Critique d’art

« BÉJART BALLET LAUSANNE » À DAKAR

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

« BÉJART BALLET LAUSANNE » À DAKAR

INTRODUCTION

Le « Béjart ballet » de Lausanne à Dakar, 36 ans après la première représentation du Ballet du XXe siècle ; mais cette fois-ci sans Maurice Béjart, décédé le 22 novembre 2007 en Suisse, où il avait fini par s’installer, après 27 années passées à Bruxelles au « Théâtre Royal de la monnaie », dont il aimait à dire : « Ces années représentent à peu de choses près la moitié de ma vie, et presque toute la part productive de cette vie. Si je mourais demain, ce serait la part essentielle de mon existence » [2].

Pourquoi ce retour à Dakar au Sénégal ? Selon Gil Roman, son successeur et fils spirituel, Maurice Béjart, souhaitait revenir avec le ballet dans la capitale sénégalaise, mais hélas !!! Marie Thérèse Jaccard, sa secrétaire particulière, aujourd’hui celle de Gil Roman, est la seule personne du groupe venue à cette occasion, qui a séjourné avec Béjart en terre sénégalaise, et qui peut témoigner de l’amour qu’il vouait à ce pays.

Mais qu’est-ce qui lie réellement Béjart à l’Afrique et au Sénégal en particulier ?

Est-ce le fruit de la rencontre de son père, Gaston Berger, avec Senghor, tous deux philosophes ?

En effet, la foi du Poète Président en la Civilisation de l’Universel, résultat d’un métissage et d’une symbiose culturels, et sa rencontre avec Gaston Berger, inventeur de la prospective, vont aider le fils danseur-chorégraphe, à s’intéresser davantage aux cultures du Sud et plus particulièrement à leurs danses. Selon Gaston Berger, la prospective « est une nouvelle science qui, entre autres, distingue et rapproche en même temps par leur sensibilité les peuples du Nord et du Sud. Si cette sensibilité s’exprime lentement et modérément au Nord, la réaction est immédiate et explosive au Sud » [3]. Béjart avait effectivement remarqué dans les danses d’Afrique une réelle signification dans les gestes. Tous les pas et gestes sont des images symboliques et les danseurs sont capables de les exprimer à travers leurs corps.

Le rythme, élément clé de la danse, mais que nous retrouvons essentiellement dans la poésie de Senghor aurait-il réuni les deux philosophes ? Voilà un élément artistique autour duquel Béjart et Senghor se retrouvaient. Lors du Congrès mondial des écrivains et artistes en 1984, Senghor disait :

C’est au demeurant de la poésie africaine que s’inspire Béjart. Ce n’est pas un hasard si sa troupe s’appelle Ballet du XXe siècle. Il a choisi de créer une danse intégrale qui est poésie unissant en symbiose la parole, le chant et la musique. Ce n’est pas un hasard si son père était métis franco-sénégalais [4].

Germaine Acogny, celle dont on disait qu’elle aurait pu être « la fille africaine » de Béjart, avait-elle mesuré l’ampleur de la mission qui allait lui être confiée en dirigeant Mudra-Afrique ? Oui, elle était confiante et rassurée aux côtés de virtuoses de la poésie, du chant et des rythmes comme Julien Jouga, Doudou Ndiaye Rose.

Est-ce donc le fait que ces formes d’expression artistiques sont dites liées et ne font qu’une, qui a rapproché les personnes citées ci-dessus ? Rien n’est fortuit, un lien fort relie deux visionnaires, deux précurseurs et « je suis liée à eux par Mudra-Afrique », disait Germaine Acogny.

Une chose est sûre, c’est de reconnaître que l’idée de Mudra-Afrique était bel et bien inspirée. Cela semble donc être une vieille mais belle histoire d’amour entre des passionnés d’art, et particulièrement de danse, de chant et de poésie.

Si brève soit la durée de vie de cette structure, elle a eu le temps de laisser des traces indélébiles dans le milieu de la danse et dans le cœur des danseurs particulièrement. C’est un ancien de Mudra-Afrique, Keyssi Bousso, qui occupe le poste de Directeur Général du Grand Théâtre (Sénégal) et qui n’a pas hésité à proposer aux autorités l’idée de recevoir, sur l’une des rares scènes de la capitale, une des plus célèbres compagnies de danse du monde le « Béjart Ballet Lausanne ». Certains anciens de Mudra continuent d’exercer la discipline et occupent des postes de responsabilité dans le domaine de la danse au Sénégal, à l’image de Ndèye Bana Mbaye, pensionnaire de la première promotion et actuelle directrice du Ballet National La Linguère. D’autres se sont fait remarquer en Europe, telle Irène Tassembedo, pionnière incontestable de la danse africaine contemporaine, dans un style inspiré des danses classique et traditionnelle fort remarquables. La danse va connaître un bouleversement avec la découverte de nouvelles techniques et une évolution qui va permettre aux mentalités et aux sensibilités de changer leur rapport au corps dansant.

Mais les années 80 vont marquer un tournant dans la vie de certaines pratiques artistiques, comme la danse. L’aventure « Mudra-Afrique » va être stoppée en plein essor ; il n’en reste pas moins que, de notre point de vue, au même moment un élan a été brisé par la fermeture de cette structure. Il est si difficile d’en parler. Les mots ne pourront jamais exprimer ce que nous, anciens de cette école, avions ressenti à cette époque. Du coup les danseurs adeptes de ces nouvelles techniques ont consciemment ou non, marqué une pause, longue, qui nous vaut aujourd’hui un certain recul par rapport à nos voisins sur la plate-forme de la création en danse moderne ou contemporaine ! Ce qui explique, en partie, notre faible participation aux rencontres internationales.

Cette étude se propose de faire un état des lieux en danse contemporaine au Sénégal et de montrer les liens qui unissent Béjart et Senghor autour de la danse, mais surtout du rythme qui est un élément incontournable et que l’on retrouve dans diverses formes artistiques (chant, poésie, danse…). Elle vise également à montrer comment, de cette union, l’idée d’une nouvelle danse négro-africaine va jaillir avec ses structures de formation et de représentation qui vont attirer de plus en plus de jeunes vers la pratique de cette discipline.

Fig. 1. Danseur Ciré Bèye, « 5e dimension », source : photo Elise Fitte Duval

  1. COMMENT SE PRÉSENTAIT LA FORMATION EN DANSE ?

Au lendemain des indépendances, le Sénégal s’est doté d’un ministère de la Culture. La politique culturelle du pays, marquée par la présence de Léopold Sédar Senghor, poète-humaniste, reposait sur le binôme « Enracinement et Ouverture ». La culture, selon lui, est au début et à la fin de tout processus de développement. Sous son magistère, le président-poète-philosophe, grand mécène des arts et des lettres, a beaucoup contribué à la création de structures de représentation et de formation : parmi elles, le ballet national La Linguère et le Ballet Sira Badral. Parallèlement à ces nouvelles créations, il va proposer des textes juridiques et législatifs, ratifier des conventions et chartes, et organiser des événements culturels de grande envergure, tel le 1er Festival Mondial des Arts Nègres en 1966.

