Culture (Philosophie, tradition, modernité)

TRADITION ET MODERNITE : LE DILEMME CULTUREL DU SEEREER CONTEMPORAIN

Ethiopiques n°54

revue semestrielle

de culture négro-africaine

Nouvelle série volume 7

2e semestre 1991

L’année dernière seulement, à peu près à cette même période, la presse, déplorait le recul de plus en plus sensible de la langue seereer, en même temps, ou presque, les premières estimations issues du dernier recensement national de la population parlaient tout bonnement du recul du seereer.

Une langue en déclin et une communauté qui amorce un processus de décroissance ! Voilà planté le décor qui nous a incité à proposer un débat sur l’avenir de la société seereer, sur le devenir culturel de l’homme seereer.

Le constat est là, interpellant gravement le seereer qu’il place en face de lui-même et en face d’une équation existentielle. Nous allons donc aborder la question de façon succinte mais globale, en essayant de suivre le processus à l’origine de cette situation. Car au fait, proposer le diagnostic de la société seereer contemporaine, réfléchir sur la situation culturelle du seereer aujourd’hui, c’est plutôt décider d’inscrire le débat dans un contexte de crise. Une crise qui, à l’évidence, résulte d’une évolution qui a généré la rencontre on ne peut plus controversée de deux états antinomiques : la tradition, un acquis c’est-à-dire un héritage, qui est par essence tyrannique, et la modernité, concept quelque peu rebelle à toute catégorisation mais qui peut être défini comme un processus dynamique, belligérant et destructeur de convictions. C’est de cette expérience qu’est née la conjoncture à la base de la situation ainsi dénoncée. L’image de la société traditionnelle seereer est celle d’un système solidement installé par un piédestal bâti sur des idéaux de vie et de certitudes quasi immuables. Un système doté d’institutions, balises de la vie sociale et garantes de l’éthique et de l’idéologie.

Parmi ces institutions, nous pouvons évoquer la famille et le ndut (symbole de l’initiation), les principaux socles de la société, foyers où se forge l’âme seereer, voies d’accès à la connaissance du monde et de l’homme, instances où s’affermit le caractère, où se réalise le naufrage de l’homme seereer, de l’honnête homme pré­servé des déviances, imbu de moralité saine et de civisme.

Parallèlement à ces institutions fondamentales, s’y déroulent des pratiques sociales, culturelles et religieuses caractéristiques du milieu, parmi lesquelles, celle la plus controversée aujourd’hui mais sur laquelle nous allons nous appuyer pour permettre de changer le milieu, de cerner l’idéologie seereer et de comprendre ce qui se passe maintenant.

Il s’agit, vous vous en doutez, des funérailles : l’un des derniers égards rendus à l’homme par sa communauté à sa mort. Car plus que tout autre phénomène social, la pratique funéraire, dans la tradition seereer, demeure l’illustration la plus parfaite de l’idéologie sociale.

Les funérailles sont en effet une forme de recréation et de redynamisation de la vie sociale à travers :

1) La revitalisation du sentiment familial et de la relation parentale. Elles mettent en sellette les caractéristiques marquantes de la parenté seereer dont le bilinéarisme qui assure à l’individu une sorte de couverture, une prise en charge sociale jusque dans la mort.

Le rite mortuaire seereer est surtout destiné à réactualiser les relations sociales, à les consolider par une distribution originale des rôles dans les différentes phases du deuil. Et ce, depuis le constat du décès, la toilette funèbre, la mise en terre etc.

Il valorise ainsi, au delà des simples notions, les fonctions du père, du fils, de la parenté agnatique, de la parenté cognatique de la parenté interclanique, du mari, de l’oncle etc.

2) La rentabilisation de ces rapports, les funérailles seereer étant un théâtre d’enjeux sociaux. La célébration du deuil exhume un magma de particularités culturelles. Et lorsque à cette occasion émerge dans un taillis de considérations, la force des usages, le champ des alliances sociales, se dégage nettement.

L’idéologie funéraire apparaît comme une conjonction d’enjeux sociaux, politiques et économiques qui sont la quintessence même de l’idéologie sociale.

Les enjeux sociaux et politiques : la célébration du rite entraîne toujours la tenue de conseils familiaux restreints ou élargis entre notamment les principales branches de la parentèle endeuillée (matriclan et patriclan) et qui sont des prétextes pour dispenser des perceptes sans le respect desquels l’équilibre peut être compromis. Ces instances donnent lieu à des manœuvres politiques destinées à raffermir l’autorité, à préserver l’ordre et la cohésion et qui peuvent déboucher sur des décisions capitales d’odre juridique, social, politique ou économique.

