Culture et civilisations

CHEIKH ANTA DIOP ET LE MONDE ARABO-AFRICAIN

Ethiopiques n°56,

revue semestrielle de culture négro-africaine

2ème semestre 1992

S’il est une oeuvre négro-africaine de notre époque qui a suscité les commentaires les plus doctes et (parfois) passionnés, c’est sans conteste celle de Cheikh Anta Diop. En effet, depuis la parution de Nations nègres et cultures en 1954, le moindre parchemin portant sa griffe, la moindre parole sortie de sa bouche d’or ont été retournés dans presque tous les sens.

Et pourtant, à la relecture des divers commentaires, le constat qu’un pan de l’oeuvre du savant est encore victime d’un non-dit symptomatique est indéniable. Car, même lorsqu’elles portent sur l’Egypte ancienne, lieu matriciel de la pensée de Cheikh Anta Diop, les exégèses ont tendance à tenir sous embargo le rapport avec le monde arabo-musulman

S’agissant de ce dernier, il importe de dissiper un malentendu dès le départ. Nous nous trouvons dans un climat international où dès qu’on dit « Arabe », des images tératologiques inondent l’imagination ; certains d’entre nous voient des Mollahs iraniens coupant des têtes d’auteurs réels ou virtuels de « Versets sataniques », au rythme de contre-versets coraniques ; d’autres voient surgir un Khaddafi plus belliqueux que jamais, à la tête de Sarrasins esclavagistes conquérant des Etats négro- africains « unis, paisibles et prospères » !

Le monde arabe dont il sera question dans la présente communication est tout différent de ces stéréotypes et caricatures. C’est un univers qui, abordé avec le moins de préjugés possibles, peut nous offrir un visage tout simplement humain. Ce visage autre est celui vers lequel Cheikh Anta Diop s’est tourné dans l’une des phases de sa recherche des voies et moyens pour redonner à l’Afrique le sens de l’initiative.

« Cheikh Anta Diop est préoccupé par le destin du monde noir ; il n’a que faire du monde arabe », m’a dit un jour un ami nègre-africain avec qui j’en discutais.

Le présent exposé dévoilera quelques raisons de ma réticence à me laisser entraîner sur cette piste glissante d’une lecture tronquée d’une oeuvre pourtant ouverte sur toutes les parties du continent. J’y parviendrai en dégageant à travers la presse algérienne de langue française la manière dont Cheikh Anta Diop a reçu et a été reçu par le monde arabe-africain. L’Algérie fonctionnera ici comme la miniaturisation de ce monde. En particulier, la matière de l’analyse sera fournie essentiellement par, El Moudjahid le quotidien bien connu paraissant à Alger.

Cette limitation, abusive sans aucun doute, m’est pourtant imposée par la réalité locale. Il s’est avéré impossible de trouver à Yaoundé suffisamment de publications journalistiques nord-africaines relatives au sujet précis du présent exposé.

En dépit des inconvénients qui résultent de cette situation, l’on est en droit de dire, toutefois, que l’Algérie et El Moudjahid sont assez représentatifs, ne serait-ce que parce que ce pays est un symbole pour toute l’Afrique et le monde arabe ; c’est celui dont le peuple a dit non à l’émasculation coloniale, la glaive à la main. Cheikh Anta Diop l’en a d’ailleurs félicité comme nous le verrons. Ce pays donc est celui de l’Afrique du Nord où, à ce qu’il paraît, le savant Anta Diop s’est rendu le plus souvent. L’Algérie n’est-elle pas aussi une des nations résolument panafricanistes de l’Afrique du Nord ? Ce n’est donc pas un fait du hasard si Cheikh Anta Diop s’est adressé à elle pour engager un dialogue susceptible de déboucher sur des perspectives de coopération militante et fructueuse entre l’Afrique arabe et l’Afrique noire au seuil du 21è siècle.

L’argument comportera trois grandes articulations quasi chronologiques. D’abord, comment Cheikh Anta Diop a-t-il été reçu en Algérie de son vivant ? Puis, comment l’Algérie a-t-elle réagi à l’annonce de sa mort ? Enfin, qu’en est-il de sa mémoire dans ce pays depuis sa mort en 1986 ?