Le Sénégal va ainsi accueillir des troupes de danse, mais également diverses formes d’expression artistique (cinéma, théâtre, musique, etc.). Selon Senghor, ce premier Festival ne sera pas qu’un retour aux sources, mais un véritable enracinement dans la terre-mère. Mieux : « Non plus une théorisation, mais parce que illustration, une action, une contribution positive à l’édification de la civilisation de l’universel » [5].

La danse y a occupé une place, avec les prestations en danse moderne du célèbre Ballet de Alvin Ailey de New York et de l’American Negro Dance Company, dirigé par Arthur Mitchell ; des communications faites autour du thème de la danse par des chorégraphes-danseurs et anthropologues comme Judith Jaminson ou Catherine Dunham qui fut la présidente de la commission Danse du Festival. Joséphine Baker était, elle, présente, mais dans le domaine du chant.

Les ballets traditionnels des pays participant à ce Festival ont présenté des facettes de leur patrimoine artistique, jugées, selon certains, « dépassées », parce que n’ayant subi aucune influence extérieure. Contrairement aux compagnies américaines qui avaient déjà entamé une sorte de symbiose entre tradition et modernité en danse. Voilà que le pont était jeté pour une ouverture vers d’autres techniques de danse, accompagnée d’un discours tendant vers la création d’un nouveau style.

Conscient de l’importance du rôle de la formation dans la carrière du danseur et soucieux également de son ouverture à d’autres techniques, Senghor a eu l’idée de créer l’Institut national des Arts en 1972 en remplacement de l’École des Arts du Sénégal. Puis, plus tard en 1977, le Centre Africain de perfectionnement et de recherche des interprètes du spectacle : « Mudra-Afrique ».

Voila que Maurice Béjart, Franco-Sénégalais, se voit confier la mission de trouver en terre africaine une jumelle à « Mudra –Bruxelles » qu’il dirigeait déjà depuis 1970 et qui était logé au Théâtre de la Monnaie.

C’est, pour ainsi dire, que la danse tout comme le chant et la poésie ont toujours occupé une place de choix dans le paysage artistique sénégalais. Si les griots se trouvent être le groupe social qui s’y est le plus exercé, la décastification, le changement des mentalités et la mobilité sociale ont encouragé la pratique de cette discipline par tous. Les années 80 vont marquer la fin du mécénat d’État. La générosité intellectuelle va subir l’épreuve de la dure réalité économique. Cependant, au même moment, les industries culturelles se développent avec des enjeux économiques non négligeables et encouragent la créativité.

Les artistes vont s’organiser et se prendre en charge ; c’est le début de l’informel dans les arts, avec la naissance d’initiatives nouvelles (collectives ou individuelles, privées ou corporatistes). Les industries du spectacle et des loisirs se mettent en place également, en proposant aux artistes une meilleure visibilité par les produits, tels les « clips » musicaux, les festivals ou les rencontres entre chorégraphes et danseurs.

Ainsi, au Sénégal, des espaces de danse vont se créer, intéressant de plus en plus les jeunes garçons et jeunes filles, qui n’hésitent pas à se mettre en scène, en adoptant divers styles et techniques.

Fig.2 « Atelier AEX Corps », source photo Elise Fitte Duval.

  1. QU’EST-CE QUE LA DANSE ?

Depuis ses débuts, la danse n’a cessé d’être une des expressions artistiques les plus pratiquées par l’homme. Elle n’est pas une simple virtuosité physique, mais un moyen d’expression et de communication, fait remarquer R. Garaudy :

À toutes les époques et dans tous les peuples (…..), la danse a donc été enracinée dans les expressions vitales des sociétés et des individus. La vie quotidienne peut s’exprimer par le langage, mais pas les événements qui la transcendent. Pour dire ce qui l’émeut ou l’honore, l’homme danse [6].

C’est un phénomène culturel, atteignant toutes les couches sociales et tranches d’âge, et rendu visible grâce aux médias qui informent sur les festivals ou spectacles de danse. Elle est un fait social et économique que gèrent aussi bien les acteurs culturels que les économistes (industries de spectacles ou d’articles de danse).

Sur le plan de la recherche, le phénomène intéresse les médecins, les psychanalystes et de plus en plus les sociologues. La danse a une dimension théorique non négligeable, au vu de l’engouement des chercheurs et des thèmes y afférents. Elle est surtout une pratique caractérisée par une grande diversité et une réelle disparité. Ne parle-t-on pas de danse classique, moderne, jazz, contemporaine ou encore de danses urbaines très en vogue de nos jours ?

C’est ainsi une mosaïque de styles divers qui, vue de la scène, est à la fois rêve et réalité, selon que l’on est spectateur ou acteur. En effet, la danse est en mesure de proposer, d’un côté, un spectacle qui sollicite l’imaginaire du spectateur mais, de l’autre, elle demande de la part de l’acteur-danseur une bonne maîtrise technique qui mobilise le corps et l’esprit dans sa totalité ; c’est en cela que Béjart disait : « La danse est une des rares activités humaines où l’homme se trouve engagé totalement : corps, cœur et esprit… » [7].

Comment se présente-elle ?

En Afrique noire, elle est considérée comme le premier des arts, si nous nous référons aux gravures et peintures du Sahara préhistorique. Elle semble bien être le premier langage de l’art, de l’âme et, ce, jusqu’à nos jours. Germaine Acogny disait :

Lorsque j’ai annoncé à ma mère ma réussite au baccalauréat elle n’a pas parlé, elle n’a pas crié, elle n’a pas pleuré, elle s’est mise à danser lentement, et avec la grâce, le visage rayonnant de joie. Et cette activité est présente dans notre vie de tous les jours et elle sait toucher nos instincts ; si bien qu’elle est rite, magie ou encore expression de liberté ou de sentiments variés [8].

Keita Fodéba, célèbre maître des ballets, ajoute

Qu’elle est un phénomène caractéristique de notre vie : elle devient rite, magie, expression de liberté, de morale et de sentiments divers … car elle sait toucher aux instincts, aux puissances subconscientes et réaliser totalement l’homme [9].

