvoie à un environnement marqué par un animisme pur, la séquence constitue une épreuve, un test qui peut entraîner la souffrance et même conduire à la mort. On sait qu’aucun des compagnons de Hammady ne reviendra de l’aventure. Dans l’Héritage, il s’agit d’une rencontre merveilleuse de phénomènes que les protagonistes acceptent mais ne sont pas à même d’expliquer. Ils ne courent aucun risque. Ils restent pour ainsi dire en dehors de l’événement, l’explication finale opérera comme un processus d’intégration. Il reste que dans les deux textes considérés, les personnages, s’ils sont tous jeunes et pas encore initiés pour pénétrer ces phénomènes, les acceptent. Autrement dit, ils ne s’interrogent pas sur la vérité de la chose sur sa nature, « son comment » mais plutôt sur sa signification profonde. On comprend que André Jolles ait pu écrire : « C’est un paradoxe / qui / constitue la base véritable du conte : dans cette forme le merveilleux n’est pas merveilleux mais naturel » [15].

C’est dire que ce comportement des jeunes gens trahit une certaine parenté d’esprit en dépit des disparités entre l’animisme et l’Islam.

D’entrée de jeu, on est frappé dans l’héritage par l’apparent resserrement de l’action, la réduction des épisodes. D’un texte à l’autre, on passe de 11 à 6 épisodes. Les 128 et 78 épisodes constituant une phase importante de l’action, à savoir la découverte du sage, Kaydara ou Kem Tann, qui lève le mystère des épisodes antérieurs. En fait, la structure du Kaydara est encore plus complexe. Certaines séquences comportent plusieurs épisodes. La neuvième, centrée autour du vieillard serpentiforme, en comprend quatre qui se développent au rythme des métamorphoses en coq (le 1er), en bélier (le 2e), en taureau (le 3e) et enfin en feu de brousse (le 4e). La dixième séquence en comporte deux : l’épisode de « la vallée encaissée du 40e jour » et celui des sources. Rien de tout cela ne subsiste dans l’Héritage. Alors que dans le premier recueil l’action, tout en s’inscrivant dans une perspective linéaire, semble éclater en des épisodes qui illustrent la même leçon et participent d’une même intention ludique dans l’héritage, on ne veut pas s’attarder en chemin. On y semble plus préoccupé d’économie de moyens. On y relève sept séquences articulées autour de deux principes qui tiennent compte des plus importantes structures sociales : le pouvoir politique ou religieux (1ère séquence), l’équilibre familial (2e à 5e sq) et l’équilibre et l’épanouissement individuels (6e et 7e sq). Cette structuration que l’on ne relève pas dans le Kaydara n’est pas le fait du hasard. Certes, on repère dans ce dernier texte les séquences qui correspondent à chacune des séquences de l’héritage, mais ce qui importe d’être noté ici, c’est la redistribution des séquences dans une perspective significative qui n’infirme d’ailleurs en rien l’enseignement que Kaydara dispense à son disciple. Ainsi, l’épisode de la chasse à l’outarde infirme constitue dans le premier recueil la sixième séquence et occupe ainsi une position médiane. Dans l’héritage, l’épisode de « la biche à trois pattes » constitue la dernière rencontre mystérieuse, en fait l’avant dernière, puisque toute l’action, toutes les pérégrinations se trouvent comme orientées vers la découverte de cet être prodigieux. Le schéma de l’action, dans l’héritage, qui n’exalte aucune religion particulière, place l’homme au centre de tout. Tout part de lui, tout converge vers lui. Il porte la famille, il porte l’Etat.

Le second principe de restructuration de l’action se trouve être, dans ce dernier recueil, celui de l’antithèse pédagogique. On y recourt abondamment à l’interprétation des symboles de Kaydara où l’on distingue entre « les significations diurnes » et « les significations nocturnes ». Kaydara qui se cache, sous les traits d’un vieux mendiant crotté et enguenillé pour mieux dérober aux profanes la splendeur de son savoir explique à Hammadi :

« Mon frère, apprends que chaque symbole recèle un sens, deux sens et même plusieurs. Diurnes et nocturnes peuvent être ces sens. Les diurnes sont fastes. Les nocturnes sont néfastes… » [16]

On reviendra sur le problème de l’ouverture des sens si caractéristique de l’interprétation analogique. Qu’il suffise de noter combien la démarche antithétique caractéristique de la prédilection au manichéisme des religions les plus anciennes, recèle de vertus pédagogiques. Elle trouve sa légitimité dans une certaine préoccupation mnémotechnique. Le savoir réduit à un appéciable degré de cristallisation, est véhiculé en relation avec le principe si répandu dans la société traditionnelle qu’une chose est toujours elle-même et plus qu’elle-même – pour paraphraser Senghor – et qu’une chose postule toujours son contraire.

Il reste que les antithèses du Kaydara sont plus nombreuses et plus significatives. Ici, un symbole recèle deux significations contraires en tout point, mais c’est le même symbole qui se trouve comme atteint de versalité.

Dans l’Héritage si l’on oppose le roi au marabout, si l’on se rit de la continuité fonctionnelle que le roi déchu s’évertue à imposer aux esprits, on prend le soin de séparer, de faire se succéder et d’opposer les deux symboles qui tournent autour du thème de la femme.

De la même façon, les conteurs wolofs éliminent toutes les autres séquences illustrant le principe de la dualité des significations. En fait, il s’agit moins de limitation que de réduction. La vision manichéenne reste caractéristique des deux sociétés. Peut-être cette variation structurelle s’explique-t-elle par le départ des wolofs de la culture animiste et orale. Ils y sont encore partie prenante mais plus au même titre, au même degré que les peulhs qui ont créé le Kaydara, préoccupés d’initiation et relevant de pratiques animistes n’ont cure de confier leurs traditions à l’écriture.

On peut en outre mettre la réduction du nombre des séquences, la singularité de l’approche de l’antithèse pédagogique dans l’Héritage, sur le compte de mutations profondes. D’abord certaines séquences étaient fondées sur des rapports animistes de l’homme et de la nature, des éléments, des choses. Ces rapports ne sont plus ou se sont singulièrement estompés en milieu wolof. Ensuite, l’héritage développe un remarquable pragmatisme social qui lui interdit de s’attarder en chemin. Enfin, il faut garder à l’esprit que, de toute évidence, les paysans wolofs n’ont pas la même relation au Kaydara que des pasteurs peulhs. Il leur fallait opérer un choix en relation à leur spécificité culturelle et aux besoins du moment.