  1. L’accueil de son vivant

Il s’avère impossible de dire avec précision quand Cheikh Anta Diop s’est rendu en Algérie pour la première fois. En revanche (et ceci est bien plus important à noter), sauf erreur, sa dernière apparition publique en Algérie date de Novembre 1982 lorsqu’il y a donné une conférence sur « Les apports scientifiques et culturels de l’Afrique à l’humanité ». Mais avant de s’y arrêter, il faut signaler que antérieurement à cette date, Cheikh Anta Diop n’était pas inconnu des lecteurs d’El Moudjahid. Par exemple, le 8 Mars 1972, l’écrivain algérien Kaddour M’Hamsadji avait présenté dans ce quotidien L’Afrique Noire précoloniale de Cheikh Anta Diop. De même, le 6 Avril 1977, El Moudjahid avait publié un texte de Cheikh Anta Diop, « Du métissage culturel à l’Eurafrique… » [1]

Or, le 28 Novembre 1982, Cheikh Anta Diop a été l’hôte de l’Université d’Alger. La conférence qu’il y a donnée à cette occasion a fait l’objet de deux articles dans El Moudjahid daté du 25 Novembre et du 5 Décembre 1982.

Dans l’édition du 25 Novembre, en près de 450 mots étalés sur deux colonnes et un encart, le quotidien algérien annonce la conférence du Professeur, programmée pour trois jours plus tard. Pour mieux y préparer le public, le journal recense les ouvrages majeurs de Cheikh Anta Diop et souligne la variété des domaines où ce dernier s’est illustré, sur la période allant de 1954 a 1980.

L’article (anonyme) fait aussi la synthèse de la problématique fondamentale de Cheikh Anta Diop, à savoir le rétablissement des vérités historiques pour restituer à la race noire sa véritable contribution à la civilisation du monde. Au passage, l’accent est mis sur la similitude entre l’idée de « continent enveloppé dans les ténèbres » et « les siècles obscurs du Maghreb » (expression attribuée à l’historien E.F. Gautier) ; ce sont, dans l’un et l’autre cas, des formules dont Cheikh Anta Diop a travaillé à dévoiler la futilité ou l’absurdité.

L’intérêt de cet article réside donc dans l’effort perceptible de son auteur pour mettre à la disposition du public d’El Moudjahid suffisamment d’informations utiles lui permettant de suivre le conférencier avec aisance. Il s’agit pour le journal de baliser la voie afin que la communication soit effective entre le conférencier dakarois et son auditoire algérien. On ne prend tant de soins que lorsqu’on accorde une grande importance à l’événement attendu. Par ricochet, l’on peut y percevoir la preuve qu’avant de faire son apparition au Palais de la Culture d’Alger, Cheikh Anta Diop jouissait déjà d’une grande réputation auprès des Algériens.

Au lendemain de cette conférence, El Moudjahid se fait le plaisir d’en rendre compte en deux articles assez longs. Dans un chapeau, le journal révèle que le public a été captivé par la « richesse thématique » de l’exposé et la « démarche d’un haut niveau intellectuel » du conférencier.

Le premier article, signé par Ach Cheurfi, résume l’argument développé par Cheikh Anta Diop. En trois temps, explique-t-on, ce dernier a démontré d’abord que l’ »homo erectus » est sorti d’Afrique, preuve que le « continent noir » est la matrice du monde. Or cette sortie s’est effectuée par des portes nord-africaines, traits d’union entre l’Afrique noire et l’Europe. Ensuite, Cheikh Anta Diop a établi que la civilisation égypto-pharaonique a permis à l’Afrique de développer le reste du monde, au terme de la désertification du Sahara, donc à l’ère néolithique. D’où l’affirmation du conférencier selon laquelle la géométrie et l’algèbre, la physique et la philosophie pré-socratiques doivent tellement à l’Afrique que les Pythagore, Thalés et autres Platon, Aristote… n’ont pu être que des plagiaires cachés. Cheikh Anta Diop, cité par Ach Cheurfi, est catégorique notamment quand il déclare, non sans ironie, que  » le théorème de Thalès, les Egyptiens l’ont découvert 1300 ans avant la naissance de Thalès » !

Enfin, Cheikh Anta Diop a expliqué les apports de la civilisation musulmane : des techniques de navigation aux méthodes de l’enseignement universitaire, l’Europe a emprunté beaucoup à l’Islam pour réduire son retard sur le monde afro-arabe. La presqu’île ibérique en a profité avant la France, l’Allemagne, l’ltalie et l’Angleterre, justement grâce à « la présence voisine de l’Afrique et l’apport culturel et scientifique des arabes ».

