Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Culture et civilisation
LES NOIRS DANS L’ANTIQUITE MEDITERRANEENNE
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Ethiopiques numéro 11
revue socialiste
de culture négro-africaine
juillet 1977

Les noirs dans l’antiquité méditerranéenne

Ce texte est celui de l’allocution prononcée par Léopold Sédar Senghor le 11 Mai 1977, au cours de sa visite officielle dans la Principauté de Monaco. Il reprend, en l’élargissant à l’ensemble méditerranéen, son discours d’ouverture au Congrès du Latin à Dakar.

Dans l’Antiquité et parmi les Albo-Européens – je préfère ce mot à celui d’« Indo-Européens » -, ce sont les Romains qui ont le plus assimilé les Africains, singulièrement les Noirs, après les avoir combattus. J’ai dit « le plus assimilé » et non « le mieux assimilé ». Ce sont, en effet, les Grecs, les premiers en contact avec les Noirs, depuis Homère, qui ont le mieux assimilé leurs apports fécondants, grâce à la médiation égyptienne. Aujourd’hui donc, élargissant le problème aux dimensions de toute la Méditerranée, d’essayerai de montrer la place qu’occupèrent et le rôle que jouèrent les Noirs dans le monde antique de la Méditerranée.
Mais avant d’en venir in medias res, je voudrais, en manière d’introduction, dire comment l’idée germa dans mon esprit.
C’était en captivité, dans un Frontstalag implanté au cœur de la France. J’avais déniché, dans un grenier, une anthologie de Platon, en édition grecque avec d’abondantes notes en français. J’avais déjà, pendant quatre ans, enseigné le grec à des jeunes Tourangeaux. Je l’avais fait avec une grande conscience professionnelle, un peu étroite en vérité, insistant, à l’occasion, sur les caractéristiques « indoeuropéennes » – morales, intellectuelles et physiques – de la civilisation grecque : sur l’identité du bien et du beau, de la rationalité et de l’efficacité, sur les déesses « aux yeux pers » et « aux bras blancs ».
Cependant, pour parler comme le général de Gaulle, je ne pouvais rester indifférent aux « immenses événements qui bouleversaient le monde », surtout pas à la propagande qui voulait placer les Méditerranéens au bas de l’échelle européenne, et leurs civilisations avec – si on ne les en excluait pas tout simplement. C’est alors que, me souvenant des enseignements de mes professeurs, à l’Ecole pratique des Hautes Etudes et à l’Institut d’Ethnologie de Paris, études poursuivies après mon agrégation de grammaire, je commençai une longue méditation sur 1e miracle méditerranéen, singulièrement sur le « miracle grec », dans lequel l’Afrique joua un rôle non négligeable.
Ce sont les réflexions d’alors, poursuivies depuis plus de 35 ans et nourries de lectures comme d’expériences, que je voudrais vous livrer aujourd’hui, naturellement en les résumant. Je le ferai dans l’esprit de l’Ecole de Dakar.
Quelle est donc, me demanderez-vous, cette école dont on parle souvent ? Ce n’est, vous répondrai-je, ni un enseignement, ni une doctrine, surtout pas un dogme. C’est une attitude et une méthode, encore une fois, un esprit, qui, significativement, fait moins la synthèse que la symbiose de la modernité et de la négrité. Je dis « négrité » et non négritude puisqu’il s’agit de l’esprit nègre plutôt que du vécu nègre. Les professeurs et chercheurs de l’Université sénégalaise et des écoles professionnelles d’enseignement supérieur ont répudié l’esprit classique, de dichotomie. Ils ne croient plus qu’une chose soit blanche ou noire, vraie ou fausse, mais que la vérité naît, par confrontation, d’une, symbiose entre des oppositions, voire des contradictions, qu’il faut surmonter pour résoudre le problème qui se pose. C’est, vous la reconnaissez, la vieille méthode de la dialectique, que ni Hegel ni Marx n’ont inventée, qu’ils ont simplement, en la modernisant, reprise aux anciens Grecs, qui l’avaient apprise des Egyptiens. J’y reviendrai.