C’est un art total, une union entre le rythme et le mouvement qui est restée près de ses sources ; une des raisons, d’ailleurs, qui a poussé Maurice Béjart à aller y chercher l’inspiration. Si, en Europe, elle se veut grâce et beauté dans le geste, tout en exprimant une ou des idées, en Afrique, on danse pour exprimer ce que l’on ressent ; le danseur africain s’exprime en signifiant ; ses gestes, ses pas sont des images symboliques, et le rythme et les mouvements se chargent de traduire ce langage.

Le rythme est donc une composante incontournable, il a tout envahi, musique et danse bien sûr, mais également poésie, peinture et sculpture, et demeure la principale valeur apportée par l’Afrique au monde contemporain. En effet, lorsque les Africains furent déportés vers les Amériques, ils emmenèrent avec eux leurs chants et danses. L’exemple de la musique de Jazz est là, et se définit comme étant la musique des Noirs d’Amérique, selon Hugues Panassié, critique et producteur de jazz. Riche de par la puissance du rythme ou swing, mais également par le style mélodique varié et sensuel. Il est ainsi difficile de dissocier la danse et le rythme, car toutes deux ayant une forte capacité d’expression.

Chez Senghor, ce rythme, élément clé de la danse, nous le retrouverons essentiellement dans sa poésie. Comme il aimait à le dire : « Ce sont les poétesses gymniques de mon village qui m’ont fait découvrir la poésie négro-africaine et qu’elle était belle, comme un masque nègre… » [10].

C’est du reste à partir de ces poèmes-chants qu’il a commencé à définir l’esthétique négro-africaine. Le Poète Président souhaitait, dans la civilisation de l’universel, résultat d’un métissage biologique et d’une symbiose culturelle, et particulièrement celle de l’an 2000, que la poésie prenne une place de choix car étant totale, à savoir réunissant chant, danse et parole. Les poèmes seront dansés ou accompagnés d’un ou de plusieurs instruments, rythmés par le corps ou parfois dansés.

Le lien est établi entre Senghor et Maurice Béjart à travers le rythme dans la poésie ; mais en réalité, ce qui les unissait était également dans la fibre familiale, à travers le père Gaston Berger. Peut-on parler du chorégraphe sans citer le père de Béjart : Gaston, et de sa relation avec le président Senghor ? Ce dernier, philosophe comme lui, n’a pas hésité, après avoir donné son nom au lycée de Kaolack, à renouveler le geste ; cette fois, ce sera au tour de la seconde université du Sénégal sise à Saint-Louis, ville qui l’a vu naître, de porter son nom. Si, chez les Béjart, le Sénégal est présent dans la famille, Senghor, de son côté, a toujours apprécié et soutenu la danse dans toutes ses formes, traditionnelle ou contemporaine.

C’est sous toutes ces influences et en voulant également rester fidèle à la pensée et à l’âme de son père que Béjart a créé une danse nouvelle, à l’échelle de l’universel. Il gardera toujours en mémoire, lorsqu’il a choisi d’arrêter les études de philosophie pour embrasser une carrière de danseur, ce que lui dit le père : « Tu veux devenir danseur. Je te demande de le faire bien ! Et je ne t’aiderai pas. Débrouille-toi ».

Fig.3 Image bâtiment Mudra

Maurice Béjart aimait la danse et en a fait sa raison de vivre. Il disait :

Je l’ai prise au sérieux ; parce que je crois que la danse est un phénomène d’origine religieuse. Et ensuite un phénomène social. Tant que la danse sera considérée comme un rite, rite à la fois sacré et humain, elle remplira sa fonction.

Sa passion pour la danse le mènera dans de nombreux pays, d’abord en formation puis avec son Ballet. Si bien qu’il se disait apatride et se sentait partout comme un étranger.

En 1959, le directeur du Théâtre de la Monnaie de Belgique lui demande de reprendre une des pièces maîtresse de son répertoire, « Le Sacre du Printemps », qui fut jouée en 1913 par Nijinski. Mais Béjart voulait en faire une pièce universelle et va procéder à une révolution profonde. Les danseurs seront vêtus de collant, le décor sur scène représente l’Orient et l’Afrique caractérisée par des trépignements et des ondulations du bassin des danseurs !!! Ce spectacle eut un succès retentissant. Le président Senghor va tomber sous le charme de la création, il lui dit : « Maurice, si tu n’avais eu cette petite parcelle de sang noir, tu n’aurais pas pu faire le Sacre du Printemps comme tu l’as fait » [11]. L’idée de lui confier la maison africaine de Mudra commence alors à faire son chemin.

Quoique dans son projet de départ, Maurice Béjart souhaitait ouvrir des antennes sur tous les continents ; seul Dakar, grâce à Senghor et à l’Unesco, réussit ce pari, lui donnant ainsi l’occasion de renouer avec ses racines.

Sa rencontre avec Germaine Acogny fut précédée de la rencontre de cette dernière avec Senghor par le biais de Roger Garaudy ; celui-ci, venu assister à un de ses cours dans l’enceinte de sa maison, apprécia son engagement et son talent et promit d’en parler à Senghor.

Le Poète Président, qui voulait réaliser son projet « de faire du Sénégal la Grèce de l’Afrique », décida de mettre en place la structure. Germaine va être ainsi pressentie pour la direction. Accompagnée de Senghor, elle fut présentée au chorégraphe à Bruxelles et invitée à donner des cours à Mudra Bruxelles.

À l’issue de la séance, il y eut un bref entretien entre Béjart et Senghor, ce dernier lui fera savoir qu’elle en sera la directrice.

Ainsi, un projet fort ambitieux s’appuyant sur la négritude tournée vers la modernité verra le jour. Une nouvelle danse dite négro-africaine va être mise en scène.

  1. QU’EST- CE QUI CARACTÉRISE LE TRAVAIL DE BÉJART EN EUROPE ET OU SE SITUE L’INSPIRATION AFRICAINE ?

Découvrir Béjart, le suivre ensuite sur sa route vers Dakar nous semble judicieux pour comprendre le phénomène Mudra. En effet, Béjart naquit à Marseille ; il étudia la philosophie qu’il abandonna un an après pour se consacrer uniquement à la danse. Ainsi, il entre dans le corps du ballet de Marseille ; d’où il prend le nom de Béjart, patronyme de l’épouse de Molière. La passion grandissant, il monte à Paris puis à Bruxelles, au Théâtre Royal de la Monnaie.

Il a eu la chance de participer à plusieurs festivals dans des régions et pays différents ; ses ballets, composés de danseurs de plusieurs nationalités et couleurs et la variété dans le choix des musiques, créaient une harmonie dont lui seul détenait le secret. À titre d’exemple, 53 langues étaient parlées dans le groupe, créant de fait un croisement de cultures qui ne pouvait qu’enrichir son travail de recherche.