Quant au deuxième article d’El Moudjahid il s’agit d’une dépêche de l’A.P.S, l’agence de presse officielle algérienne. Celle-ci revient sur les trois points essentiels de la démonstration du conférencier. Mais ici, l’accent est mis davantage sur la grande portée méthodologique et didactique de la conférence. Selon l’agence, la clarté de l’analyse a fait du dialogue entre Cheikh Anta Diop et l’auditoire algérien une expérience enrichissante. La projection de diapositives y a aussi beaucoup contribué. Tout ceci fait dire à El Moudjahid que l’auditoire du Palais de la Culture d’Alger a eu droit à « un voyage à travers la sphère spatio-temporelle de l’evolution de l’humanité » et que l’éclairage proposé, basé sur des faits et une démonstration scientifiques, (est) entièrement neuf ».

En effet, Cheikh Anta Diop a dénoncé les appropriations indues. De plus, avec équité et humilité, il a établi la part des ancêtres de son public arabo-africain dans l’ensemble des nombreux apports de toute l’Afrique et non pas seulement de l’Afrique noire.

Le public algérien ne pouvait qu’adhérer à un discours (scientifique de surcroît) qui rétablissait l’Afrique dans ses droits sans exclure l’Afrique du Nord. Mais l’observateur serait imprudent qui assimilerait cette réaction enthousiaste des Algériens à une vulgaire subjectivité. Ce serait faire perdre à la conférence de Cheikh Anta Diop beaucoup de sa rationalité.

Dans El Moudjahid des 11 et 12 Novembre 1983, Azzedine Mabrouki prolonge cette admiration pour le savant africain. Mabrouki a recours à Cheikh Anta Diop pour valider ses propres vues sur les écueils de la traduction littéraire. S’appuyant donc sur des idées empruntées à Anta Diop, le chroniqueur algérien soutient que la traduction littéraire est particulièrement difficile en poésie, à cause de ce que Cheikh Anta Diop, d’après Mabrouki, assimile à l’intraduisibilité inhérente à toutes les langues (africaines en l’occurence).

Ces appels à Cheikh Anta Diop sont des tremplins dont Mabrouki se sert pour livrer le véritable objet de son article. Son propos est d’informer les lecteurs d’El Moudjahid de la parution chez Gallimard d’une traduction en français de L’Ane d’or ou les Métamorphoses d’Apulée. Ce dernier est, révèle-t-il, un philosophe et un écrivain africain de l’époque romaine ; originaire de M’daourouch, en Algérie, il suivit des études de philosophie à Athènes, puis transita par Rome pour devenir « la vedette […] de Carthage, pendant des années ». Pour retrouver ses traces, le Français Gustave Flaubert effectua une pérégrination de Carthage à Constantine avant de publier, deux ans plus tard, son Salammbô (1862).

Mabrouki semble expérimenter à cette occasion la méthode de travail de Cheikh Anta Diop. A l’instar du maître, le disciple algérien remonte le cours du temps, rassemble des vestiges du passé et ramène au grand jour quelque trésor de la culture africaine des temps anciens. Comme si, dans le sillage d’Anta Diop (qu’il cite longuement d’ailleurs), il avait à coeur de prouver combien il est inexact de prétendre que l’excellence n’est pas africaine depuis la nuit des temps. C’est apparemment la raison pour laquelle il précise dans l’article que les deux millénaires qui nous séparent de notre ancêtre Apulée n’empêchent pas que L’Ane d’or… renferme tout ce qui fait une création littéraire de bonne facture dans le genre romanesque.

N’avons-nous pas là une démarche bien « diopienne » ? Comme tel semble être le cas, l’on est en droit de conclure qu’en Algérie, le savant n’a pas prêché dans le désert (même si l’Algerie saharienne est désertique !). Bien au contraire, l’Algerie (dont Mabrouki apparaît ici comme le signe métonymique) a été à l’écoute de Cheikh Anta Diop de son vivant. Dans ces conditions, il serait très intéressant de savoir aussi comment cette même Algérie a accueilli la nouvelle de la mort du savant.