C’est pourquoi on relève, outre la réduction de séquences mentionnée plus haut, un ajout et une conversion de séquences. Il va sans dire que la séquence initiale, celle du roi-marabout [17] est du cru des wolofs islamisés. Elle constitue une référence on ne peut plus judicieuse à l’actualité. C’est là un moyen de participation du conteur wolof et d’implantation du public. Cette séquence permet de situer l’héritage sur le plan de l’histoire. On n’est certes pas à même d’établir la date de sa création mais l’on peut dire qu’il est du XIXe siècle, d’une époque où les rois, battus par les puissances colonisatrices, ont été domestiqués et où leur ancien prestige rejaillit sur les marabouts qui vont animer la résistance aux Européens [18]. Enfin, cette séquence initiale de l’héritage illustre à souhait le principe de « désacralisation », de profanisation des mythes et textes sacrés lorsqu’ils se chargent d’histoire. Ici, elle donne le ton, les problèmes abordés ne participeront d’aucune transcendance.

Quant à la conversion de séquences, elle porte sur les quatrième et cinquième symboles, sur la mare inaccessible et l’empreinte d’antilope remplie d’une eau inépuisable. Chacun de ces symboles véhicule une double signification positive et négative. On peut noter en plus que les deux significations « diurne et nocturne » du quatrième symbole ne sont pas à proprement parler antithétiques. Mieux, le cinquième symbole ne recèle qu’une signification positive diurne. Le conteur wolof, tirant parti de ce manquement à la rigueur structurelle si caractéristique du Kaydara, s’inspire de ces deux symboles pour bâtir les séquences quatre et cinq de l’Héritage qui développent le thème de la bonne et de la mauvaise épouse. C’est donc quelques aspects de la thématique qu’il retient pour retourner à une orthodoxie exemplaire.

D’un texte à l’autre, on note l’articulation de toute l’action autour de chiffres qui sont comme des éléments de constance. Il s’agit des chiffres 3,4, 7,… L’étudiant de la littérature orale ne peut qu’être frappé par la fréquence des retours à ces chiffres qui ont dû, dans un passé reculé, receler une valeur sacrée. Ici l’on tient un élément de la courbe de profanisation décrite par Roland Colin. En fait ce fétichisme des chiffres si caractéristiques de la mentalité animiste et qui se prolonge jusque dans les religions révélées a été relevé et expliqué plus d’une fois. Amadou Hampaté Bâ en fait ressortir le rôle dans Koumen [19]. Il y revient dans Aspects de la civilisation africaine [20] L’auteur de La Mère dévorante rappelle que « 3 est le chiffre masculin pour toute la savane de l’Ouest africain, 4, le chiffre féminin » [21].

Kaydara illustre fort bien la structuration du récit par ces éléments de constance qui ne peuvent que favoriser la mémorisation tout en renvoyant à des croyances animistes.

L’itinéraire se déroule en une structure ternaire : la quête et les onze symboles, le retour et les périls, l’élucidation ou l’initiation d’Hammadi. L’élucidation emprunte une démarche ternaire d’allure répétitive mais on ne peut plus opportune dans un contexte d’oralité. Dans un premier temps, on assiste à l’élucidation des symboles [22], ensuite Kaydara développe le thème de son omniprésence, son don d’ubiquité [23], enfin il passe à celui de ses métamorphoses successives [24].

Au début les protagonistes au nombre de trois se retrouvent au carrefour de trois routes. Kaydara, se manifestera, à Bammadi, par trois fois sous la forme d’un vieillard peu engageant. Il lui fera trois recommandations qui auront valeur de prédiction. Qu’il suffise de dire que le fétichisme des chiffres constitue la caractéristique essentielle de ce texte [25].

Il en va autrement dans l’héritage où les chiffres ne semblent jouer aucun rôle important, ni renvoyer à des croyances particulières. Ils sont là comme autant de survivances des éléments utiles à la mémorisation des textes. Les protagonistes restent trois, mais on peut se demander pourquoi ils ne sont pas deux ou quatre. Les rencontres merveilleuses sont au nombre de sept parce que dans le subconscient du conteur survivraient des traces de croyances. Le chiffre sept qui réalise la synthèse du chiffre mâle et du chiffre femelle trouve une place légitime là où l’on développe le thème de la famille.

Le déroulement de l’action selon une structure ternaire, s’il reste conforme au schéma d’ensemble du Kaydara, est plutôt redevable de la volonté de Birago Diop de se ménager une sorte de prologue au donner libre cours à son esprit d’invention. En fait, les chiffres constituent ici de vagues réminiscences ; ils ne ponctuent plus d’actions pour les charger de significations particulières, ils n’existent plus que pour la commodité du discours.

De même on peut noter que les structures initiatiques sont plus complètes dans Kaydara et essayer d’expliquer les « raccourcis » de l’Héritage. Dans ce dernier texte, on retient le schéma initiatique du texte originel mais il est singulier que l’on estime devoir légitimer l’initiation. C’est leur père qui a voulu qu’après sa mort ses fils s’engagent dans la quête du savoir. Dans Kaydara, les jeunes gens ne peuvent devenir des hommes véritables s’ils n’ont pas été initiés. L’initiation constitue un devoir. Ensuite, dans Kaydara, les protagonistes sont engagés dans les choses, alors que les trois frères, dans l’héritage, ne sont que des témoins, des spectateurs. Ils découvrent des scènes merveilleuses, s’étonnent, s’interrogent et finissent par trouver réponse à toutes leurs questions. Dans le Kaydara, il s’agit de véritables épreuves, ce qui suppose la souffrance, le danger et peut-être la mort.