– Les enjeux économiques : c’est à l’occasion des funérailles que le statut social de l’homme est le plus senti. Le deuil seereer est pour ainsi dire une instance de cotation de la valeur du défunt et du pouvoir économique de sa famille, de sa capacité à investir.

C’est pourquoi ici le sentiment de la mort est un facteur incitatif à l’action individuelle et collective et à l’initiative valorisante indispensable à la vie économique.

La différence créée par la richesse n’est visible que dans ce temps de la mort. La famille veille à ce que le défunt puisse justifier le sens de son passage sur cette terre en présentant à ceux qu’il quitte et ceux qu’il rejoint dans l’au-delà, tous les signes de sa réussite sociale.

C’est ce qui justifie le rite exceptionnel du sakandin (immolation d’un taureau devant le cadavre) du bain lactée etc. privilèges pour riches éleveurs.

C’est ce qui justifie aussi la fréquence des thèmes de la vache et de sa fortune dans la poésie funéraire. Mais aussi leur source originelle le travail. La réussite ne pouvant être justifiée, dans le contexte de l’éthique seereer sans l’existence du travail.

Si le temps de la mort autorise l’obstentation et même la parade, ce que l’on a appelé « Le temps qui reste » exige du seereer, dans la tradition seereer, de s’investir et de donner un sens à sa vie hic et nunc par le travail. Car, comme le rappelle cette sentence qui résume le crédo de la mystique seereer du travail : Roog fi’ee o qonkeer, ndaa a fi’a o sedkeer (Dieu n’a pas crée d’homme qui échappera à la mort, mais il en a crée qui n’aura jamais honte). Le travail est ainsi perçu comme une des données essentielles de l’existence qui conforte la dimension terrestre de l’homme. L’honnête homme seereer, l’incarnation du modèle social, est d’abord et avant tout celui qui est réputé pour son courage au travail et connu pour son culte de l’effort et de l’engagement. En fait, le travail ici place l’homme dans un angle de vie qui l’affranchit de l’angoisse de la mort. Mourir préoccupe moins le seereer que mourrir sans avoir pu assurer son deuil, et donc sans espérer une positivité, une sorte de réssurrection sinon dans le corps au moins dans l’esprit du peuple et des siens. Le sentiment de la mort a ainsi enfanté, en quelque sorte, la philosophie seereer du travail.

Voilà donc sobrement esquissé à partir du thème des funérailles à peu près, le profil de la société traditionnelle seereer au moment de sa rencontre avec la modernité. Une société qui a su produire des valeurs originales, qui a pu s’assurer d’une forme d’autosuffisance culturelle qui a fait d’elle une sorte d’édifice solide, harmonieux et équilibré, une sorte de muraille de Chine derrière laquelle le seereer s’est toujours réfugié, se nourrissant de ses certitudes, casanier, presque insouciant, peu soupçonneux.

Puis vint la modernité. Et dans ce contexte-ci, porteuse de valeurs de substitution peu encline au compromis. Relativisée, elle s’est insinuée et a fini par surprendre le Seereer en quelque sorte figé dans ses propres croyances et attitudes culturelles. Résultat ? D’abord une offre alléchante de mieux être matériel. (Nous n’insisterons pas sur ce chapitre).

Ensuite destruction progressive, sinon programmée des systèmes immunologiques de l’homme et de la société pour ainsi dire et fragilisation du tissu social et culturel qui se sont traduites pour l’essentiel par ce que la presse a dénoncé : une occurrence de phénomènes allogènes agressifs (L’école, l’Islam, le Christianisme notamment), qui a pour conséquences entre autres :

– La gestation d’un environnement social et culturel altéré qui n’a pas épargné le sentiment humain.

– l’absence de participation qui à réduit ia pratique culturelle au formalisme et au stéréotype (Funérailles et autres pratiques coutumières majeures abandonnées, évanescentes ou devenues de simples simulations).

– L’acculturation prononcée dans certaines zones (devenues hybrides au Baol par exemple), et au Saloum où la langue seereer est de plus en plus abandonnée au profit de la langue du marabout ou de la langue d’enseignement du Coran.

– Absence de dynamisme culturel en milieu urbain.