  1. Oraisons funèbres

Cheikh Anta Diop est mort le 7 Février 1986. Le 12 Février, El Moudjahid lui consacre plusieurs pages, en signe de deuil. « Cheikh Anta Diop, un encyclopédiste au service de l’unité africaine », titre le supplément culturel à la une. Suivent, dans les pages centrales, quatre évocations funèbres. L’APS redessine les itinéraires de Cheikh Anta Diop. L’étape de 54 est particularisée, et pour cause : « En 1954, affirme la dépêche, alors que le Maghreb bouge et croise le fer avec les forces coloniales, Cheikh Anta Diop, sensibilisé et impressionné par la puissance du mouvement de libération en Afrique du Nord, fait siennes les aspirations dont celui-ci est porteur et plaide, deux ans avant que le Congrès des écrivains et artistes noirs n’en fasse un axe de sa thématique, pour l’indépendance complète de l’Afrique sub-saharienne ».

Même écho dans l’hommage rendu par Ahmed Hadj Ali, ancien ambassadeur d’Algérie au Sénégal. Le diplomate algérien déclare avoir connu Cheikh Anta Diop dès 1956, à l’occasion du Congrès dont il est aussi question dans la citation ci-dessus donnée. La « flamboyante intervention » d’Anta Diop devant ce congrès lui revient comme si l’événement s’était produit la veille. Il retient donc du savant l’image d’un Maître et Serviteur de la science, ainsi que celle d’un « militant de l’honneur et de la dignité », d’après ses propres termes.

A propos de l’empreinte de Cheikh Anta Diop sur l’histoire de l’Algérie (notamment au temps des braises), Hadj Ali écrit : « Cheikh Anta Diop n’a pas ménagé son soutien […] absolu au dur combat que livrait notre peuple à un système colonial impitoyable ». Selon l’ambassadeur, il a fait preuve d’une disponibilité militante, soucieux qu’il était de « s’assumer, dans la totalité de ses devoirs » non seulement quand le destin du peuple noir était concerné, mais aussi quand tout peuple africain était confronté aux difficultés du même ordre. D’ailleurs, comme l’affirme encore Hadj Ali, Cheikh Anta Diop est resté attentif au devenir de l’Algérie même après l’independance. Hadj Ali en veut pour preuve tangible le fait que malgré les contraintes de son emploi du temps surchargé, « il n’hésitait jamais à interrompre ses absorbantes obligations pour répondre aux invitations à visiter l’Algérie et à y donner fréquemment des conférences qui étaient autant de cours magistraux, au bonheur admiratif de ses auditeurs ».

L’on se contentera de relever en passant que peu de pays du monde noir ont bénéficié d’un tel privilège.

Au regard de ce qui précède, il apparaît que les liaisons entre Cheikh Anta Diop et l’Algérie n’étaient pas éphémères. Ce dernier pays l’a littéralement adopté, presqu’au même titre que Fanon, toute différence étant respectée comme il se doit. Lui-même, Cheikh Anta Diop, a porté l’Algérie dans son coeur. Aussi peu disposé qu’il était à compromettre sa personnalité, il n’aurait jamais accepté de brader son temps -il en avait si peu – contre quelque considération politicienne. La prostitution politico-intellectuelle était chose proscrite dans son éthique.

A mon sens donc, le militant du R.D.A de la première heure qu’il avait été a pu trouver en l’Algérie combattante et progressiste un alter ego de son subconscient révolutionnaire. « Les camarades algériens » (ainsi appelait-il les compatriotes de Hadj Ali, selon ce dernier), au plan politique, avaient fait une démonstration de l’héroïsme en action en Afrique en défiant ave succès « le colonialisme impitoyable » et ses mythes castrateurs. Anta Diop y découvrait donc son propre moi combattant.

Le hasard a, ici, une signification particulière ; l’année 1954 est à la fois celle de la publication de Nations nègres et cultures et celle du déclenchement de la guerre de libération nationale en Algerie. En quelque sorte, Cheikh Anta Diop et ce dernier pays arabo-africain n’étaient-ils pas conviés à un rendez-vous pour faire demarrer le mécanisme d’une présence africaine totale assumée conjointement par le Sud et le Nord du Sahara ? Il semble désormais indéniable que tel a bien été le cas.