En outre, le dialogue s’établit entre les candidats à l’initiation et la nature, ses éléments. Dans l’héritage, on se contente d’essayer de lire les signes de la culture comme à livre ouvert. Les liens sont comme rompus de l’homme à la nature, Autrement dit, les trois frères traversent une nature morte qui leur dispense des leçons que leurs faibles moyens d’investigation ne leur permettent pas d’appréhender. Si le parcours de l’itinéraire initiatique n’a rien d’éliminatoire, c’est bien parce que la nature est devenue inoffensive, sans danger. Mieux, elle est devenue sans aspérité, plate, uniforme. Il n’y a plus cet ailleurs où l’on pouvait se charger de science. Alors que les personnages dans Kaydara traversent un univers merveilleux, descendent sous terre, passent un fleuve avec les diverses significations initiatiques de ces actes dans l’héritage on va « de village en village ». On pourrait penser que le milieu y intègre le merveilleux. En fait, si on l’accepte, c’est après l’avoir comme vidé du dynamisme caractéristique de l’animisme. On l’accepte d’autant plus facilement qu’il se confond avec l’insolite. Tout au plus.

Enfin, une dernière remarque achèvera de consommer la rupture entre les formes de merveilleux d’une œuvre à l’autre. Elle a trait au problème de la prédiction. Kem Tann et Kaydara voient tout, savent tout. Dans ce contexte d’omniscience et d’ubiquité, la prédiction devient un instrument tout indiqué pour informer, structurer, l’action en s’appuyant sur l’adhésion profonde du public. On sait le rôle déterminant que joue le recours à la prédiction dans la phase seconde de Kaydara. Elle légitime l’élimination de deux protagonistes. Elle confère à Kaydara l’une des dimensions essentielles du cycle initiatique traditionnel. Rien de semblable dans l’héritage où toute l’action tire sa justification de la volonté non formulée du vieux Samba. Tout au plus peut-on, à la limite, penser qu’il s’agit d’une vérité implicite, à savoir que le savoir, la lumière, se trouve au bout des pérégrinations de la jeunesse. L’impression prévaut que dans le premier texte, Hammadi est l’objet d’une initiation dont il va d’ailleurs mettre en pratique la sagesse ; dans le second texte, c’est le public qui est édifié par le biais des trois frères.

Mais les divergences structurelles ne s’arrêtent pas là, elles portent sur le temps comme sur l’espace.

Dans l’héritage, l’auteur procède par une rétraction et par un gonflement du temps. Il fait alterner un premier épisode qui a trait à la mort du vieux Samba et un second qui rend compte de la quête des protagonistes. Il oppose la vie de l’homme qui a nécessairement une fin, et un temps étale, « universel ». Dans le premier cas, il multiplie les notations qui concourent à illustrer l’idée de la mort : « la journée qui s’achevait »… « Les derniers bruits du jour »… « le foyer qui mourait »… « le vieux Samba : s’éteignait » [26]. Ailleurs, il met l’accent sur la durée des pérégrinations des jeunes gens. D’abord, il confond les distances spatiales et temporelles, c’est-à-dire que l’énumération des villages visités, à la recherche du sage Kem Tann, permet de lire la durée de ce voyage. On ne dit cependant rien de la proximité des villages, les uns des autres. L’à-peu-près semble être la règle, ici. Le conteur recourt à des techniques qui élargissent l’horizon imaginaire du conte. Pour ce faire il use de références syncrétiques, à des mythes de fondation animistes et islamiques adaptés au contexte. « Depuis Ndiadiane Ndiaye, depuis la nuit des temps, c’était la première fois qu’il était donné à un fils d’Adama Ndiaye, le père des hommes… » [27].

A l’occasion, il multiplie les constances numériques qui ont pour vocation d’amplifier la durée. C’est ainsi qu’il précise que « Sept fois sept jours, ils allèrent à travers bois, savanes, mares et plaines, vers le soleil levant » [28], plus loin encore : « ils allèrent trois fois trois jours… » [29] On retrouve ce fétichisme des chiffres dont il a été question plus haut et sur lequel le conteur joue avec un remarquable à propos.

Ailleurs, on relève des indications ponctuelles de temps. L’auteur ne s’intéresse qu’à bien marquer la progression de l’action. Il note avec ce « surréalisme » dont Birago Diop parle dans Tous contes faits : « le ciel se lavait déjà le visage » pour marquer le lever du jour ; une autre fois, il indique le jour en écrivant que « comme une grosse pastèque le soleil… », et le soir en notant que « … le soleil se hâtait vers sa demeure… ». [30] La conception du temps reste commandée par les exigences du réalisme qui se confond avec le « processus d’historisation » relevé plus haut. On perçoit une certaine ambiguïté dans la conception du temps. Ce dernier reste redevable par la volonté de distanciation que l’on lit tout le long du texte, du contexte mythique originel. C’est ainsi que l’on multiplie les allusions propres à élargir le champ où se déploie l’imagination de l’auditeur. D’un autre côté, les multiples formes de précision, même lorsqu’elles ne sont que superficielles, rapprochent les événements et ont pour finalité d’impliquer d’avantage le public.

Cette dualité dans la conception du temps n’attente en rien au principe de continuité par la répétition, si caractéristique de l’oralité.

Dans le Kaydara, les structures temporelles sont plus unies, plus cohérentes ; peut-être parce que cette œuvre renvoie à un univers où l’animisme reste l’inspirateur de toutes les croyances.

Dès l’abord, on se réfère à un temps mythique, à un mythe, génésique qui élargit singulièrement le champ imaginaire du public : l’histoire, que conte le Kaydara se situe à « peu d’années après que les montagnes furent dur des » [31]. En fait, tout concourt à imposer l’idée d’un temps qui coule uniforme depuis les origines de l’humanité, un temps qui serait plus l’affaire des dieux que des hommes. On ne procède de ce fait qu’à de rares rappels. Kaydara lui-même, sous la forme d’un vieux passeur, le rappelle à Hamtoudo : « cette institution date de mille ans et ne se viole pas impunément » [32]. Plus loin dans le texte, on précise que le temps est du ressort de Gueno : « un jour de Gueno, un mendiant se présenta » [33].

On enseigne que de même la vie et la mort, le temps, la durée et l’instant – son contraire, ici – cohabitent, se contredisent :

« La mort qui enfile, déroule, égrène les jours. L’instant noie cette mort, l’avale… ! » [34]. On le voit, toute une philosophie de la vie se trouve implicitée dans cette conception du temps, qui de toute évidence n’atteste pas la même complexité dans l’Héritage.

