Développement et société

A LA RENCONTRE DE L’AVENIR

Ethiopiques numéro 5

revue socialiste de culture négro-africaine

janvier 1976

Tenter de dessiner à grands traits l’avenir des relations économiques et politiques internationales, des nouveaux déséquilibres mondiaux qui vont marquer dans les dix années à venir notre planète, peut paraître une tâche ambitieuse et démesurée. Elle semble pourtant nécessaire pour plusieurs raisons :

En premier lieu, les difficultés que rencontre le capitalisme occidental et d’une façon puis générale, le système industriel et post-industriel touchent tous les pays sans exception. Par le mécanisme des échanges commerciaux, dont le développement a été remarquable, par le biais des liquidités internationales qui affectent chaque monnaie, par la concentration croissante et le rôle de plus en plus important des firmes multinationales, tout ce qui compte paraît de moins en moins national. Pourtant, c’est à l’intérieur de chaque frontière que doit se livrer le combat sans merci de ceux qui sont exploités contre ceux qui les dominent car les bourgeoisies sont encore essentiellement nationales mais la réflexion théorique doit, au-delà de la prise en compte de ce combat, intégrer de plus en plus les rapports de force internationaux. Un progrès décisif reste d’ailleurs à faire dans ce domaine.

En deuxième lieu, le développement prodigieux des moyens de communication donne immédiatement à chaque événement une résonance globale. Qu’on pense au Portugal, à la Grèce, à l’Espagne, pour ne parler que de ces derniers mois. Aussi devient-il maintenant inutile, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans, d’expliquer le pourquoi d’une approche mondiale. L’interaction des événements les uns sur les autres est une banalité et il faut plutôt, tout au contraire, échapper au tourbillon circulaire :« tout est dans tout et réciproquement ».

S’agit-il ici dans notre démarche de connaître l’avenir ? Nullement. L’avenir reste imprévisible et ceux qui s’occupent de prospective doivent le répéter plus que les autres sous peine de contre sens ou d’abus de confiance.

Mais notre tâche n’en reste pas moins ardue même si nous ne voulons pas jouer les pythonisses. Il faut aller à la rencontre de cet avenir inconnu qui va changer notre vie et le comprendre pour mieux l’accepter s’il va dans le sens de nos aspirations et le combattre s’il doit entraîner notre avilissement. Car rien n’est jamais joué et tout dépend des acteurs et de leur propre détermination.

Pour cela il faut d’abord regarder le passé mais vu de notre présent. Cette vision rétrospective est nécessaire si nous ne voulons pas entrer dans l’avenir à reculons. En effet vu de 1974, les grandes lignes de la décennie soixante et des premières années de 1970 se présentent sous un éclairage neuf et saisissant. Ce sont les petits ruisseaux de 1960 qui sont les grands fleuves d’aujourd’hui et les grands fleuves du passé sont aujourd’hui des vallées sèches et abandonnées.

Rien n’est plus éclatant que cet exercice qui a de plus l’avantage de faire comprendre à tous et surtout à nous-mêmes quelle est l’essence de notre logique, nos pourquoi, nos comment et nos hésitations, en un mot notre lecture de l’histoire.

Mais ceci ne serait pas suffisant. Il faudra aussi se lancer dans des scénarios du futur, schémas souvent caricaturaux mais indispensables générateurs de discussions capables de faire avancer notre compréhension.

Ces scénarios correspondent aux triomphes de certains projets et à l’échec de certains autres. S’ils sont suffisamment élaborés, ils doivent permettre de situer le flot continu de l’actualité et des nouvelles qui nous submergent, d’en fournir une grille explicative et voyant un peu avant les autres ce que devient notre propre destin, d’en tirer les conséquences au niveau de l’action immédiate.

C’est pourquoi je propose d’examiner rapidement notre histoire de la décennie soixante et des quatre blocs : Etats-Unis, Europe, Union Soviétique, Tiers-Monde, avant de présenter deux grands scénarios pour le futur : un monde à deux blocs, un monde multipolaire.

Dans la décennie soixante, croyons nous, c’est autour du déclin relatif des Etats-Unis, de l’essor commercial de l’Europe, de l’intégration du bloc soviétique dans le commerce mondial et des nouvelles revendications du Tiers-Monde que s’organise notre lecture.

Mais dès le départ, peut-être, tout est dit. Car l’essentiel en fait tourne autour de l’analyse que l’on fait et que l’on fera de l’évolution du pays le plus puissant. Déclarer en 1975 que l’histoire des quinze dernières années peut se lire comme celle du déclin relatif du géant n’est pas une vue couramment admise et acceptée. Tout au contraire, dans de nombreuses déclarations certains économistes et politiques proclament que jamais les Américains n’ont été aussi forts.