Du reste, les deux autres articles du dossier funèbre d’El Moudjahid confirment cette hypothèse. Bara Diouf, Directeur du Soleil de Dakar, y souligne la portée révolutionnaire des travaux d’Anta Diop, après avoir montré combien ce dernier était déjà une figure imposante en France au début des années cinquante. Mêmes échos chez Alioune Drame, le Rédacteur en chef du Soleil qui clôt le dossier dans le quotidien algérien par un éclairage sur la conception du destin de l’Afrique d’aujourd’hui chez Anta Diop : « il n’excluait même pas l’unité faite par la glaive et se félicitait vivement du sursaut noté en faveur de l’O.U.A ». Un journal africain ne pouvait mieux saluer la mémoire du savant.

L’Algérie et le Sénégal se retrouveront encore ensemble à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Cheikh Anta Diop.

  1. L’anniversaire

L’événement a coïncidé avec l’organisation d’une semaine culturelle sénégalaise en Algérie, du 20 au 28 Janvier 1987. El Moudjahid une fois de plus, s’en fait l’écho.

Ainsi, le 25 Janvier, Djouher Moussaoui y rend compte de l’inauguration d’une exposition de photos et d’oeuvres d’art plastique sénégalaises, au Palais de la Culture. A l’en croire, le volet le plus important de cette manifestation aura été l’ensemble des panneaux consacrés à la vie et à l’oeuvre d’Anta Diop : des coupures de presse, des photos, des exemplaires de ses oeuvres, dit Moussaoui, projettent des lumières sur celui qu’il désigne dès le titre de l’article comme étant « le Pharaon du savoir ». Il en retient comme pièces maîtresses Nations nègres et cultures et les images du célèbre « Laboratoire carbone 14 » monté à Dakar par Cheikh Anta Diop.

« Au commencement était l’Afrique », titre auparavant El Moudjahid des 23-24 Janvier, toujours sous la plume de Djouher Moussaoui. Par cette formule, ce dernier résume une conférence donnée à Alger le 21 Janvier par Lame Assemba, enseignant à l’Université de Dakar et chercheur à l’IFAN. Il est rapporté que le conférencier sénégalais s’est attaché à déconstruire le système de pensée de Cheikh Anta Diop, pour aboutir à la conclusion que le rétablissement de la conscience historique d’un peuple redonne à celui-ci le sentiment de cohésion dont il a besoin pour mieux se positionner dans le présent en tant que groupe aspirant à son plein épanouissement collectif.

Le 28 Janvier, Moussaoui revient à ces considérations, dans un article au titre captivant, « Un savoir en majuscule », en 5 colonnes, sur une page entière du journal. D’emblée, il cherche dans l’Histoire des sommités auxquelles il pourrait comparer Anta Diop pour mieux faire ressortir la dimension de ce dernier. Ibn Sina et Leonard de Vinci lui viennent en tête, mais cet effort lui paraît vain car, dit-il, Anta Diop n’est comparable à personne d’autre. Aussi affirme-t-il que même des termes tels que « esprit universel » ou encore « surdoué » ne rendent qu’imparfaitement la puissance pharaonique du savant. D’où la présentation de celui-ci comme le Maître de la pluridisciplinarité. Moussaoui n’en regrette que plus amèrement la disparition prématurée. Car, écrit-il, « il aurait pu encore donner beaucoup de lui-même au service de l’Afrique ». Mais il trouve quelque motif de consolation dans le fait que « sa vie fut un acte de foi ».

En somme, cette incursion dans la presse algérienne permet d’établir une évidence : le dialogue entre Cheikh Anta Diop et l’Algérie (voire le monde arabe en général, pourquoi pas ?) a été fructueux et suivi, empreint de confiance et d’estime réciproque.

J’ai voulu donc insister sur un fait : Cheikh Anta Diop n’a pas tenu le monde arabo-africain à l’écart de ses préoccupations. Il ne concevait pas l’Afrique sans son faciès arabo-berbère. Pour lui, l’Afrique a toujours été une constellation d’identités complémentaires, un alliage de différences réconciliables et non pas un corps racial monolithique ou monocolore. En intégrant la culture des Arabo-africains dans son recensement des apports de l’Afrique à l’humanité, il tend à remettre en question les thèses balkanisatrices de certains africanistes du Nord et du Sud du Sahara ainsi que du reste du monde. C’est peut-être ici le lieu de rappeler une affirmation de W.E.B Dubois faite en 1920 dans son ouvrage Dark Water : « Il est évident que, en vue du développement de l’Afrique centrale, l’Egypte doit être libre et indépendance sur la grande voie qui mène à une Inde libre et indépendante, tandis que le Maroc, l’Algérie et la Tunisie et Tripoli doivent se rattacher à l’Europe, en se modernisant dans l’indépendance  » [2].