L’esprit de l’Ecole de Dakar consiste donc à étudier objectivement un objet, un problème, avec les instruments d’analyse les plus scientifiques – d’où l’importance des apports européens -, mais en faisant l’éagir, comme Négro-Africain et pour les Négro-Africains, le sujet vivant, c’est-à-dire le chercheur, sentant et pensant à la fois. Cela signifie exactement que les chercheurs – qu’ils soient Africains, Asiatiques, Européens ou Latino-Américains – se feront, selon l’objet, Albo-Européens, Latino-Américains ou Asiatiques et Négro-Africains en même temps. Bref, les objets-problèmes seront étudiés du double point de vue scientifique et négro-africain. La méthode sera d’autant plus efficace que, s’agissant des civilisations méditerranéennes, il y a, sous-jacent, un élément négroïde très ancien et non négligeable.
Comme le disait Paul Rivet, mon ancien professeur d’Anthropologie à l’Institut d’Ethnologie de Paris, toutes les premières civilisations historiques sont nées aux attitudes de la Méditerranée, aux lignes de rencontre des Noirs, des Blancs et des Jaunes. Et il ajoutait, aux civilisations méditerranéennes – de l’égyptienne à l’arabe en passant par la grecque -, les civilisations iranienne et indienne, chinoise et maya. Le professeur Rivet avait une sorte de sixième sens, qui lui faisait découvrir le pollen noir dans toutes les civilisations qu’il étudiait, mais d’abord, dans celles du bassin méditerranéen. .« Aujourd’hui encore », avançait-il, « il y a de 4 à 20 % de sang noir tout autour de la Méditerranée ». .Et encore : « -Depuis les invasions indo-européennes, la Méditerranée n’a cessé de se blanchir ». Pour quoi je dis albo-européen et non « indo-européen ».
Le professeur Rivet s’appuyait, bien sûr, sur les disciplines, éprouvées, de la préhistoire et de la paléontologie – lithologie et archéologie, morphométrie et craniométrie -, mais aussi sur des disciplines plus dynamiques, comme l’anthropologie et la linguistique. Il insistait, en particulier, sur l’étude de la « tache mongolique », qui est signe de sang noir, et sur l’hématologie, qui est la science de la physiologie, de la physico-chimie et de l’histologie du sang. On sait que, depuis lors, a commencé de se constituer une hématologie ethnologique. Je vous renvoie aux ouvrages de Léone Bourdel, dont celui intitulé Groupes sanguins et Tempérament [1], mais surtout à l’article du professeur Jean Bernard qui porte le titre de L’Hématologie géographique [2]. Ici et là, les Albo-Européens sont associés au groupe sanguin A et les Noirs au groupe O. Or les hommes du groupe O sont particulièrement nombreux autour de la Méditerranée. Last but not least, les ethnocaractérologues placent, dans le même ethnotype du Fluctuant, tous les Méditerranéens, tous les Africains, tous les Latino-Américains et, curieusement, tous les Japonais. Paul Griéger, dans La Caractérologie ethnique, nous précise que le Fluctuant est caractérisé par « l’énergie de l’affectivité, la richesse de la vie intérieure, l’orientation de l’intérêt vers les réalités intimes, les sentiments, les images, les rêves » [3].
Après cette introduction, je traiterai, dans une première partie, des races, des ethnies et des langues, puis dans une seconde partie, de la place et du rôle des Noirs dans l’Antiquité méditerranéenne. Le faisant, je ferai souvent référence à l’un ou l’autre des chercheurs noirs qui, depuis la fin de la dernière Guerre mondiale, ont étudié la situation des Noirs dans le monde antique. Je citerai, ici, des ouvrages comme Nations nègres et Culture par Cheikh Anta Diop. [4], Blacks in Antiquity par Frank M. Snowden Junior [5], Les Sources grecques de l’Histoire négro-africaine par Engelbert Mveng [6], L’Afrique dans l’Antiquité par Théophile Obenga [7]. J’y ajouterai La Grèce devant la Négritude [8] par le Français Alain Bourgeois. Mais comment ne pas citer The Negro in Greek and Roman Civilisation [9], l’ouvrage de Mme Grace H. Beardsley, qui fut la pionnière en la matière ?