Sa technique de danse, le néoclassique, accorde une place importante à la barre classique qu’il dénomme : « la colonne vertébrale » du danseur, autrement dit la base.

De celle de Martha Graham, il va s’appesantir sur les placements corporels c’est-à-dire amener le danseur à faire dégager l’énergie qui se trouve en son « intérieur » vers les extrémités (doigts et orteils), en irradiant tout le corps.

Maurice va revaloriser la danse masculine qui s’était éclipsée au XIXe siècle. Il fera même danser un soliste à la place d’une danseuse. Dans ses chorégraphies, il va mettre en valeur les qualités individuelles de ses solistes, mais non sans exiger de la rigueur dans les mouvements d’ensemble.

Une touche de modernité dans le choix de ses musiques de ballets se fera sentir, et il disait : « La danse est de la musique universelle, probablement les deux son nées ensemble » [12].

C’est ce qui explique pourquoi il a toujours fait appel aux grands musiciens, surtout à leur musique. Par exemple, pour « Le Sacre du Printemps », une de ses créations emblématiques, la musique sera de Igor Stravinsky ; quant au Boléro, c’est Maurice Ravel qui en est le compositeur, tout comme il choisira la neuvième symphonie de Beethoven pour une autre création. La puissance de la musique concrète ne pouvait qu’aider la chorégraphie, disait-il. Ce qui caractérise le rythme, chez lui, c’est qu’il est vivant, fait de contretemps et de syncopes.

Côté costume, il a choisi de quitter les « tutus » de la danse classique pour montrer le corps « nu » à travers un collant ou maillot ; ce type de tenue ne cachant pas le corps certes, mais souligne les courbes et lignes. Inspiration qu’il a sûrement trouvée auprès « des corps nus élancés des Africains sous le soleil ».

Concernant les thèmes des ballets, force est de reconnaître que Béjart avait un penchant pour la lecture ; jeune, il écrivait déjà des poèmes et des romans. Il s’est certes inspiré des univers musicaux, théâtraux et lyriques, mais ses thématiques pouvaient être également d’actualité : la vie, l’amour, la solitude, les espoirs et désarrois de sa génération touchent ainsi à l’universel. C’est ainsi qu’il n’a pas hésité à créer sur des questions, tels le Sida ou l’écologie.

Son modèle de danse, il le cherche également dans le folklore ou dans l’art populaire, parce que riche en inspiration. Sur invitation de l’épouse du Shah d’Iran, il ira même visiter le répertoire persan et deux créations verront le jour avec l’apport de musiciens iraniens. De cette expérience, il sera très influencé par la religion et reconnaît qu’elle a marqué son travail d’un point de vue spirituel comme artistique, à tel point que le chorégraphe s’en est rapproché et décida de se convertir à l’islam.

En 1960, il va créer le Ballet du XXe siècle, son objectif, se détacher de la danse traditionnelle pour tendre vers un renouveau universel ; son souhait étant de révolutionner la danse en s’inspirant de diverses sources européenne, indienne ou africaine, pour monter un spectacle total. En somme, c’est tout d’abord l’originalité et l’authenticité de ses ballets, au-delà de la variété et de son inspiration, qui marquent le spectateur.

Voilà donc le célèbre chorégraphe né à Marseille, terminant sa brillante carrière en Suisse, précisément à Lausanne, en passant par Paris, Londres, Bruxelles et Dakar.

Comme pour annoncer son arrivée au Sénégal, Senghor disait en conclusion de son discours à Saint-Louis :

En posant la 1ère pierre de notre deuxième université et en lui donnant le nom de Gaston Berger, nous entendons apporter notre contribution à l’édification de la civilisation de l’universel : d’une civilisation nouvelle, plus civilisée parce que plus totale et sociale. Je suis convaincu que nous trouverons auprès de la famille de Gaston Berger toute l’aide dont nous aurons besoin. Déjà Maurice nous donne ce qu’il y a de mieux : l’exemple, lui qui réalise en acte – et il nous donnera bientôt la théorie complète, je l’espère – cette esthétique où, comme dans son corps de ballet, tous les continents, toutes les races, toutes les civilisations différentes contribuent à exprimer la beauté, c’est-à-dire l’accord harmonieux, parce que complémentaire, de toutes les formes, de toutes les valeurs humaines [13].

Et Maurice Béjart viendra à Dakar mais, hélas, en repartira aussi rapidement, non sans laisser des traces auprès des danseurs, mais également des passionnés de cet art. Ce que l’on retiendra donc de Mudra et de l’édifice qui l’a abritée, c’est que sa vie sera de courte durée : la formation arrêtée, le bâtiment restitué à sa vocation originelle. En effet, le non-respect des engagements des pays fondateurs, les vives critiques de quelques milieux intellectuels et politiques, mais également des artistes plasticiens, ne vont pas arranger les choses. Pis, le rapport issu de la Journée d’études des cadres du ministère de la Culture, tenue en octobre 1982, va précipiter sa fermeture en décembre 1982. Un bel élan fut ainsi brisé !

Mais il est difficile de ne pas se souvenir de cette période transitoire, par la force des choses ; transition marquée par l’arrivée de styles nouveaux et enrichis à la source des traditions ancestrales.

  1. MUDRA-AFRIQUE

L’école sera logée au Musée dynamique, bâtiment construit en 1966, par la volonté du Poète Président Senghor, afin d’abriter l’exposition d’Arts du premier festival mondial des arts nègres.

Mudra-Afrique sera créée en 1977 par le chorégraphe franco-sénégalais Maurice Béjart, avec l’appui de l’Unesco et de la fondation Calouxte Gulbenkian. La direction artistique sera confiée à Germaine Acogny, danseuse-chorégraphe. Ce centre aura pour mission, au-delà du recensement des pas et des mouvements de danse négro-africaine et comme le souligne le Poète Président

Dans une entreprise plus délicate parce que plus imaginante, intégrer avec les pas, les valeurs des autres danses pour en faire une danse nouvelle négro-africaine, mais sentie, goûtée par tous les hommes de toutes les civilisations différentes, parce que participant de l’universel [14].

Senghor tout comme Béjart étaient conscients du rôle que pouvait jouer Mudra dans l’écriture d’une nouvelle esthétique africaine. Et comme disait Alioune Sène,

La naissance de Mudra-Afrique est un fait singulier de civilisation, un signe de haute promesse dans le cycle d’évolution de l’esthétique contemporaine africaine. En effet, Mudra-Afrique est le premier organisme continental consacré à l’art, au perfectionnement et à la recherche des interprètes du spectacle. Si sa vocation statutaire est de se consacrer à la danse, au théâtre, au rythme, c’est-à-dire à toutes les formes d’expression où l’homme se donne lui-même comme l’objet du spectacle, en même temps qu’il en est l’acteur, c’est, je crois, la danse qui constitue l’essentiel de sa dimension, car elle est universellement, mais tout particulièrement en Afrique, le lieu originaire de l’expression rythmée et mesurée du corps [15].