Cette carte de l’Afrique est aux antipodes de celle qui transparaît des travaux de Cheikh Anta Diop dont la presse algérienne parle de manière aussi élogieuse que je l’ai souligné. Dans l’optique de Cheikh Anta Diop, l’on ne devrait pas confondre le pannégrisme et le panafricanisme. Le pannégrisme ne serait qu’une étape vers la fin ultime, le panafricanisme. La même chose vaut pour le panarabisme. Autrement dit, les partisans des groupes raciaux africains antagonistes sont dans l’erreur. Car, soutient aussi le Congolais Tchicaya U Tam’Si dont la thèse semble s’identifier à celle de Cheikh Anta Diop, « s’il y a une logique, elle participe de la logique de l’apartheid ». Et dans ce cas, nous sommes en contradiction avec nos ideaux pourtant bien conçus : « Nous combattons l’apartheid, et nous le pratiquons » [3].

Ce disant, je ne prétends pas que Cheikh Anta Diop a mené la guerre aux regroupements sous-régionaux. Comme l’écrit Alioune Dramé dans El Moudjahid du 12 Février 1986, Cheikh Anta Diop a donné sa caution à ces sortes d’initiatives à condition qu’elles constituent « des pas en direction de l’unité continentale » et non pas, comme chez Dubois, des prétextes pour pousser les Arabo-africains et les Négro-africains à marcher dans des directions opposées. Il est fort à parier que Cheikh Anta Diop, s’il vivait encore, aurait applaudi en apprenant la création de l’Union du Maghreb Arabe. Il l’avait fait pour la CEDEAO, la CEAO, l’OMVG… d’après les révélations d’Alioune Dramé dans El Moudjahid ci-dessus cité. Toutefois, il aurait insisté sur le fait que ce nouveau regroupement sous-régional doit avoir pour point de mire le panafricanisme. Cheikh Anta Diop a mis l’Afrique en garde contre toute formule de développement séparé, c’est-à-dire tout apartheid avoué ou inavoué, tout racisme plus ou moins déguisé. Dans sa vision politique du devenir de l’Afrique, les « nations nègres », les confédérations d’Etats noirs d’Afrique, sont envisagées comme des tremplins pour parvenir à l’unité continentale qui est transraciale par définition. Il attend de l’Afrique du Nord qu’elle progresse sans fausse note vers ce même horizon d’attente avec sa part irremplaçable d’africanité.

Ainsi, contrairement aux allégations de certains de ses lecteurs qui se sont arrêtés aux titres négrifiants de ses ouvrages, Cheikh Anta Diop a sa place autour de la table d’honneur du panafricanisme, à côté de celles de Kwamé Nkrumah, de Patrice Lumumba, de Bernard Fonlon ou d’Ahmed Ben Bella.

Ce dernier déclarait en 1963 : « L’Algérie croit que sa vocation maghrébine et arabe s’inscrit dans un contexte africain. Au-delà de certaines limites, j’ai moi-même peiné à comprendre l’arabisme. Et, en fin de compte, qu’est-ce que le Maghreb ? Ce n’est qu’une petite tranche nord-occidentale du grand continent africain. L’action maghrébine, l’action arabe doivent s’insérer dans le vaste cadre des luttes et des espérances africaines. L’Afrique est l’objectif central […] » [4].

Comme Cheikh Anta Diop, Edem Kodjo, le plus courageux et le plus perspicace des Secrétaires Généraux que l’OUA ait eus à ce jour, écrit dans son maître-ouvrage, Et Demain l’Afrique : « Quant a l’Afrique septentrionale, nous espérons que ses dirigeants, au-delà de leur attachement compréhensible au panarabisme, n’oublieront pas que l’histoire, la géographie et la démographie les intègrent à l’Afrique. Il leur appartient de trouver une solution de juste milieu entre leur vision panarabique et leur vocation panafricaine. Ils doivent méditer ce que disait un jour le Président Boumédienne devant ses pairs de la Ligue Arabe : « Ne me mettez pas en demeure de choisir entre l’Afrique et le monde arabe car, si j’avais à faire un choix, j’opterais pour l’Afrique ! » [5]

Si Cheikh Anta Diop croyait la cause panafricaine perdue d’avance, se serait-il rendu tant de fois en Algérie ? Il y a rencontré un public largement acquis à sa vision du destin de toute l’Afrique.