Les races, les ethnies et les langues

Parlant des races et des ethnies, je ne remonterai pas ab ovo, à quelque 5.500.000 ans, quand l’Homme émergea de l’animalité, quelque part en Afrique orientale, mais au Paléolithique supérieur, à une quarantaine de milliers d’années.
De nombreux préhistoriens, et de renom, nous l’ont dit, des populations négroïdes, les hommes de Grimaldi, venant d’Afrique, ont occupé l’Europe dès l’Aurignacien, c’est-à-dire à la première époque du Paléolithique supérieur, depuis la péninsule ibérique jusqu’à l’Ecosse, au Nord, et jusqu’en Sibérie, à l’Ouest. Mieux, d’autres populations négroïdes, dont les Capsiens, y afflueront au Mésolithique, et, au Néolithique, des Noirs seront encore signalés en Europe.
C’est l’occasion de distinguer les deux mots Nègres et Négroïdes. Le « Nègre », comme nous l’apprend le Robert, c’est l’homme ou la femme « de race noire », tandis que le « Négroïde » – un adjectif employé comme substantif -, c’est l’homme ou la femme « qui rappelle les Nègres par son aspect ». Les préhistoriens emploient souvent le mot « Négroïde » pour les deux premiers âges, car les races telles que nous les avons actuellement divisées- en Blancs, Noirs et Jaunes – ne se sont pas fixées avant le Mésolithique. Naturellement, par le mot général de « Noirs », je désigne aussi bien les Négroïdes que les Nègres.
Bien sûr, les Noirs ne furent pas, en Europe, la seule race du Paléolithique supérieur. A la deuxième époque, au Solutréen, arrivèrent des Blancs : les hommes de Cro-Magnon, que Raymond Furon nous présente comme « une grande et belle race » [10], dont les préhistoriens font descendre les Basques, Ibères et autres Blancs pré-indoeuropéens.
A la troisième époque, au Magdalénien, arrivèrent, toujours en Europe, les hommes de la race du Chancelade. Cette troisième, de type mongoloïde, jaune, serait venue d’Asie et ressemblerait aux Esquimaux actuels.
Le Paléolithique aura duré, à peu près, de l’an 40.000 à 12.000 avant Jésus-Christ. Le Mésolithique lui succèdera jusque vers l’an 5000. Ce dernier âge se caractérise, parmi d’autres faits, par l’invasion de l’Europe par trois nouvelles races. L’une est celle des Brachycéphales, ancêtres des Celtes, qui donneront naissance à l’Homo alpinus ; la deuxième, celle des Capsiens : de Négroïdes, venus, une fois de plus, d’Afrique. C’est à la fin du Mésolithique qu’apparaîtra, en Europe, une troisième race : l’Homo sapiens nordicus, le grand Dolichocéphale blond.
Pendant les deux âges que voilà, de l’autre côté de la Méditerranée, se formaient et se développaient deux races : les Ibéromaurusiens ou Hommes de Mechta el Arbi et, plus tard, les Capsiens. Furon a rapproché les Ibéromaurusiens des hommes de Cro-Magnon, entendant, par là, que c’étaient des Blancs. Dans son Manuel scientifique de l’Afrique noire, D.P. de Pédrals les rapproche, lui, des « Nubiens de la Haute-Egypte » [11]. La vérité doit être entre les deux, les Ibéromaurusiens se plaçant entre les hommes de Cro-Magnon et les Capsiens. Tous les préhistoriens s’accordent pour reconnaître aux Capsiens des caractères négroïdes. Soulignant, leur importance, Alexandre Moret écrit, dans son Histoire de l’Orient : « L’important, c’est que le véritable centre de la civilisation capsienne se trouve au point médian de l’Afrique du Nord. De là, cet art capsien s’est étendu à l’Ibérie, à la Sicile, à l’Italie du Sud, d’une part ; à la Libye, à l’Egypte, à la Syrie-Palestine, d’autre part. En Afrique même, le Sahara, le Soudan, l’Afrique centrale et australe sont, en partie, sous son influence » [12].
Voilà, partiellement résolu, le peuplement de la Méditerranée orientale, du Moyen-Orient, au Paléolithique supérieur et au Mésolithique. Pour rester toujours avec Moret, il affirme que « le Paléolithique récent ne présente pas, en Orient, les trois périodes avec trois races… que nous avons énumérées plus haut » [13]. Insistant sur l’importance des Négroïdes ici, il précise : « Ces premiers colons des vallées orientales sont des Négroïdes, originaires des régions indo-africaines, chassés vers le Nord par la transformation des forêts en savanes, puis en steppes. Nous avons vu (p. 19) qu’ils ont peuplé l’Europe méridionale et occidentale, et créé l’outillage aurignacien. Leur présence dans l’Afrique du Nord et dans l’aire orientale est attestée depuis le Paléolithique récent, jusqu’au cours du Néolithique, par les mêmes gisements qu’en Europe, mais non par des squelettes, sauf en Berbérie » [14].