Mudra ouvre ses portes. Mais que signifie au juste le terme Mudra ou Rudra (version Lausanne) ? Il vient de la langue sanskrit et veut dire signe ; il désigne le geste rituel et fait référence à des divinités indiennes. Pour Béjart, la danse est liée à la divinité. Elle fait appel au subconscient, aux forces occultes. Le choix de ce nom n’est pas fortuit pour Béjart, car voulant donner une direction éclectique, voire mystique à son travail, malgré toute la rigueur classique de ses cours. Tout comme le père Gaston, inventeur de la prospective, il s’est beaucoup intéressé à la culture indienne sans oublier d’exploiter sa « fibre africaine ». Dans une de ses lettres à Senghor, Béjart disait :

Qu’il n’empruntait pas délibérément à la danse noire, mais que les œuvres de l’art nègre lui donnaient toujours une impression de déjà vu. En somme ce sont là les images archétypes de la mémoire ancestrale. Car souvent il suffit d’une étincelle pour enflammer la mémoire et embraser le monde. Ce n’est pas la quantité qui importe, c’est la nature du mélange détonnant : sa qualité [16] .

Que proposait aux danseurs-chorégraphes Mudra Afrique, fruit de la rencontre Senghor-Béjart-Germaine et soutenue par l’Unesco ? Une formation gratuite pendant trois ans, à des étudiants, boursiers de leur pays d’origine. Le recrutement de la 1ère promotion se fera à la suite d’une tournée programmée dans 15 pays d’Afrique, qui ont partagé l’idée de création de ce centre de recherche. Les candidats sélectionnés, tous amateurs certes, avaient un vécu en danse car appartenant soit à des troupes de danse traditionnelles situées dans leur zone d’habitation, ou au ballet national de leur pays d’origine. Irène Tassembédo en est un bel exemple, elle qui fut pensionnaire et soliste du Ballet national du Burkina Faso. Mais plus tard et, pour des raisons de trésorerie, les recrutements se feront sur présentation de dossier, suivie d’une audition. Certains acteurs étaient choisis par leur pays et proposés à l’école. Au fil des années, des candidats européens ont suivi une formation dans cette institution ; la réputation positive d’une formation pluridisciplinaire sous la houlette de professeurs qualifiés avait commencé à faire le tour du monde des arts. Ainsi, des danseuses arrivèrent de France, de Suisse, de Belgique, etc.

Le cursus n’était certes pas long, mais n’en était pas moins intense. L’exclusion pour résultat peu satisfaisant pouvait intervenir à tout moment de la formation. À titre d’exemple, seuls 15 élèves de la première promotion ont terminé avec succès la formation, sur une quarantaine au départ.

Le programme portait essentiellement sur la danse, accompagné de cours de rythme avec le célèbre percussionniste Doudou Ndiaye Rose, chant et solfège par feu Julien Jouga, talentueux maître du chant choral et pour encourager la créativité des acteurs, des cours de jeu théâtral. Toutes ces activités se déroulaient du lundi au samedi. 8 heures de danse par jour, démarrant toujours par du classique. Cette technique de danse figurait dans l’emploi du temps quotidien des élèves et était toujours dispensé en premier. Car elle demande un effort intense et soutenu, qui permettra l’adoption de styles différents ; mais ce qui est important « c’est qu’elle est une technique, c’est-à-dire un ensemble d’exercices dont l’objet est de rendre le danseur maître de tout son corps comme le pianiste ou l’organiste, de ses doigts et de ses pieds », selon Senghor [17]. Pendant plusieurs années, d’éminents professeurs européens ont dispensé des cours dans cette spécialité au grand bonheur des élèves. La technique Graham en danse moderne suivait le cours de classique, permettant une ouverture à un autre style et une préparation du corps à une gestuelle plus libérée et moins contraignante.

En danse africaine, seule la Technique dite Germaine Acogny figurait au programme les premières années ce qui se comprend du reste, étant donné qu’une nouvelle danse négro-africaine était en gestation et confiée à la directrice qu’elle était. Endroit ne pouvait être mieux indiqué pour montrer et faire adopter cette technique. Nos danses dites traditionnelles ne firent donc leur entrée que trois ans après l’ouverture du centre, et à la demande des élèves. Ce paradoxe fut ainsi corrigée, d’autant plus que la majorité, voire la totalité des élèves, présentaient de bonnes dispositions dans les danses de leur pays d’origine. Ce répertoire riche en pas de danses et chants et très varié, compte tenu du nombre de nationalités présentes, ne pouvait qu’être un atout pour la nouvelle danse négro-africaine.

Des cours de jeu théâtral vont aider à développer la créativité et permettre de découvrir de véritables acteurs de scène. Car il ne suffisait pas de danser, mais il fallait savoir « jouer » avec son corps. Pour préparer les uns et les autres à la scène, un spectacle de fin d’année était présenté par chaque promotion et pouvait faire l’objet de tournée nationale ou internationale. À cette occasion, les danseurs mettaient en exergue leur talent d’interprètes de spectacle, conformément aux objectifs de l’établissement. Tout ce mélange était soutenu par le rythme et le chant, pour donner un spectacle total ! C’est en cela que Béjart disait : « En Afrique noire, musique et chant sont, encore une fois, dansés et transformés en spectacle total ». Mudra-Afrique, centre de formation polyvalente, a révélé de grandes figures de la danse africaine ; tous ont montré au monde une nouvelle dimension de la technique contemporaine gardant ses racines profondes.

  1. LA DANSE CONTEMPORAINE AU SÉNÉGAL

La seule évocation du mot danse au Sénégal ne renvoie plus uniquement aux troupes de danse dit Ballets ; Mudra-Afrique a permis l’éclosion de nouvelles techniques et a encouragé la spectacularisation de cette nouvelle gestuelle. Cette activité a toujours été un vecteur de culture et c’est ce qui explique la promotion de cette discipline dans les politiques culturelles des États, notamment au Sénégal.