Pourtant les faits sont là, implacables dans leur aridité statistique. La part des Etats-Unis dans le monde occidental était en 1950 de 70 % pour le produit national. Dix ans plus tard elle n’est plus que de 57 %. Petit à petit la place pour d’autres blocs se dessine, bien qu’en 1960 l’ensemble du monde n’arrive pas encore a contrebalancer la puissance américaine. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à l’époque, seuls les Américains eux-mêmes étaient capables de déceler les premiers signes, de leur déclin. Car leur puissance était trop considérable pour que les autres s’en aperçoivent. Mais en 1975, ils sont largement en dessous de la moitié.

En 1915, la puissance américaine avait rattrapé puis dépassé la puissance anglaise et ils étaient devenus les premiers. En 1975, ils le restent mais ils ne sont plus les seuls. Leur déclin re1atif qui s’effectuait lentement jusqu’en 1965 a d’ailleurs changé cette année là. Les choses se sont gâtées pour deux raisons, essentielles : les gains de productivité deviennent difficiles à réaliser par suite du haut niveau atteint, et le partage du gâteau, qui n’était pas remis en question tant que l’expansion était soutenue, devient plus difficile. La guerre du Vietnam relance les dépenses d’armement mais aussi entraîne le déficit budgétaire et l’inflation apparaît, à bas bruit d’abord pour exploser comme un coup de tonnerre que1ques années plus tard.

L’Amérique s’essouffle et les autres grandissent. L’impérialisme à tout va, c’est-à-dire les profits dégagés à l’extérieur essayent de contrebalancer la chute intérieure mais ils vont rencontrer leurs limites. C’est bientôt l’heure de la vérité.

Quant à l’Europe, ou plutôt l’ensemble des nations que l’on réunit sous le vocable Europe, elle se reconstruit et elle s’organise. Certes, en cette fin d’année 1975 nous sommes bien placés pour ne pas donner à celle-ci plus de poids qu’elle n’en a en réalité, mais là aussi, les réalités des quinze dernières années sont irréfutables. Sur le plan commercial, les chiffres se passent de commentaires. Les exportations allemandes atteindront en 1975 plus de 90 milliards de dollars, soit à 10 % près celles des U.S.A. et les exportations françaises près de 55 milliards, presque autant que le Japon. L’Europe est devenue un géant commercial et l’expansion de son commerce est le complément naturel du déclin américain.

Or sur le plan politique, cette puissance commerciale engendre une perception nouvelle des Etats-Unis : non plus un protecteur, un allié traditionnel mais aussi un concurrent. D’où le projet de construction européenne : transformer l’appareil financier productif et technologique des pays d’Europe, l’unifier, le concentrer, le rationaliser, le refondre à la mesure des plus grandis. Mais à terme, l’intégration économique appelle l’existence d’une unité de commandements, d’un pouvoir politique central. Dans ce cheminement de l’Europe Atlantiste à l’Europe indépendante ou comme on dit l’Europe européenne, le gaullisme fut un élément précurseur. Mais le formidable développement de l’Allemagne et la place qu’elle occupe maintenant modifie les données du problème. Europe « européenne » ou Europe « allemande ».

Parallèlement à cette transformation de l’Europe, l’intégration progressive du bloc soviétique dans le marché mondial doit être examinée avec attention. On est habitué à ne considérer les rapports Est-Ouest que sous l’angle exclusif de la politique. Au point que les progrès des relations commerciales apparaissent surtout comme la manifestation, voire le moyen d’un rapprochement ou à tout le moins d’un dégel. Mais pour les Soviétiques, ce qui est essentiel, c’est de développer maintenant la consommation individuelle et de rattraper le retard.

Pour l’instant, ils doivent donc importer en grande quantité des biens de consommation avant d’avoir les moyens de les produire eux-mêmes et les occidentaux trouveront donc à l’Est des marchés importants à conquérir, qui seront des régulateurs de leur surproduction. Les obstacles sont divers, nous ne pouvons nous y étendre ici, mais il s’agit moins en fait de préalables de politique extérieure que de principes d’organisation économique. Quoiqu’il en soit, le mouvement amorcé des dix dernières années montre une orientation largement et fermement engagée.

Le Tiers-Monde enfin, qu’il ne faut pas considérer bien sûr comme un bloc homogène, mais dont on peut dégager des tendances nouvelles, étant entendu une fois pour toutes qu’elles ne se développent ni également ni identiquement.