Au Néolithique

S’agissant du Néolithique, il semble bien qu’il n’y ait pas eu de bouleversements, sauf, précisément, le dernier fait mentionné : celui de l’installation des Noirs – la race est maintenant fixée – dans les vallées fertiles du Nil et de l’Indus, du Tigre et de l’Euphrate.
Commençons, de nouveau, par l’Europe. Il y a quatre races ici, nous dit Furon : 1°) des Dolichocéphales de grande taille du type Cro-Magnon dans certaines régions isolées ; 2°) des Dolichocéphales de petite taille ou Méditerranéens ; 3°) des Brachycéphales ou Celtes arrivés de l’Est au Mésolithique ; 4°) des Dolichocéphales blonds de grande taille, venus également de l’Est, mais à la fin du Mésolithique.
En Afrique du Nord, il y a eu encore moins de changements au Néolithique, sauf, comme l’a signalé Lionel Balout dans sa Préhistoire de l’Afrique du Nord, un apport de Méditerranéens et de Sahariens.
En venant à la Méditerranée orientale, dont l’Egypte fait partie, je signalerai, ici, le métissage réalisé entre Négroïdes aurignaciens, lbéromaurusiens et Capsiens et qui a formé les populations appelées Kouchites ou Hamites. On a beaucoup discuté sur ces mots et sur leurs significations aussi bien linguistiques que raciales. Et l’on continue de le faire précisément parce qu’il s’agit de métis. A ce triple apport en Egypte, s’en sont ajoutés, en effet, deux autres venus d’Asie.
Le Moyen-Orient a donc reçu, au Néolithique, submergeant les Négroïdes, deux sous-races différentes d’une part, des Sémites, c’est-à-dire des Dolichocéphales bruns à cheveux longs, plus petits que les Egyptiens, qui se sont installés en Syrie, en Palestine, en Arabie et en Mésopotamie ; d’autre part, des Brachycéphales bruns de petite taille, venus du Caucase, qui se sont fixés en Mésopotamie et ont fondé la civilisation sumérienne.
C’est le moment de m’arrêter pour, devant ces événements, ces faits, vous livrer deux réflexions.
La première se rapporte à la permanence de la présence noire pendant les deux âges que voilà, et jusqu’au Néolithique, non seulement tout autour de la Méditerranée, mais encore dans toute l’Europe. C’est cette permanence que souligne Théophile Obenga au chapitre II de L’Afrique dans l’Antiquité [15]. Récapitulant ces faits, il signale, parmi les hommes fossiles de l’Europe qui, de l’Aurignacien au Néolithique, présentent des caractères négroïdes, ceux de Grimaldi, de Combe-Capelle, de Moniat, de Muge, de Téviec, de Toul-Bras et de la pointe de Congue.
Ma deuxième réflexion concerne le métissage. Comme le disait encore le professeur Rivet, « quand deux peuples se rencontrent, ils se combattent souvent, ils se métissent toujours ». Pour lui, c’est ce métissage qui est, avec l’art, l’un des traits essentiels de l’Homo sapiens. Auparavant, les peuples qui se rencontraient, se livraient des combats à mort, et l’un anéantissait l’autre. Concluant sur le Paléolithique supérieur dans Les Hommes de la Pierre ancienne, Henri Breuil et Raymond Lantier écrivent : « En résumé, pendant le Paléolithique supérieur, on constate l’existence d’éléments négroïdes, éthiopiens, blancs et probablement jaunes » [16]. Ils avaient, auparavant, avancé, parlant de « l’humanité nouvelle », c’est-à-dire l’Homo sapiens : « Elle est déjà très mélangée, et l’Homme européen du Paléolithique supérieur est déjà, comme l’observait Marcellin Boule, « un chien de rue », un métis de formes diverses de l’Homo sapiens » [17].
Si tel était le métissage sur les côtes du Nord de la Méditerranée et dans l’Europe en général, il était encore plus poussé, sur les côtes du Sud, en Afrique, du moins en Afrique du Nord, d’autant qu’il n’y avait, jusqu’au Néolithique, que deux races. Parlant, en effet, des races de l’Homo sapiens en Afrique du Nord, Lantier nous parle de ses « races humaines comparables à celles de l’Europe ». Ce sont des Blancs du type Cro-Magnon et des Négroïdes, auxquels se joindront, au Néolithique et surtout en Egypte, mais en nombre assez restreint, des Brachycéphales bruns venus d’Asie, comme nous l’avons vu. Il y a plus, les Ibéromaurusiens pratiquaient des mutilations dentaires comme beaucoup de peuples noirs en Afrique. Nous reviendrons, tout à l’heure, sur ce métissage, en faisant de la sémantique sur les mots qui, dans l’Antiquité gréco-romaine, désignaient les peuples nord-africains.
S’agissant de la Méditerranée orientale, l’ouvrage de Jean Vercoutter intitulé Essai sur les Relations entre Egyptiens et Pré-Hellènes [18] vous convaincra. Dans son Histoire de l’Orient, Alexandre Moret avait écrit ; « La civilisation de Négadah (en Egypte) étant incontestablement plus ancienne que celle des Ibères, il paraît assuré qu’un courant de civilisation est parti d’Egypte avant le Ve millénaire et s’est propagé, par l’Afrique du Nord, à l’Ibérie, puis de là, au reste du monde méditerranéen… » [19]. Non seulement un courant de civilisation, mais aussi de sang avec les Négroïdes du Paléolithique supérieur puis du Capsien. Nous parlant du Mésolithique en Asie, Furon nous a signalé des Dolichocéphales de petite taille qu’il appelle Natoufiens. « Ce seraient », précise-t-il, « des Méditerranéens cromagnoïdes montrant certains caractères négroïdes, qui peuvent être attribués à du métissage » [20]. On ne s’étonnera pas, dès lors, que les Préhellènes de Vercoutter eussent la coloration de la peau d’un « brun rouge souvent très foncé » [21], comme les Egyptiens, avec qui ils entretenaient des liens culturels importants.
On peut, en conclusion, avancer qu’aux temps préhistoriques, avant l’arrivée des Sémites, mais surtout des Albo-Européens, le métissage, dont parlait Paul Rivet, avait déjà commencé tout autour de la Méditerranée. Et que les Métis méditerranéens avaient, en majorité, la peau d’un brun rouge foncé, comme les Egyptiens du Delta, comme les Préhellènes.