Ce temps mythique englobe un temps narratif, littéraire. Il se situe dans les limites offertes par des précisions numériques d’une portée très relative, ou de remarques qui établissent des rapports entre les événements. On retrouve ainsi, le jeu noté plus haut entre la durée d’un amplitude incommensurable et l’instant précis, fatal, l’événement qui constitue comme un accident au cœur de cet écoulement du temps de cette durée étale. Quelquefois la durée se trouve implicitée dans la relation du voyage, on se contente de la suggérer par de vagues allusions :

« Plus loin les trois amis aperçurent une outarde » [35] .Ailleurs, on précise :

« Quand ils descendirent le val, sur l’autre versant, ils aperçurent… » [36] .

On recourt aussi aux chiffres sacrés pour donner des précisions qui se veulent réalistes mais aussi dans le but de renforcer l’allure mythique du récit :

« Les trois amis… passèrent quarante jours à marcher, quarante nuits à marcher… » [37], ou encore :

« Ils marchèrent le jour, ils marchèrent la nuit. Ils marchèrent sans savoir où la route voulait les conduire… » [38].

Souvent l’espace parcouru donne une idée précise de la durée des épisodes, ou bien la précision numérique renvoie à un événement qu’il est impossible de situer dans le temps :

« Au troisième jour de leur arrivée sous les fromagers… » [39]

Tout cela pour entretenir avec un remarquable talent une impression de vague que détruit brutalement l’information sur la durée effective de la quête : « Il tomba évanoui et refit en songe son voyage qui durait depuis vingt-et-un ans déjà » [40].

Ici, on veut à coup sûr souligner l’opposition entre le temps mythique du Kaydara et la durée limitée de la vie humaine, la durée et l’instant. Ce genre d’opposition a été relevée dans l’héritage entre le premier épisode, la mort de Samba, et la quête. En fait, il s’agit du même temps, humain, conditionné par la présence humaine.

Dans le Kaydara, les structures temporelles reposent sur l’opposition voulue, soulignée pas à pas, entre un temps mythique et un temps « terrestre ». Dans l’Héritage, seules les règles de la narration commandent la distinction entre les temps qui appartiennent au même registre.

La confrontation des structures spatiales des œuvres précitées s’avère riche en enseignements. La première constatation, c’est que l’Héritage se réfère à un univers unilatéral alors que le Kaydara renvoie à un monde tridimensionnel. On sait dans cette dernière œuvre, la prédilection de l’auteur pour le chiffre trois. Les personnages, au seuil de l’action débouchent dans un carrefour à trois directions. Le monde dans lequel ils évoluent repose sur une dimension latérale, une dimension verticale qui comprend en fait une dimension ascendante et une plongeante sans que, pour autant, il y ait une continuité évidente entre elles.

La dimension latérale renvoie à un monde mythique, sans un seul lieu connu. Il serait à l’image du monde de « la vie véritable », s’il ne s’y trouvait des anomalies qui constituent les symboles, les mystères dont l’élucidation édifierait les trois postulants. Cet univers, s’il n’est pas grouillant de vie, est peuplé de choses débordantes de signification.

La dimension plongeante a trait à l’aventure souterraine. En vérité tout se passe sous terre.

Les jeunes gens, une fois leur sacrifice propitiatoire accepté, dans l’itinéraire initiatique, empruntent « un escalier de neuf marches conduisant sous terre » [41]. L’essentiel de l’aventure se déroule à ce niveau. Il leur faudra, cependant, s’enfoncer encore plus profondément dans la terre pour aller à la rencontre de Kaydara, par le « trou puant » [42] qui figure, dans ce monde de symboles et de mythes, la putréfaction et la résurrection. La dimension plongeante est absente de l’Héritage qui s’adresse à un auditoire qui a rompu avec l’ésotérisme véritable.

La dimension ascendante est, elle aussi, absente de l’Héritage pour la même raison. On y parle certes de « la demeure des ancêtres », mais cette référence ne joue pas d’autre rôle que celui de rappeler que les ancêtres, les morts, sont comme les arbitres de la vie sur terre. Kaydara apparaît trois fois sous les traits d’un vieillard, deux fois en position ascendante. Perché sur l’arbre, et d’un aspect peu engageant, il donne aux protagonistes l’occasion de se déterminer. Leurs réactions constituent comme un signe avant-coureur de leur destinée. A la fin du texte, revêtu d’or, il devient l’incarnation manifeste de la spiritualité la plus élevée et s’envole dans les airs.

En fait la disparité entre les structures spatiales de Kaydara et de l’Héritage explique que l’initiation est plus complète dans la première œuvre que dans la seconde. Dans le Kaydara, la nature s’avère dynamique, pleine de significations, changeante. Elle se métamorphose aux incantations de Dembouro [43]. On nous parle d’une empreinte d’antilope remplie d’une eau inépuisable [44], d’arbres qui reverdissent et se dessèchent tour à tout [45], d’une muraille qui atteint les nues [46]. Dans la phase marquée par des épreuves éliminatoires, la nature devient agressive, violente : vents, pluies, inondations et incendies s’y déchaînent. On comprend que le passage d’une phase à une autre du récit, d’un univers à un autre, soit comme marqué par des rites de passages. On a dit un mot du passage par le trou fétide qui opère comme une forme inversée de lustration. On sait l’importance de l’épisode du fleuve-frontière sur lequel veille Kaydara lui-même [47].

Enfin, la nature est peuplée d’objets qui jouissent d’une certaine autonomie, d’une signification particulière. C’est comme si l’on a voulu conférer une vocation à chacun des règnes de la nature. Rien de bien particulier à l’arbre, si ce n’est sa verticalité. L’animal ne fait que figurer la richesse. En revanche, l’eau recèle une « signification diurne » et une « signification nocturne », pour parler comme Kaydara. Elle peut se charger d’intentions agressives. Elle constitue l’habituelle limite entre deux niveaux différents de l’initiation. Mieux elle figure la durée, l’écoulement du temps. Précisément les trois protagonistes ont le sentiment de se trouver dans une barque et de voguer à rebours du temps : « Les trois amis se sentaient comme si la berge glissait à rebours » [48]. Enfin, la référence à l’eau indique le passage d’une phase de la quête à l’autre, à l’élimination des candidats les moins aptes.