Partagé entre la tradition et la modernité, la danse a suivi l’évolution du peuple et produit de célèbres artistes, à l’image de Coura Thiaw, Ndèye Khady Niang en danse traditionnelle et Germaine Acogny en danse africaine contemporaine ; elles ont été accompagnées en cela par des virtuoses du rythme, à l’image de Bouna Basse Guèye, Doudou Ndiaye Coumba Rose. _ L’organisation d’événements comme Le Festival mondial des arts nègres de 1966 et bien plus tard d’autres exclusivement consacrés a la danse comme Kaay fecc [18], la création des structures de formation en danse soutenues par l’État vont aider à développer et à encourager la pratique de la danse par les jeunes, mais surtout à poser les jalons d’une professionnalisation de la discipline.

Cependant, au même moment, les industries culturelles se développent avec des enjeux économiques non négligeables et encouragent la créativité. Les danseurs vont s’organiser et se prendre en charge ; c’est le début de l’informel dans les arts, avec la naissance d’initiatives nouvelles, privées ou corporatistes ; les industries du spectacle et des loisirs se mettent en place également, en proposant aux artistes une meilleure visibilité par le biais des produits, tels que les « clips » musicaux, les festivals et rencontres entre chorégraphes et danseurs.

La danse ou fecc en wolof recouvre des variantes, au point que l’on se demande s’il faut parler d’une ou des danses, en raison d’une grande variété de genres. En effet, les sociétés s’organisèrent, les classes sociales firent leur apparition, les danses suivirent les mouvements des peuples. De grandes disparités et diversités vont caractériser les danses. Ainsi, il va être question de danse traditionnelle, de danse classique, de danse moderne ou contemporaine, de danse folklorique ou ethnique, etc.

Toutes ces formes de danse sont exécutées au Sénégal en fonction des espaces (infrastructures, etc.) et des buts recherchés (amateur ou professionnel) par les acteurs de manière formelle ou informelle.

Prenons l’exemple de la danse classique, son histoire a certainement un lien avec la colonisation, car la première enseignante dans cette discipline était une Européenne, venue au Sénégal pendant cette période. D’ailleurs tout au début, la section Danse au sein de l’École des Arts proposait uniquement des cours de danse classique dispensée par cette dernière. Ce n’est que plus tard, sous la houlette de Germaine Acogny, que la danse rythmique, puis africaine, fit son entrée dans la formation des élèves. La danse classique ne sera pas négligée pour autant, car c’est une étape indispensable dans la formation de tout danseur ; comme disait un célèbre chorégraphe, « la danse classique, c’est la colonne vertébrale du danseur ». Elle continue d’être enseignée à l’École des Arts du Sénégal.

En réalité, la danse classique se présente comme une danse d’école et est un héritage des siècles passés. Elle « représente un acquis transmis de génération en génération sans coupure ni recul … son histoire est faite de difficultés vaincues, de tours de force devenus routine de studio », selon Pierre Gaxotte [19]. Elle est par nature traditionnelle et académique, et est devenue modèle d’analyse, mais également une référence. Tous les grands chorégraphes comme Graham, Béjart, Alvin Ailey… sont partis de solides connaissances en danse classique.

Fig.4. Cours de danse classique enfants, source : photo Aissatou,

Quant à la danse moderne, le terme en soi est flou, car couvrant une grande variété de conceptions gestuelles, de créations chorégraphiques et d’interprétations. Elle naquit dans les années 1920, de la revendication d’un corps poussé à ses extrêmes. Cette forme de danse va permettre à chacun de s’exprimer, de s’épanouir à partir de son propre langage gestuel. Si la danse classique « est une succession de mouvements composés par l’enchaînement de poses formées par la combinaison de positions des diverses parties du corps humain », selon Germaine Prudhommeau, la danse moderne, elle, est une façon de ressentir le corps dans l’espace à partir de l’espace intérieur. Les pionnières sont Isadora Duncan qui se fera remarquer par ses pieds nus, ses tuniques négligemment drapées et s’inspirant certes de la nature, mais surtout de la sculpture grecque. Cette technique de danse sera celle adoptée à Mudra Afrique. C’est une technique mondialement connue, reposant sur la contraction, la respiration et la détente du corps (contract/release). Technique totalement opposée à la verticalité en danse classique et dont les normes jugées élitistes vont être remises en cause. Graham va également privilégier la recherche du sens et de l’expression dans le mouvement. La singularité de sa démarche sera l’importance accordée à la relation entre l’émotion humaine et la gestuelle.

Elle revisite les mythes antiques dans ses chorégraphies, mais n’en reste pas moins très influencée par la psychanalyse, qui fait du corps un lieu de rencontre de pulsions, d’énergie et de tensions. Sa technique du travail du corps sera enseignée partout dans le monde et considérée comme l’un des fondements de la danse moderne. Ces pionnières vont se faire remarquer, car, avec elles, la danse va s’enrichir de l’appui de théoriciens issus du milieu musical et chorégraphique.

Concernant la danse moderne, nous citerons Béjart avec cette remarque :

Les chorégraphes « modernes » ont marqué leur refus aux conventions admises par le Ballet classique ; ils étaient à la quête d’un mouvement autonome ayant sa propre musicalité. Ils vont s’inspirer des danses du monde et des autres cultures….

La danse moderne va connaître plusieurs courants : « modern dance », « new dance », « post-modern dance », « danse contemporaine ». Cette dernière sera celle adoptée en grande partie par les danseurs sénégalais.

Comment se définit-elle ? Voilà une question à laquelle il sera difficile de répondre car, si elle est représentée par certains chorégraphes comme étant « la mère protectrice » de toutes les formes de danse ayant participé à la remise en cause de la technique classique, le sens littéral du mot, « à savoir la danse de notre temps ou danse actuelle », la rend « floue et austère » par moments. Elle naquit au début du XXe siècle et présente plusieurs variantes, car elle va constamment se remettre en question en touchant aux autres formes d’art comme la musique, la mode, les images ; elle va également proposer une gestuelle à couper le souffle aux spectateurs. Cette gestuelle ne sera plus une succession de mouvements dans l’espace, exécutés par un ou plusieurs danseurs, mais elle met en scène de véritables interprètes sachant danser, chanter, jouer : « Il y avait de l’émotion, quelle plasticité du corps… », avons-nous souvent entendu à la fin d’une représentation, comme pour dire que les danseurs pouvaient tout faire et tout faire ressortir. Cette forme de danse va se présenter comme descendante des courants modernes, n’ayant pas de limite temporelle et étant une affaire de génération, parce que toujours « connectée » aux divers mouvements de la période dans laquelle elle vit. Les thèmes à danser seront d’actualité : le Sida, les violences faites aux femmes, les injustices sociales, etc. En France, Béjart fera partie de ceux qui marqueront de leur empreinte la danse contemporaine, même si on ne le lui reconnaît pas souvent. Son Ballet du XXe siècle, créé en 1960, en est une parfaite illustration, en ce sens qu’il va présenter un spectacle total parce que réunissant chant, danse et théâtre.