Quand donc les exégètes entreprennent de nous révéler les contours de sa pensée, ils ne devraient plus mettre entre parenthèses ses rapports avec le monde arabo-africain avec lequel il a pourtant dialogué à partir de la plate-forme d’Alger. Il s’agit, désormais, de relire Cheikh Anta Diop de manière à faire ressortir les voies de complémentarité qu’il a entrevues entre un néo-pannégrisme et le « panafricanisme rationalisé dont Edem Kodjo expose magistralement le bien-fondé dans le 12è chapitre de Et Demain l’Afrique.

Les unions raciales pour elles-mêmes ont une portée limitée, car les enjeux qui interpellent nos sociétés ne sont plus exactement ceux d’autrefois. Aujourd’hui, l’un des plus grands défis à relever est moins la gestion des races perse que celle des interracialités fécondes ; moins le maintien de micro-nations moribondes et recroquevillées sur les races, les ethnies et les tribus que la promotion (malgré les embûches) de macro-entités culturelles, militaires, idéologiques, économiques. Ces dernières paraissent plus aptes à favoriser le dialogue des cultures et des peuples si déterminant pour le destin de toute l’Afrique. Qu’on ne fasse donc plus de Cheikh Anta Diop un pannégriste exclusif, un penseur nègre qui serait allergique à l’idée d’un dialogue avec le monde arabo-africain.

Cheikh Anta Diop est à nous, Négro-africains, sans conteste. Mais il appartient aussi à d’autres peuples africains, notamment les Arabo-africains. D’où ma thèse : vouloir enfermer une si grande figure dans un pannégrisme congénitalement endogamique, quel qu’en soit le prétexte, vouloir faire de lui la propriété exclusive des Noirs, c’est réduire la dimension interraciale du Savant à qui nous rendons tous hommage.

BIBLIOGRAPHIE

(Anonyme) :

– « L’apport scientifique et culturel de l’Afrique àl’humanité. Conférence de Cheikh Anta Diop », El Moudjahid au 25 Novembre 1982.

– « Expressions sénégalaises », El Moudjahid du 20 Janvier 1987.

– « Entre artistes ». El Moudjahid du 26 Janvier 1987.

  1. P. S. :

– « Le berceau de l’humanité », El Moudjahid du 5 Décembre 1982.

– « Cheikh Anta Diop un encyclopédiste au service de l’unité africaine ». El Moudljahid du 12 Février 1986.

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– « Au commencement était I’Afrique », El Moudjahid des 23-24 Janvier 1987.

– « Le Pharaon du savoir », El Moudjahid du 25 Janvier 1987.

– « Un savoir en majuscule », El Moudjahid du 28 Janvier 1987.

– « A la gloire de la terre africaine »,El Moudjahid du 2 Février 1987.

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– « Etre arabe en assimilant toutes les civilisations… ». Ibid.

– « L’Institut islamique de Dakar », Ibid.

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– « Maghreb pluriel, africanité et internationalisme chez A. Khatibi »,Notre Librairie n° 95, Paris, Octobre-Decembre 1988.

– « Un pont au-dessus du Sahara »,Notre Librairie n° 96, Paris, Janvier-Mars 1989.

TCHICAYA U Tam’si & BERKI : « Dialogue Sud-Sud », Notre Librairie n° 95, Paris, Octobre-Décembre 1988.

[1] Malheureusement, je n’ai pas pu consulter ces numéros. Jean Déjeux a eu l’amabilité de m’en signaler l’existence. Qu’il en soit remercié vivement ici.

[2] Cité d’après Philippe Decraene : Le Panafricanisme, Paris, P.U.F., 1964, p. 17

[3] Cf. Tchicaya U Tam’Si et T. Berki : « Dialogue Sud-Sud », Notre Librairie, n° 95,Paris, Octobre – Décembre 1998, p.p. 56 – 59.

[4] Cf. Jeune Afrique, n° 914, Paris, 12 Juillet 1978.

[5] Edem Kodjo : Et Demain l’Afrique, Paris, Stock, 1985, p. 261.