Enfin l’or, n’est pas seulement un moyen, un signe d’enrichissement. Tous ceux qui ont voulu s’enfermer dans sa valeur matérielle – Dembouro et Hamtoudo – sont morts. Il conjugue les multiples dimensions de cet univers. Valeur souterraine, il participe à l’ésotérie ; valeur inaltérable, il symbolise l’équilibre, la maîtrise l’élévation. Il est le symbole de cette sagesse – alliance du pouvoir et du savoir – que les jeunes gens sont venus chercher auprès de Kaydara qui concilie les principes contraires [49].

 

Cette profusion d’êtres, de choses, de significations, rompt avec la relative vacuité de l’univers de l’Héritage. Ici, les protagonistes parcourent un espace plat, unidimensionnel, un pays connu. La traversée de villages aux noms familiers atteste le refus de dépaysement. C’est ainsi que le conteur parle des « vieux de NGagne qui leur conseillèrent d’aller interroger ceux de Niane ». [50] La nature est neutre, silencieuse, les mystères requièrent une lecture que les jeunes gens sont incapables de faire. L’auteur nous donne une idée des plus vagues de la durée de cette pérégrination et de l’espace parcouru :

« Le grand fleuve était déjà traversé… ». [51] On ignore tout de ce fleuve. Il ne joue aucun rôle dans le processus initiatique. La distance couverte se mesure en nombre d’apparitions du soleil que l’auteur rend avec un remarquable surréalisme.

Dans cet espace, il retient comme autant de repères à même de donner une idée du champ parcouru, les changements de décor ; la savane, les plaines, le fleuve, le soleil.

En réalité, il s’agit d’un espace plat, présenté sous le signe de la répétition. Tout y est familier à portée de la main. Il s’agit d’un univers fonctionnel qu’il convient d’appréhender à la lumière d’un certain pragmatisme humaniste. Il s’est aplati, desséché, vidé de l’essentiel de son contenu spirituel pour se mettre au service de l’homme. Autrement dit, les dieux y sont comme occultés.

Les variations thématiques doivent être perçues à la lumière de cette assertion. Certes, on relève du moins dans les grandes lignes, la même conception du savoir dans les textes considérés. Il s’acquiert par l’effort, le voyage, l’épreuve : pour tout dire l’initiation par médiation d’un personnage officiant sinon comme un prêtre du moins comme un dépositaire ultime du savoir. L’on a noté les variations des structures initiatiques d’une œuvre à l’autre. L’on a conclu qu’elles sont plus complètes, plus efficientes dans Kaydara. Les variations thématiques sont redevables de cette mutation.

Les paysans wolofs qui ont réduit le Kaydara à l’Héritage sont des musulmans sédentaires. La rupture d’avec leur passé animiste n’est certes pas complète ; ils ne sont pas non plus, à l’instar des peulhs, des hommes des grands espaces. On comprend que l’Héritage se ressente si fortement de ce syncrétisme. Ils ne vivent plus dans la familiarité des dieux. L’enseignement qu’ils veulent dispenser a une portée sociale et morale. Ils le confient au conte qui sait être à la fois « futile, utile, instructif » [52], alors que le récit originel, grave, édifiant, à la limite du sacré, relève du statut littéraire assez vague de « récit initiatique ».

La démarche initiatique sert la finalité pédagogique de l’auteur. Les leçons sont identifiables, décrites une première fois et ensuite expliquées. Il reste qu’il s’agit ici plus d’opportunité que de conviction profonde. Le public de l’Héritage a d’autres méthodes de formation ou de perfectionnement intellectuel que l’initiation. Il a acquis une conception ouverte du savoir ; pour s’en convaincre, il suffit de comparer la scène où Kem Tann fait la lumière sur les rencontres merveilleuses des trois frères sur la place du village, et celle où Kaydara se découvre au seul Hammadi, mais toutes portes closes.

Dans l’Héritage, l’initiation a cessé d’être conçue comme une épreuve. Elle repose sur le voyage, la découverte. Elle sert là une certaine finalité romanesque, ludique. On a vu combien la relation des protagonistes au cadre est différente d’une œuvre à l’autre. Kaydara recourt à une profonde connaissance de la nature pour dispenser son enseignement. Ainsi, la nature se trouve associée au processus d’initiation, à l’ésotérisme. De tout cela, on ne relève que des survivances dans l’Héritage. On en veut pour preuve la richesse particulière du thème de l’arbre dans le premier texte, dans le second on se réfère au tamarinier sous lequel joue Kem Tann et de rappeler toutes les croyances qui s’attachent à cette espèce [53].

En fait, tout est mis dans l’Héritage au service d’une morale pratique. On croit encore aux esprits, aux forces occultes, mais l’essentiel, c’est l’harmonie du groupe social. On le voit aux rôles de Kaydara et Kem Tann. Ils détiennent le savoir suprême auquel ils se confondent. Kaydara est l’instrument de Gueno, le Dieu tout puissant. Il jouit d’attributs divins. Il a le don d’ubiquité. Partout présent, il multiplie les métamorphoses et guide les candidats à l’initiation, organise les épreuves, et instruit le seul rescapé. Il participe effectivement à l’action. Il est singulier que Kem Tann, en dépit des implications de son nom – étonnement ravissement – se présente sous des traits humains. Il sait tout, il semble avoir tout organisé. En fait, il ne revendique pas d’autre participation à l’action que celle ayant trait à l’épisode final. Si tous deux se présentent sous les dehors d’un grand prêtre, Kaydara est le médiateur d’une religion, d’une réalité transcendante ; Kem Tann est au service d’une société. Il ne se réfère qu’à la famille, ne se préoccupe que de l’équilibre du groupe social. Kaydara emprunte toutes les formes pour conduire l’action. Il laisse au néophyte l’image dernière d’une sorte de paon couvert d’or et de lumière qui se dissout dans la clarté céleste. Rien de tout cela chez Kem Tann qui n’use du merveilleux qu’avec parcimonie. Il se présente sous les traits d’un enfant prodigieux. Dans les deux premières phrases du texte, il est présenté comme un homme d’un grand âge. Il se découvre sous les traits d’un enfant [54]. On sait qu’il s’agit du symbole de la réconciliation du savoir et de la jeunesse.

Le vrai savoir doit rester jeune. Kem Tann est intégré au groupe social à la fois comme un enfant et comme un ancêtre. Il est comme au service de cette société. Son enseignement permet, de se faire une idée sur la place et le rôle de la femme au sein de cette société traditionnelle [55].