Autrefois, la danse au Sénégal était pratiquée en grande partie par les femmes et le rythme joué par les hommes. Mais les changements notoires intervenus dans nos sociétés caractérisés par une « décastification » ont fait qu’il n’est plus nécessaire d’être griot pour danser ou chanter en public, car c’est aux membres de cette tranche de la population que ces pratiques étaient autorisées et la transmission se faisait de père en fils.

Mais de nos jours il faut être créatif et audacieux, ce qui explique, en partie, l’existence de structures et compagnies créées par des jeunes gens, qui vont s’intéresser à la pratique des danses scéniques pour une meilleure visibilité et une mobilité sociale avérée : l’image du danseur est valorisée, ce dernier devient même par moments une star adulée, comme Pape Moussa Sonko, pensionnaire du Ballet National La Linguère et danseur soliste de Youssou Ndour. Dans un premier temps, nous verrons les jeunes gens, membres des ballets dits traditionnels localisés dans Dakar et sa banlieue, se montrer en spectacle dans de nombreux sites touristiques. Pour beaucoup d’entre eux, cette étape n’est que transitoire. La passion grandissante et quelques rudiments des danses traditionnelles acquis, beaucoup parmi eux vont se rapprocher des structures dites contemporaines, et ainsi changer de scène ou « valser » entre les deux. C’est le cas de Bouba Mané, pensionnaire et soliste du célèbre Ballet Bakalama créé en 1972, qui se trouve être un des meilleurs produits de la danse contemporaine africaine actuellement au Sénégal. Il a à son actif plusieurs créations et interprétations, et est souvent sollicité par les chorégraphes d’ici et d’ailleurs.

Mais il faut noter que tout au début, ce sont les femmes qui ont posé les jalons en danse contemporaine africaine. Les pionnières sont Germaine Acogny, actuelle directrice de l’École des sables à Toubab Dialaw depuis 1999, Irène Tassembédo, originaire du Burkina Faso et ancienne pensionnaire de Mudra, qui va créer sa compagnie, diriger parallèlement le Ballet National de son pays, avant de créer sa propre structure de formation en 2009, où elle accueille hommes et femmes. D’autres Africaines vont se lancer dans la création ou l’interprétation, comme Lika Konaté et Ndèye Bana Mbaye, actuelle directrice du Ballet National La Linguère, toutes deux anciennes pensionnaires de Mudra Afrique.

Mais rien ne pouvait freiner l’arrivée massive des hommes dans cette forme de danse : pour des raisons d’évolution de la société et de changement des mentalités, ils vont s’imposer ici comme en Europe, en remportant des prix lors de concours internationaux ou des festivals. Le statut de danseur est reconnu et apprécié, ce qui n’est pas le cas chez la danseuse, qui occupe toujours une place peu enviable. Dans les festivals ou concours nationaux ou internationaux, lors des workshops ou stages, ce sont, en majorité, les hommes qui participent et dirigent les compagnies ou qui sont interprètes dans les pièces chorégraphiques. Lors du Festival mondial des Arts de Dakar en 2010, une « équipe nationale » de danse a été mise sur pied ; lors du casting prévu à cette occasion, une centaine de jeunes se sont présentés, en majorité des hommes ; mais pour les besoins de la chorégraphie, ce déséquilibre a poussé les organisateurs à créer un choix orienté en portant leur choix sur 33 filles contre 26 hommes.

En octobre 2012, en Afrique du Sud, lors du festival « Danse, l’Afrique danse », sur les 44 pièces chorégraphiques, seules 4 femmes étaient représentées. Là, également, les organisateurs vont essayer de prêter une attention particulière aux dossiers féminins, dans le souci d’un meilleur équilibre, mais rien n’y fit. _ La faible participation de l’élément féminin est certainement due à beaucoup de facteurs culturels et sociaux, qu’il serait intéressant d’analyser, mais on peut d’ores et déjà noter que le manque de disponibilité et de prise d’initiatives privées sont des facteurs bloquants pour beaucoup, car ce ne sont pas des talents féminins qui manquent, à l’image des pionnières citées plus haut. Cette baisse de la présence féminine, constatée sur les scènes, a poussé deux jeunes danseurs burkinabé à créer en 2008 le « Projet Engagement féminin », afin d’encourager les filles à la pratique de la danse au Burkina et dans la sous-région, le but étant de proposer une formation pluridisciplinaire, des résidences de création et des tournées en Afrique ou en Europe.

Fig.5. Danseuse Fatou Samb, source : photo Khalifa Diouf

Si nous prenons le cas du Sénégal, cette technique de danse dite contemporaine a vite gagné la sympathie des jeunes gens, et ceci est peut-être dû au fait qu’elle se présente comme une danse individualiste qui laisse libre cours à l’imagination, de l’avis du danseur chorégraphe Jean Tamba. Cet ancien élève de l’École des Arts, section Danse, est le fondateur de la première compagnie de danse contemporaine au Sénégal dénommée « 5ème dimension » et composée en majorité d’hommes.

Parallèlement aux compagnies des danseurs composées de plusieurs membres, certains artistes vont choisir d’évoluer en solo. C’est le cas de Pape Ibrahima Ndiaye, cet ancien pensionnaire de l’École des Sables, lauréat du 1er Prix Solo en 2008 à Tunis, lors des rencontres « Danse, l’Afrique danse ».

Cette forme de danse fait du chemin. Saint-Louis, ville au riche passé colonial, ne pouvait rester insensible à cette pratique. L’initiative viendra du danseur Alioune Diagne de créer un Festival du Solo en 2005. L’édition 2013 a permis de voir Naswa de Tunisie, Entomo d’Espagne, Aly Karembé du Mali, entre autres. La 7ème édition a eu lieu du 11au 14 juin.

Une célèbre émission de loisir de jeunes, se déroulant l’été, a permis, grâce aux concours de danse, de découvrir le groupe Pirates de Dieuppeul, du nom d’un quartier de Dakar. Composé à l’origine d’hommes et de femmes, pratiquant un genre mixé (moderne et traditionnelle) il a à son actif une série de tournées en Afrique et en Europe. Mais la dure réalité du professionnalisme va entraîner des changements dans le groupe ; pour des raisons d’esthétique et pour coller à l’image de la danseuse filiforme, le responsable du groupe a été obligé de renouveler le groupe féminin, prétextant une prise de poids de certaines danseuses : facteur non moins négligeable et pouvant entraver une carrière.

À côté des danseurs solistes, des couples se sont formés en danse et ont même fondé un foyer ! C’est le cas d’Andreya Ouemba et de Fatou Cissé, Hardo Ka et de Gnagna Guèye.