La nouvelle division du monde occidental

L’effondrement des deux plus grands empires coloniaux, ceux de la France et de la Grande-Bretagne, et l’émergence des deux super grands, Etats-Unis et Union Soviétique, avaient entraîné un reclassement des zones d’influence traditionnelle. Mais à la fin des années soixante, la nouvelle division du monde occidental a plié les prétendants à l’établissement de relations étroites avec tel ou tel pays en voie de développement. La pluralité des centres industriels, Etats-Unis, Europe, Japon, U.R.S.S., ayant des besoins de matières premières, de marché et de main-d’œuvre différents, supportant donc des stratégies différentes) voire contradictoires, confèrent aux pays du Tiers-Monde une marge de manœuvre beaucoup plus grande. Dans le cas particulier de l’énergie, ceux-ci exploitent à fond les divergences d’intérêt des pays développés. Mais l’ampleur croissante des besoins, la concentration géographique et presque nationale des réserves font du pétrole un cas particulier et capital. Il faudrait que puissent se multiplier à l’avenir des organisations d’Etats producteurs de différentes ressources minérales, voire de certains produits agricoles massivement exportés pour que soient consolidées les hausses récentes dont l’origine est souvent conjoncturelle et spéculative, et que soient surmontés les obstacles tenant à la diversité des Etats producteurs.

Il faudrait aussi que la brèche ouverte entre les pays développés ne s’efface pas dans la reconstitution de front de pays consommateurs. En admettant donc que l’extension de ce type de réaction soit limité à quelques matières premières et à des regroupements partiels, cela suffirait à modifier une donnée de base du fonctionnement des économies développées : les matières premières à bon marché. Cela bouleverserait aussi les perspectives du sous-développement dans certaines zones géographiques, l’acquisition automatique de capitaux qui jusqu’à présent faisaient défaut ou devaient être quémandés sans grand succès. On peut à partir de là se demander si l’industrialisation des pays du Tiers-Monde, qu’elle se fasse par la voie algérienne ou brésilienne, qu’un investissement initial soit conquis par un renversement des termes de l’échange ou octroyé par une aide politiquement et stratégiquement motivée, ne modifiera pas de fond en comble le fonctionnement des économies traditionnellement industrialisées. On peut naturellement envisager que l’écart de développement soit maintenu de telle sorte que les produits d’industrie lourde, les produits de première transformation, les activités banalisées comme le montage deviennent dans le jeu de la concurrence internationale les matières premières de demain. Mais il n’est pas impensable que quelques pays en voie de développement parviennent rapidement à un stade d’industrialisation qui en ferait des concurrents sérieux pour les grandes puissances d’aujourd’hui. Les hasards de la géologie, le dynamisme démographique, l’enthousiasme des foules mobilisées ou, à défaut, l’autorité des pouvoirs forts, pourraient faire des miracles plus spectaculaires encore que celui du Japon.

Après ce rapide examen de la situation passée, qui a permis de dégager les tendances porteuses d’avenir, lançons-nous courageusement dans l’évocation de deux scénarios pour les années 1980 : un scénario du type monde à deux blocs, l’autre du type multipolaire.

Mais avant de les dessiner plus nettement, il faut que nous revenions sur les Etats-Unis. Tout d’abord, il nous semble qu’il n’y a rien à espérer du côté de la croissance intérieure américaine. Par suite de la faiblesse des gains de productivité attendus, il s’en faut de beaucoup pour que les tendances au déclin de l’hégémonie américaine affirmées au cours des années soixante soient remises en question. C’est plutôt du côté de l’utilisation d’atouts économiques, politiques, militaires au niveau international que se trouveraient les signes de rétablissement et de continuation de leur hégémonie sur le monde occidental. Leur stratégie compte en effet quatre éléments essentiels :

Tout d’abord une entente avec l’Union Soviétique qui permet de prendre des initiatives en Europe, (chantage de retrait des troupes), au Moyen-Orient, sans courir le risque de voir l’autre super-puissance en tirer profit.

En deuxième lieu, la mise au pas de l’Europe et du Japon dont la concurrence commerciale est l’une des causes principales du déficit des paiements américains et dont les ambitions sont à court terme la source essentielle de contestation de l’hégémonie américaine.

En troisième lieu, la résolution du problème énergétique américain et l’épuisement des réserves américaines de pétrole et de gaz naturel signifiaient aux prix de 1970 sur le marché mondial des importations croissantes en provenance de l’étranger. En 1980 les Etats-Unis seraient devenus le premier importateur mondial de pétrole alors qu’ils disposent de réserves énormes de charbon, de schistes bitumeux, de pétrole off-shore, mais qui ne sont rentables à exploiter qu’à partir de 8 à 10 dollars le baril.