Mieux, que l’on compare le cinquième symbole de Kaydara – l’empreinte d’antilope remplie d’une eau inépuisable – et la cinquième rencontre de l’Héritage – la vache grasse à côté d’une petite flaque d’eau et d’une touffe d’herbe. Dans les deux versions, l’opposition est évidente entre la quatrième et la cinquième séquences. Il reste que l’enseignement de Kaydara s’avère plus ouvert, plus large. Certes tous deux illustrent la même leçon morale à savoir que « qui donne de bon cœur, trouve toujours de quoi donner ». Tous deux exaltent les vertus de solidarité de générosité et de charité. Kaydara se contente de donner une « interprétation diurne » [56]. Peut-être parce que le rapport reste apparent entre ce symbole et celui qui le précède. Kem Tahn limite son propos à la famille, la société, mais saisie de façon plus concrète. Il dit les vertus qui doivent favoriser l’épanouissement du noyau familial. A cette fin, il renforce l’opposition entre les séquences 4 et 5 et fait l’éloge de « la femme au grand cœur la bonne épouse, la mère généreuse » [57]. Ce sont là les divers statuts de la femme qu’il précise avec soin. Ici, se fait jour non pas un divorce, mais une différence fondamentale dans la pensée de Kaydara et de Kem Tann, entre les préoccupations des peulhs animistes et des paysans wolofs islamisés. Kaydara parle au nom d’une spiritualité, d’une morale transcendante, Kem Tann, plus pragmatique, moins ambitieux, définit les devoirs en fonction des réalités et besoins d’un groupe social donné et qu’il connaît bien.

D’une façon générale, l’Héritage œuvre au triomphe de certaines valeurs sociales, de valeurs à même d’ajouter à la solidarité, à la cohésion du groupe. L’amour est intégré à ses valeurs. Le mariage a pour objectif premier sa procréation. L’ardeur au travail, la soumission, l’intégration au groupe, la bonne humeur, sont exaltées comme des valeurs exemplaires.

De toute évidence Kaydara et l’Héritage se réfèrent à des sociétés qui présentent de profondes différences.

Dans le premier texte, le caractère orthodoxe de l’initiation ne rend pas compte de tout. Des personnages n’y périssent pas seulement parce que les épreuves doivent être concluantes. En fait, il faut garder à l’esprit que les trois protagonistes ne jouissent pas du même statut social. Hammadi est un homme libre, mais ses compagnons, Hamtoudou et Dembouro sont des esclaves. Précisément, l’entreprise sera fatale à ces deux derniers, parce qu’ils se conduisent en esclaves. Ils sont aveuglés par l’or dont Kaydara leur a fait généreusement don. Unecertainefatalitésociale pèse sur eux. Le public peulh s’attend à ce que des esclaves aient une morale et un comportement d’esclaves.

Kaydara renforce des préjugés sociaux. Rien de semblable dans l’Héritage où, d’entrée de jeu, l’intention égalitaire apparaît. On met en scène trois frères qui ont le même droit à l’héritage paternel. C’est parce que le sort semble vouloir porter atteinte à leur sens de la justice qu’ils ont entrepris la quête de la vérité et de la sagesse. L’équilibre de la société à laquelle Kem Tann se réfère dans son enseignement repose sur l’égalité sociale, un certain relativisme qui pousse à ne pas confondre les vraies valeurs et leur ombre…, et plus sur l’équilibre du groupe que sur l’équilibre individuel.

Les vrais biens se situent au-delà des apparences, enseigne Kem Tann. On comprend l’opportunité de la première rencontre qui constitue un appoint. En effet, elle n’est pas adaptée au Kaydara. Elle pourrait signifier que l’Héritage date du XIXe siècle, d’une époque où le roi, s’il n’est pas présenté avec dérision dans le conte ouest-africain se trouve, comme occulté. Le marabout l’a supplanté. Dans la réalité, ce dernier va brandir l’étendard de la résistance à la colonisation européenne ; dans le conte, il exerce le pouvoir, rend la justice, instruit son peuple. Ici, apparaît le thème pittoresque du roi-marabout, du roi déchu qui veut par la religion retrouver sa position privilégiée à force d’ostentation et de prétention. Cette rapide satire du pouvoir politique suffit à Kem Tann pour suggérer la méfiance du petit peuple. Il exalte l’autorité familiale, les vertus morales de l’homme de bien. Là où Kaydara propose l’élévation morale et spirituelle de l’individu – car seul Hammadi, qui semble faire l’objet d’une élection, incarne ses enseignements – Kem Tann fait montre d’un remarquable pragmatisme social. Les ambitions du public de l’Héritage sont bien plus modestes. Elles se limitent à définir les règles d’une vie qui se confond à une expectative, une attente organisée de façon pratique, intelligente.

En vérité, la grande différence thématique des deux textes est imputable à des différences religieuses. L’univers de l’Héritage a été déserté par les dieux. Il s’agit d’y tout organiser à une échelle humaine. Il en va autrement dans Kaydara où l’exemplarité divine se lit partout. La désacralisation de l’univers de l’Héritage explique par exemple que la mort y soit présentée comme quelque chose d’irrémédiable, de défini certes, on s’y réfère à « la demeure des ancêtres » mais il ne s’agit de toute évidence que d’une survivance de l’animisme. Le thème de la mort s’est appauvri. Kaydara présente plusieurs types de mort. La mort des compagnons de Hammadi n’est rien d’autre que l’abolition, l’anéantissement de ces individus. Précisément, dans la société peulh aristocratique, élitiste, des esclaves ne doivent pas prétendre à une autre « destinée » que l’anéantissement. Il existe à côté d’autres formes de mort plus significatives, de morts symboliques, mythiques. Il faut citer le passage des protagonistes par le trou puant, lieu de décomposition, symbole de la mort et de la résurrection ; de même la traversée du fleuve qui représente une certaine forme de lustration symbolique.

On ne relève qu’une mort dans l’Héritage, celle du vieux Samba. On donne en exemple sa vie d’homme de bien. La mort y est conçue comme une étape fatale dans le passage de deux états. On comprend que le rapport de l’individu à la nature soit devenu celui décrit plus haut. La seule mort significative, aux yeux de Kem Tann, est celle qu’une vie vertueuse a préparée.

