Atiq RAHIMI, Syngué sabour (Pierre de patience), P.O.L Editeur, 2008, prix Goncourt 2008
Ethiopiques n°89.
Littérature, philosophie et art
2ème semestre 2012
Le livre d’Atiq Rahimi, qui porte sur la condition de la femme, est un beau roman d’édification religieuse qui pose les fondements d’une réhabilitation de la femme, dans une société qui a perdu le sens de l’enseignement des principes orthodoxes. Les moyens utilisés par le romancier donnent un caractère hautement didactique à son récit qui se fonde sur une utilisation simple et intelligente des connaissances érudites sur la place de la femme dans l’Islam originel. Le lecteur passe par trois étapes destinées à orienter l’interprétation avant l’accès aux données de la fiction. Le romancier, a en fait aménagé, dans le cadre de textes d’escorte, des moments de préparation de l’entrée de son lecteur dans le récit. On peut dire qu’il a prévu des occasions de mise en œuvre de la compétence interprétative du lecteur, comme d’ailleurs tout au long de son livre. Ce récit écrit à la mémoire d’une personne représentée par ses initiales N.A., poétesse Afghane assassinée par son mari, est dédié à M.D. On observe, à travers cette dédicace, que l’écrivain prend position sur le plan esthétique. Derrière la mention d’un événement tragique, on devine qu’il sera question de meurtre, mais surtout de condition de la femme. L’épigraphe se présente sous la forme d’une affirmation sibylline avec l’idée de corps : « Du corps par le corps avec le corps / depuis le corps et jusqu’au corps » (Antonin Artaud).
Elle sonne tel un avertissement, comme pour dire qu’il y aura de la souffrance. Mais elle sera toujours rapportée au corps de l’homme et de la femme, et à une intersubjectivité négative s’exprimant à travers des attitudes personnalisées de l’héroïne, en tout cas de la femme qui sera mise en scène dans le récit. Il y a, enfin, comme texte d’escorte l’indication géographique, « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs », qui manifeste un flou dans l’ancrage et s’assume comme tel. Tout en donnant un aspect du lieu où vont se dérouler les événements, l’auteur prive son lecteur, dans le même temps, de la localisation précise du lieu.
La technique narrative du romancier repose sur une évocation, concrète et accessible, faite en rapport avec le présent, pour traduire l’expérience de la souffrance, tout au moins dans le premier moment du récit. A certains endroits, il s’agit d’une prose qui se donne comme écriture poétique utilisant des sonorités traduisant l’état d’âme de l’héroïne. Le romancier a souvent recours aux techniques d’enchâssement de récits, comme dans le cas du conte inséré dans les propos de l’héroïne qui raconte une autre situation (p. 87 / 88).
Le romancier expérimente une mise en récit de l’espace et du temps. Le premier ne se donne pas comme lieu précis, localisable, même si avec la guerre, plutôt suggérée que décrite, et les aspects évoqués, on peut avoir une idée de l’endroit. L’espace est davantage évoqué en rapport avec la religion, les coutumes et la langue afghane. Le temps, pour sa part, a une double inscription dans le récit. Il est globalement court et c’est la narratrice qui sème les indices permettant de le délimiter. Il apparaît que, dans son organisation interne, il se plie à des formes de dilatation, en rapport avec le vécu et la psychologie de l’héroïne, mais il obéit également à des formes de compression, puisque tout bascule après dix ans de mariage et s’accélère à partir du second moment du récit. Le personnage sème alors les indices du temps, à travers le décompte des semaines, mais aussi à travers la durée de la souffrance de l’homme mourant.
La thématique est assez riche puisqu’elle ne s’arrête pas seulement à la situation de la femme. On retrouve les thèmes habituels de la littérature romanesque, la souffrance et la mort, l’amour et l’érotisme. Mais le récit suit une orientation précise, c’est la condition de la femme dominée, écrasée par la coutume, humiliée et exploitée à tous les points de vue (p. 42-44). Dans le récit d’Atiq Rahimi, son lot c’est la frustration et la souffrance. L’auteur met également en perspective le thème de la guerre et les renvois à ce phénomène désastreux sont assez nombreux. Son intention est manifeste, il s’agit d’en recréer l’atmosphère et on peut dire qu’il excelle dans cette représentation des sentiments, qui sont révélés à la faveur de la mention de l’espace et du temps, mais également dans la manière d’illustrer les événements et les situations dans lesquels se trouve l’héroïne. Les personnages, peu nombreux, et qui se construisent les uns par rapport aux autres, prennent vie, par la grâce d’une plume passionnante et férue de précisions. La psychologie de l’homme couché, grabataire, s’esquisse, par exemple, par le truchement de sa femme comme de ses filles. Il y a donc un choix de l’écrivain qui consiste à mettre au devant de la scène des personnages vivants, même si on ne les connaît pas par leurs noms.
Le texte présente les possibilités d’élucidation par un lecteur actif. Par exemple, la cause de l’alitement de l’époux n’est pas donnée d’emblée. Car ce qu’on sait au début, c’est la situation d’une femme seule veillant une personne malade, plus précisément un soldat du djihad mortellement atteint par une balle, à la nuque. Un autre exemple, non moins significatif, c’est l’attitude de la femme qui opère sa libération et acquiert une nouvelle sérénité.
L’une des réussites de ce récit réside dans la puissance avec laquelle son auteur imprime la marque d’une touchante et vraie sensibilité féminine. Atiq Rahimi a su utiliser des techniques variées (la narration simple, l’évocation en creux des sentiments, etc.) et recourir aux autres genres, à travers la poésie et le conte, en optant pour une sorte de pureté et de naturel qui ne revendiquent pas l’authenticité d’un statut générique, mais l’hétérogénéité d’un discours engagé dans la société et dans l’écriture.