A plus long terme enfin, il faut ajouter un quatrième élément : la consolidation de nouveaux pôles de développement industriels qui pourraient jouer le rôle de nouveaux marchés et surtout de concurrents pour l’Europe et le Japon. Ainsi le Brésil, l’Iran, investiraient massivement dans les secteurs qui font aujourd’hui la richesse du capitalisme européen et empêcheraient celui-ci d’accumuler assez pour se lancer dans les secteurs de pointe de demain avec succès, car c’est sur le monopole mondial de ces secteurs qu’est fondée la stratégie américaine à long terme.

Revenons maintenant un peu plus longuement sur le problème du pétrole. La situation amorcée en 1971 par l’O.P.E.P. avec le feu vert de Washington bouleverse les anciennes données au cours de l’automne 73. Les excédents européens se transforment en déficit, exception faite de l’Allemagne particulièrement vulnérable aux pressions américaines dans d’autres domaines. Les nouveaux excédents des pays producteurs de pétrole prennent pour le moment le chemin des banques américaines. Peut-on parler d’une intervention directe de Washington sur la hausse des prix pétroliers en octobre 1973 ? Certains n’hésitent pas à franchir ce pas. Mais ce n’est pas là la question essentielle. Dans l’état actuel des choses, le dollar, rétabli malgré ses deux dévaluations, reste le -candidat unique au rôle de monnaie de réserve internationale.

En effet, à plus long terme, la faiblesse des gains de productivité aux Etats-Unis n’entraîne-t-elle pas inéluctablement la faiblesse de leur monnaie ? Ou bien les Etats-Unis se serviront-ils encore une fois des avantages acquis pour combattre cette tendance par une nouvelle offensive économique ?

Il faut maintenant quitter cette phase de transition pour examiner les issues possibles à la crise et développer les conséquences sous la forme de deux scénarios.

Le scénario du monde à deux blocs

L’hypothèse fondamentale de ce scénario concerne les Etats-Unis. Pour que ce monde ait une chance de subsister, il est indispensable que soit assurée de manière durable la reprise de l’économie américaine, et d’autre part l’affaiblissement de ses concurrents les plus dangereux, l’Europe et le Japon.

La coopération économique soviéto-américaine peut à terme permettre de relancer l’économie américaine de manière durable grâce aux débouchés croissants offerts par les pays de l’Est. Elle permettra aussi de satisfaire la demande d’une hausse de la consommation privée aussi bien en U.R.S.S. que dans les pays de l’Est.

Dans ce monde à deux blocs, la division internationale du travail est fortement marquée. Les Etats-Unis gardent un monopole sur les technologies et les produits nouveaux. La production industrielle banalisée s’effectue en Europe, au Japon, dans les pays du Tiers-Monde qui auront réussi leur décollage – Brésil, Algérie, Iran – nouveaux pôles relais de la domination américaine dans les pays de l’Est, et en grande partie avec l’apport financier et technologique des Etats-Unis qui accentuent leur pénétration à l’étranger à travers leurs firmes multinationales. Les industries nationales sont livrées à une concurrence internationale qui épargne les industries de pointe américaines.

Les nouveaux pôles relais – Brésil, Iran, Espagne, Israël par exemple permettent de contrebalancer les pôles relais traditionnels comme l’Allemagne et le Japon. Ces pôles relais nouveaux jouent un rôle fondamental dans la stratégie militaire américaine et permettent d’assurer conjointement avec les pôles relais soviétiques les approvisionnements en matières premières.

Le système monétaire international serait celui du « DTS Exchange Standard ». Par suite de la prépondérance du droit de vote américain au sein du Fonds Monétaire International, cet organisme ne serait en fait qu’une pseudo – banque centrale mondiale.Mais il en aurait les apparences et c’est là l’essentiel.

Une présence militaire importante sera maintenue en Asie pour empêcher le Japon de se constituer en troisième bloc. La pénétration massive des capitaux américains permettra de contrôler étroitement les firmes japonaises. Le Japon développerait ses exportations vers l’Europe et l’Afrique avec l’accord tacite des deux grands dont il dépendra pour ses approvisionnements en matières premières. Mais son économie sera orientée vers une forte croissance de la demande intérieure.

Ce monde à deux blocs n’est plus celui de la guerre froide. Il est marqué à la fois par un expansionnisme soviétique effectif et non plus mythique et par les premiers effets d’un déclin relatif des Etats-Unis désormais portés à l’accord, voire au compromis avec leur adversaire de naguère. Ce n’est d’ailleurs plus en Europe que se manifeste ce qui reste entre eux de rivalité, mais dans le Tiers-Monde et plus précisément aux sources des matières premières.