Le pragmatisme social qui sous-tend la pensée de Kem Tann et le passage de l’animisme à l’Islam expliquent l’absence de ce que Gilbert Durant appelle « des symboles verticalisants » [58]. Trois fois Kaydara se présente à Hammadi, lui offre de l’or et lui dispense un enseignement mais toujours à partir d’une position éminente. Il reçoit les postulants assis sur un trône d’or et de lumière et leur offre de l’or, symbole de la première et de la plus sûre des valeurs. Une autre fois, du haut d’un arbre et contre rétribution – de l’or – il fait à Hammadi trois recommandations qui constituent autant de prédictions. Enfin, après l’édification du disciple, il se révèle à lui sous une forme originale ainsi présentée

« Le petit vieux se transforma et devint un être lumière, dissemblable en tous points à l’homme, aux animaux des villes et ceux de la brousse ; différent de tout. L’être étendit deux ailes rayées d’or. Kaydara, certes c’est moi ! me voici !… » [59]

« Il s’éleva dans le ciel, s’envola, déchira les airs ». On est loin de l’Héritage où, pour reprendre les mots de Gilbert Durand, on ne relève – du moins à un degré significatif – ni « rêverie ascentionnelle » ni « effort verticalisant ». Peut-être parce que, dans Kaydara, Gueno et Kaydara, partout présents, conduisent les événements. Ici, tout est à une échelle humaine, le réel équilibre pour le moins le merveilleux auquel les protagonistes adhèrent sans toutefois y participer. Roland Colin, a bien perçu cette situation lorsqu’il a noté que « dès que le mythe commence à se désacraliser, à relâcher son lien avec le monde surnaturel, nous abordons aux rives du conte. La tension entre réel et surréel se résolvait dans le mythe par une part dévorante offerte au surréel. Dans le conte le partage réel et surréel tend à s’équilibrer, le réel s’affirme de plus en plus suivant le genre des contes » [60].

On peut de même mettre sur le compte de cette désacralisation, de cette profanisation de l’initiation et de l’univers auquel elle ouvre la voie, la disparité entre les conceptions de la sagesse d’une œuvre à l’autre. Dans Kaydara l’acquisition de la sagesse postule la conjonction de trois choses : l’or, le pouvoir, le savoir. Chacune de ces choses recèle une valeur positive et une valeur négative. Pour preuve, on n’en veut que cet or qui précipite la perte de Hamtoudo et Dembouro et assure l’élévation morale et spirituelle de l’élu, Hammadi. La sagesse confine au bonheur suprême et rapproche l’homme des dieux. D’autre part, la sagesse ne se conçoit pas sans une référence à Dieu, à Gueno, d’où l’importance, ici, de « la symbolisation verticale ».

La conception de la sagesse [61]

– notre article sur l’Héritage, op. cit., p. 36 sq.]] si elle ne contredit pas la première, se situe à un niveau moins élevé, elle reste à hauteur d’homme. Elle a pour finalité essentielle l’équilibre des rapports de l’individu et de la collectivité. Elle se confond à un idéal de vie modeste, pratique.

Toutes ces variations doivent être considérées à la lumière du phénomène, d’historisation. Un texte évaporé à une époque précise et pour répondre aux besoins d’un public donné est adopté par un autre public et adapté à ses besoins. Il faut identifier les éléments originels et les acquisitions, établir leurs rapports, expliquer leur rôle et signification, c’est-à-dire leurs littéralités. Il reste qu’entre l’Héritage et Kaydara, il y a la même distance qu’entre la société paysanne wolof et l’ancienne société peulh. Ainsi, un champ inépuisable s’ouvre au comparatisme littéraire.

Madame Denise Paulme écrit qu’« il est en effet troublant de constater la permanence de motifs qui ont rayonné à partir d’un centre commun, ou voyagé parfois jusqu’aux antipodes. Non moins troublante est la variété des interprétations qui permettent à ce même conte d’énoncer des problèmes, de poser des questions ou de souligner des valeurs propres à chacun des milieux sociaux dans lesquels on le trouve » [62]. Dans ce contexte marqué par l’anonymat de la création, Jean Bazin a mille fois raison d’écrire que « tout récit… / est/le récit d’un autre récit », qu’il ne reproduit que partiellement. En fait la loi de l’accumulation ne joue pas pleinement. On assiste à la mutation d’un récit en un autre qui garde avec le premier des rapports variables selon la perspective par laquelle on l’aborde. L’Héritage n’est pas le Kaydara mais il se situe dans son droit fil. La confrontation de ces deux textes éclaire le lecteur sur un certain nombre de problèmes ayant trait à la circulation des textes, aux rapports culturels, à l’adéquation des formes et significations culturelles et des besoins du public. Le Kaydara constitue comme un point de départ particulièrement significatif de la sensibilité, des préoccupations et aspirations des peulh. L’Héritage offre la possibilité d’aborder tous ces problèmes en relation avec les wolof mais aussi de s’intéresser à une certaine mobilité culturelle et de mieux comprendre le phénomène d’historisation des textes de la tradition. Ajoutons que l’exégèse de ces textes de la tradition est sans fin, que les enseignements qui en dérivent sont infinis. Il suffirait, par exemple, de découvrir un autre texte adapté du Kaydara et qui se situerait en amont ou en aval de l’Héritage pour que la lecture de ces œuvres s’enrichisse singulièrement.

Toutes ces considérations n’expliquent pas le silence observé sur certains aspects du Kaydara, magnifiquement présenté et commenté par Hampaté Bâ et Lylian Kesteloot, sur la haute tenue littéraire du texte de Birago Diop. En fait, on s’est gardé de reprendre ce qui a déjà été dit dans notre article sur la question. Qu’il suffise de louer, dans les textes analysés, la rigueur de la composition, le recours à une démarche ternaire pour des raisons pédagogiques – et surtout l’humour et le surréalisme de Birago Diop.

Il reste que les « variations » qui ont servi le prétexte à cette étude n’ont pas seulement trait à des divergences aux mutations perçues d’un texte à l’aune. Il s’agit de mobilité, d’enrichissement, de textes qui, du fait de l’oralité et de ses conditions inhérentes, restent vivants si l’on peut dire. Un texte peut toujours en engendrer un autre… Kaydara met l’accent sur cet aspect, avant de quitter son disciple, quand il lui recommande : « Retiens bien ce que tu viens d’apprendre et transmets-le de bouche à oreille jusqu’à tes petits enfants. Fais-en un conte pour les héritiers de ton pouvoir » [63].