Fatou Cissé, fille d’un chorégraphe, essaye d’allier depuis quelque temps création et scène, par une présence fort appréciée, tant sur le plan national qu’international. En compagnie de son époux et co-fondateur de la Compagnie 1er temps, elle a, à son actif, plusieurs créations, dont son premier solo Xalaat ou Pensées, en wolof. Lauréate du prix féminin en 2006 pour son duo « L’improvisé » lors des rencontres chorégraphiques de Carthage, Fatou taquine la création et vient de présenter à Dakar, en compagnie de trois autres danseuses, la pièce Ce que nous sommes. Il s’agit, pour ces femmes, à travers une pratique ancestrale, le Tanneber, qui signifie séance de tam-tam de nuit, et regroupant exclusivement des femmes, de montrer leur singularité, leur beauté et leur savoir-faire. Qui mieux donc qu’une femme peut prétendre traduire par la danse ce message ? Les thèmes traités par Fatou tournent souvent autour de la femme, du silence qui lui est imposé par la société et dont elle doit se défaire. C’est tout le sujet de la représentation sociale qui revient sans cesse.

Un autre couple, installé à Dougar, habitué à offrir aux spectateurs des morceaux inédits, occupe une place de choix dans la création artistique sénégalaise : il s’agit de Hardo Ka et de son épouse Gnagna Guèye. Dans « Répétition à la maison », les danseurs nous expliquent leur manière de travailler et, par la même occasion, donnent une définition de ce qu’est la danse contemporaine, de la compréhension qui doit en être faite. Cette idée est venue après que leurs voisins, qui les observaient par moments, se sont demandé ce que cette gestuelle pouvait bien signifier, pour passionner un couple au point de reléguer les préoccupations domestiques au second plan de nos foyers.

Fig.6. Hardo et son épouse Gnagna « Yeel Art », source : photo Elise Duval

Fatou Samb, qui danse depuis 2003, a démarré en couple, mais par la suite a décidé de travailler en solo. Elle garde un excellent souvenir de son séjour au Burkina lors d’une session du Projet Engagement Féminin. Depuis, elle ne cesse de participer à des résidences ou stages pour améliorer sa technique et enrichir son répertoire chorégraphique. Fatou vient de présenter au centre culturel allemand de Dakar son solo « Lima doon », traduisez : « ce que je suis », en français. Dans cette pièce, elle montre à travers des pas de danse et des rituels mimés, les liens qui l’unissent aux différentes traditions et familles auxquelles elle appartient. Du côté de son père, elle appartient à l’ethnie lebou, pêcheurs originaires de Ngor à Dakar, et waalo-waalo de la région de Saint-Louis, du côté maternel. Fatou a débuté sa carrière par la danse traditionnelle pour ensuite continuer dans le contemporain ; mais elle est également une comédienne, car le théâtre « c’est ma passion et je pense que c’est très important pour un danseur de s’initier à cet art », dit-elle.

Voilà que la danse contemporaine fait des avancées, à travers ces adeptes, mais reste confrontée à des problèmes majeurs que sont le manque d’espaces adéquats et de moyens financiers.

CONCLUSION

La fermeture de Mudra-Afrique a brisé l’élan des danseurs amateurs de techniques modernes, mais elle n’en pas pour autant freiné leur passion grandissante pour la discipline. Passé ce creux de la vague, la seule évocation du mot danse ne renvoie plus uniquement aux ballets dits traditionnels, mais aux Festivals Kaay Fecc, duo, solo, etc., et autres spectacles proposés par les compagnies de danse contemporaine de plus en plus nombreuses, plus d’une vingtaine dans Dakar et les régions, ce qui semble expliquer un réel engouement de la jeunesse sénégalaise pour la danse. Le récent passage du « Béjart ballet Lausanne » au Grand Théâtre de Dakar, auquel a assisté un public composé en majorité d’Européens, a permis aux pratiquants de mesurer le volume de travail qui reste à faire pour atteindre une technicité permettant de rivaliser avec les meilleurs.

Pour cela, l’ouverture de l’École des Sables à Toubab Dialaw, suivie de la création de la compagnie Jant-bi, composée de sept danseurs hommes professionnels, va permettre une ouverture au monde. Des sessions périodiques, en collaboration avec des chorégraphes de renommée, seront organisées sur place. Pour preuve, cette année l’expérience 100% sénégalaise va permettre à des danseurs, choisis après une série d’auditions à travers le Sénégal, de suivre une session de quatre semaines sous la conduite de professeurs de renommée internationale.

Ce rush vers la pratique ne cache pas pour autant le manque criard d’infrastructures en danse ; à titre d’exemple, le préau du Centre Culturel Blaise Senghor sert de lieu de répétitions pour nombre de ballets traditionnels basés à Dakar. Mais dans ce climat de crise économique, choisir de vivre de la danse n’est pas jeu facile pour les acteurs. Et l’épineuse question de savoir comment amener nos hommes politiques à investir davantage dans cette forme artistique reste toujours sans réponse.

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Entretien avec les danseuses

Fatou SAMB, Compagnie Diome fa.

Aïda CAMARA, Compagnie DANSE FE.

[1] Institut supérieur des Arts et de la Culture, Sénégal

[2] BEJART, M, « Entretien avec Jacques de Decker « L’adieu à Bruxelles », n° 74. Revue littéraire en ligne.

[3] SENGHOR, L. S., Ce que je crois, Paris, Grasset, 1988, p. 226.

[4] SENGHOR L. S., 7e Congrès mondial des Poètes, 1984.

[5] SENGHOR, L. S., extrait du discours « Festival Mondial des Arts nègres ».

[6] GARAUDY, Roger, Danser sa vie, Paris, Seuil, 1973.

[7] Ibid.

[8] ACOGNY, G., Danse africaine, Frankfort-Dakar, NEA, 1980.

[9] KEITA, Fodeba.

[10] SENGHOR, L, S, « Entretien, quotidien », in Le Soleil, quotidien sénégalais, 28.10.1977.

[11] SENGHOR, L. S.

[12] BEJART, M.

[13] SENGHOR L. S., Extrait « Allocution pose de la 1ère pierre de l’Université Gaston Berger », Saint-Louis, janvier 1975, Dialogue des cultures, Liberté 5.

[14] SENGHOR, L. S., Brochure Mudra.

[15] SÈNE, Alioune, in Revue Éthiopiques, n° 13, 1978.

[16] BEJART, M., in Dialogue des cultures, Liberté 5, Paris, 1993.

[17] SENGHOR, L. S., Brochure Mudra Afrique.

[18] Festival de danse au Sénégal créé en 2001.

[19] GAXOTTE, Pierre, académicien français et journaliste.