Le facteur principal d’instabilité dans ce monde à deux blocs est l’asymétrie des relations soviéto-américaines. L’URSS est en permanence confrontée au danger de voir les Etats-Unis la cantonner dans un rôle secondaire, à la mesure de sa puissance économique réelle. Rien ne vient en effet assurer une égalisation des productivités dans les économies des deux super-grands. Les mouvements de libération nationale dans le Tiers-Monde, les pays non alignés, les réactions nationales au Japon, voire en Europe, à une domination américaine ou soviétique trop marquée, les pressions en faveur de la réunification allemande en sont les autres éléments perturbants. Ces facteurs d’instabilité laissent à penser que, fût-il instauré, ce monde à deux blocs ne peut espérer survivre indéfiniment à des coups de boutoirs multiples et incessants.

Un monde multipolaire

Face aux deux super-puissances qui ont régné sur le monde de l’après-guerre, c’est donc la montée de deux nouvelles puissances, l’Europe et le Japon. Laissons de côté la Chine, qui à l’horizon que nous avons choisi, n’est pas une puissance économique comparable.

Ce scénario se déroule dans le prolongement des tendances caractéristiques des années 60 :

– la poursuite du déclin relatif des Etats-Unis, qui, sans tomber dans l’isolationnisme absolu, tendent à se replier sur leur continent. A tout le moins doivent-ils reconnaître les zones d’influence des nouvelles puissances (Asie du Sud et de l’Est pour le Japon, Afrique pour l’Europe). Ce désengagement relatif leur permettra de mettre en œuvre une politique intérieure de type social-démocrate plus active.

– l’achèvement de la construction européenne en tous domaines : économique, politique et militaire.

– le maintien de la croissance du Japon qui assure à la fois le nécessaire développement de la consommation intérieure et celui de son empire. Cela signifie qu’à terme, le Japon s’affirme comme une puissance militaire.

Les pays du Tiers-Monde devront choisir alors entre les différents blocs monétaires, quelque soit le système retenu. Ainsi, que ce soit la variante d’un nouveau Gold Exchange Standard ou des taux de change flottants entre grandes monnaies, le privilège exceptionnel du dollar disparaîtrait. Dans ce monde multipolaire, chaque bloc cherchera à équilibrer sa balance des paiements.

Dans cette perspective, la nature des relations internationales est celle de la compétition économique accrue entre blocs d’importance comparable. Chacun de ces trois blocs possède l’indépendance technologique, et le domaine des industries de pointe devient lui aussi soumis à la concurrence internationale. On assiste en conséquence à un ralentissement de la croissance du commerce entre ces trois blocs. Par contre les marchés des pays de l’Est font l’objet d’une concurrence très vive et se développent rapidement, car le bloc soviétique tirant avantage de cette concurrence peut négocier des accords favorables.

La concurrence est aussi vive sur les nouveaux grands marchés de consommation que représentent les pays « riches » du Tiers-Monde. Le monde multipolaire leur est favorable dans la mesure où il leur permet de mettre à profit la rivalité des grands blocs.

Au fur et à mesure que les pays du Tiers-Monde s’industrialisent, les relations privilégiées qui se sont tissées peuvent être remises en cause. Toutefois, le développement rapide des industries d’exportation dans les pays « riches » du Tiers-Monde les rend vulnérables à des pressions qui leur étaient inconnues jusqu’alors, et contre lesquelles il est plus difficile de constituer des fronts de défense commune. Il apparaît donc plus probable que les associations privilégiées à l’origine se révèlent en fait durables à condition que chacune des parties prenne en considération les intérêts à long terme de l’autre. C’est la condition sine qua non de la stabilité de ce monde multipolaire qui n’exclut pas les affrontements politiques et militaires entre blocs dans les pays du Tiers-Monde.

De ces deux scénarios, la pression idéologique américaine incite à considérer le premier comme le plus favorable. Pour notre part, nous privilégierons les tendances lourdes qui affectent le système des relations internationales ; le renversement du rapport entre les potentiels économiques, technologiques et industriels des Etats-Unis et de l’Europe et les réserves de gains de productivité supérieures en Europe ; l’acuité accrue de la concurrence qui en résulte sur le marché mondial, enfin et surtout la marge de manœuvre élargie dont disposent désormais les pays du Tiers-Monde producteurs de matières premières et qui fait du non-alignement une perspective politique réaliste.