[1] * On utilisera pour cette étude :

– « l’Héritage », in Les Contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1958

– Kaydara, Paris, Julliard, 1968

[2] Aimé Césaire : Culture et Colonisation, in Présence Africaine, n° 8-9-10, 1956, p. 202.

[3] On ne reviendra pas sur bien des aspects du Kaydara et de l’héritage. Le lecteur devra se reporter à l’édition du premier texte par ces deux auteurs et au commentaire que nous avons donné du second au n°2 des Annales de la Faculté des Lettres de Dakar, 1972.

[4] André Jolles : Formes simples, Paris, Le Seuil, 1972, p. 193.

[5] Denise Paulme : La mère dévorante, Paris, Gallimard, 1976, p. 12.

[6] Jean Bazin : La production d’un récit historique, in Gens d’Afrique, Cahiers d’Etudes Africaines, n° 73-76, volume XIX, n° 1 à 4, p. 450.

[7] Jean Bazin : Ibid, p. 470.

[8] Jean Bazin : Ibid, p. 451.

[9] On a pu relever au Niger le conte souvent intitulé « les quatre diada » qui correspond à l’histoire des touffes de cheveux du sage sénégalais. On relève dans l’histoire du Ghana de W. E. Ward (Londres, Longmans. 1957) le récit illustrant l’utilité des anciens dans le groupe social, leur rôle de conseillers et de guides.

[10] Aimé Césaire : art. cit., p. 202.

 

[11] Roland Colin : Littérature Africaine d’hier et de demain, Paris, ADEC 1965, pp. 49.50.

[12] André Jolles : Op. cit. p. 186.

[13] Véronika Gorok-Karady et Christiane Seydou : « conte, mon beau conte, de tous les sens, dis-nous quel est le vrai in Littérature n° 45, Fév. 1982, p. 24.

[14] J. Demers et L. Gauvin : Frontières du conte écrit, quelques loup-garçons québécois, in Littérature, Ibid, p. 6.

[15] André Jolles : Op. cit., p. 192.,

[16] Kaydara, p. 135.

[17] Cf L’Héritage, in Les Contes d’Amadou Coumba, pp. 165 et 169.

[18] Cf notre Essai sur les contes d’Amadou Coumba, Dakar, NEA, 1981, pp. 85 et sq.

[19] Il explique : « de la 6e à la 12e clairière, il (Koumen) reçoit les lumières de l’initiation : il voit successivement sept « soleils qui ont les couleurs de l’arc-en-cicl et symbolisent la complétude, car sept réunit le princip mâle 3 et le principe femelle 4).

  1. Hampaté Bâ et G. Dieterlen : Koumen, texte initiatique des pasteurs peulhs, Cahiers de l’homme, Paris Mouton, 1961, p. 30.

Plus loin, il précise, en note : « le nombre 3 représente dans le corps de l’homme la verge et les deux testicules, le nombre 4 représente les quatre lèvres chez la femme.

  1. Dieterlen : Essai sur la religion Bambara, p. 5, n° 4, cité dans Koumen, p. 30.

[20] (19) Il rappelle que « la tradition considère que la vie d’un homme, normal comporte deux grandes phases : l’une ascendante, jusqu’à soixante trois ans, l’autre descendante, jusqu’à cent vingt-six ans. Chacune de ces phases comporte trois grandes sections de vingt et un ans, composée de trois périodes de sept ans. Chaque section de vingt et un ans marque un degré de l’initiation et chaque période de sept ans marque un seuil dans l’évolution de la personne humaine. »

  1. Hampaté Bâ, Aspects de la civilisation Africaine, Paris, Présence Africaine, 1972, pp. 12-13.(19).

[21] Denise Paulme : La Mère dévorante, op. cit., p. 281.

[22] Kaydara, pp. 135-167.

[23] Ibid., pp. 169-173.

[24] Ibid., pp.175-177.

[25] Ibid., pp.29, 61, 77, 83,85, 95, 99, 107, 119,121, 139, 173, pour ne citer que les passages les plus significatifs.

[26] L’Héritage, p. 163

[27] Ibid., p. 165.

[28] Ibid., p. 166.

[29] Ibid., p. 168.

 

[30] Ibid., pp. 166-167.

[31] Kaydara, p. 23.

[32] Ibid., p. 113.

[33] Ibid., p. 127.

[34] Ibid., p. 69.

[35] Ibid., p. 47.

[36] Ibid., p. 51.

[37] Ibid., p. 69.

[38] Ibid.,p. 75.

[39] Ibid., p. 99.

[40] Ibid., p. 119.

[41] Ibid., p. 31.

[42] Ibid., p. 77.

[43] Ibid., p. 39.

[44] Ibid., p. 45.

[45] Ibid., p. 53 sq.

[46] Ibid., p. 75.

[47] Ibid., p. 115.

[48] Ibid., p. 83.

[49] Ibid., pp. 79-83.

[50] L’Héritage, p. 165.

[51] Ibid., p. 166.

[52] Kaydara, p.21

[53] Koumen apparaît à Sile Sadio « sous un grand tamarinier, au bord de la mare Toumoo ». Koumen. op. cit., p. 35, d. note 5, p. 34

[54] Koumen se présente à Sile Sadio, le candidat à l’initiation, sous les traits d’un « enfant éternel », c’est-à-dire portant une barbe blanche : « Sile Sadio se saisit de Koumen. Il le croyait un enfant abandonné par une mère dévorée par les fauves. Il lui trouva une barbe patriarcale à moitié grisonnante ». Koumen : op. cit., p. 35. Cf notre article cité sur l’Héritage in Annales n° 2, pp. ,35-36

[55] Notre Essai sur les contes d’Amadou Coumba, p. 78 sq.

[56] Kaydarap. 146.

 

[57] L’Héritage, p. 170.

[58] Gilbert Durand ; Les structures anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 138 sq.

[59] Kaydara, p. 177.

[60] Roland Colin ; op. ch., p. 49.

[61] On ne reviendra pas sur ce qui a été dit sur l’interprétation analogique dans :

– notre Essai sur les contes d’Amadou Coumba, p. 148,

[62] Denise Paulme : La Mère dévorante, op. cit., p. 48.

[63] Kaydara, p. 177.