Bref nul n’ignore cette nouvelle donne culturelle dans laquelle baigne le seereer d’aujourd’hui.

Et la situation est telle que certains se sont empressés de prédire une décadence.

Autant dire un drame culturel.

Mais en fait le problème qui se pose est celui du changement de position du Seereer dans sa propre culture, celui du dilemne culturel du Seereer contemporain.

Comment vivre avec les exigences de son temps en maintenant ses acquis culturels ?

La réponse à cette interrogation pose en même temps la question de la responsabilité.

A notre avis la responsabilité est double.

Elle se situe d’abord au niveau de l’élite ou d’une certaine élite seereer qui, avertie et placée devant les termes d’un choix n’a pas daigné réagir et a préféré maintenir sa société sous perfusion et sa culture en sursis.

On peut lui reprocher son attentisme, sa posivité et son attitude on ne peut désinvolte.

Ensuite au niveau du milieu traditionnel seereer même, pour son incapacité à réussir sans altération cette mue nécessaire.

Or, si l’originalité de la société seereer réside dans la gestion spécifique de croyances et de pratiques sociales, de faits de culture, patrimoine commun à tous les groupes qui composent la nation sénégambienne, les chances de survie du Seereer dans cette tourmente culturelle devraient résider dans sa capacité à concevoir et à mettre en place des stratégies propres de résistance à la menace de phagocytose culturelle dont on dit qu’elle plane au-dessus de sa tête.

Notre intention n’est nullement de récuser l’esprit des mutations intervenues, la modernité étant une étape nécessaire de l’évolution humaine. Mais quand celle-ci menace d’entraîner une perte d’identité, il est permis de s’alarmer.

Et ce n’est pas prôner le chauvinisme culturel, synonyme d’exclusion, que de refuser de faire le deuil de ses supports culturels. Ce n’est pas non plus succomber au charme du « nar­cissisme culturel » que de refuser de voguer au gré de courants ou modes culturels instables.

L’évolution humaine est incontournable. Toute société qui n’évolue pas n’a pas d’histoire. La virginité culturelle est un mythe, une utopie.

Pourtant, jamais contact avec d’autres formes de pensée n’a rimé avec dé personnalisation.

Le passage de l’ère industrielle à ce qu’on a appelé la culture industrielle n’a en outre jamais signifié handicap à l’épanouissement d’une quelconque culture. Car le progrès de la science et la poussée vertigineuse de l’audiovisuel ayant favorisé la résurgence du geste et de la parole (les principaux véhicules de la culture dans une civilisation de l’oralité) et cré en même temps des conditions de redynamisa­ion, aucune culture, quelle qu’elle soit, n’a plus de raison de nourrir des complexes.

Il convient plutôt de gérer la transition, de parrainer une regénération culturelle dynamique et de freiner l’acculturation synonyme de mort. Il n’y a pas de pire mort que la mort culturelle, la seule qui atteint l’âme, la seule qui n’offre à l’homme aucune perspective, aucun espoir de résurrection ou de réincarnation. Le Seereer d’aujourd’hui doit s’engager mentalement, s’investir physiquement, prendre en charge son héritage et l’adapter à des créneaux nouveaux ; gérer donc sa note dans la partition et maintenir l’évolution sans se diluer dans des schémas culturels proposés par d’autres.

La vie culturelle d’un peuple est un ensemble d’héritages, un édifice qui se construit en permanence, chaque génération apportant sa pierre.

Aucune d’elles ne peut revendiquer à elle seule sa paternité mais aucune non plus n’a le droit d’abdiquer au risque d’être comptable devant l’histoire d’un préjudice énorme, d’un crime.

Aujourd’hui le Seereer vit un dilemne et non un drame. Sachons raison garder. L’agression culturelle n’a pas compromis son identité, car ce qui est fondamental en lui est encore intact : l’âme seereer impérissable.

Il s’agit dès lors de faire encore preuve d’endurance culturelle et de demeurer Seereer dans les langues de la modernité.

-LA NOMINATION SEREER

-ELEMENTS DE PHILOSOPHIE EXISTENTIELLE A TRAVERS LES PROVERBES SERERES

-NDIAGANIAO : UNE ENTITE SOCIO-CULTURELLE

-MIGRATION ET ESPACE CULTUREL : LA JEUNESSE DE DAKAR-PIKINE

-DIVERSITE ET UNICITE SERERES : L’EXEMPLE DE LA REGION DE THIES