Noirs au sens des Grecs et des Latins

Au colloque tenu à Dakar, du 19 au 23 janvier 1976, sur l’Afrique noire et le Monde méditerranéen antique, le professeur M. Martiny a soutenu que le « métissage, élément important du « miracle grec » a dû se faire en priorité avec la femme noire, qui apporte, non seulement son double chromosome X, mais certains autres dans leurs cariotypes, avec toute la beauté, la grâce, la finesse intuitive de la féminité ». D’où l’attirance réciproque des contraires chaque fois que deux races, deux ethnies, deux peuples sont en contact. Qu’on se souvienne seulement de la femme kouchite, c’est-à-dire noire, de Moïse, de la Reine de Saba, lançant aux filles de Jérusalem ; « Je suis noire, et je suis belle », ce qui est la traduction mot à mot du texte et non pas : « Je suis noire, mais je suis belle ». Aujourd’hui encore, en Egypte, la séductrice, c’est Yasmarouni, la Nubienne à la peau foncée. A l’inverse, en Afrique noire, la séductrice, c’est Mami Wata (de l’angais Mamy Water), la déesse de l’eau, que l’art populaire du Sénégal nous présente comme une grande femme, claire de peau, avec une longue chevelure, comme une métisse.
Ayant ainsi défini les Noirs parmi les races qui peuplaient les pays méditerranéens dans l’Antiquité, et depuis la préhistoire, je vais essayer maintenant, de les situer, plus particulièrement, dans le monde gréco-romain.
Mais, tout d’abord, que faut-il entendre par « Noirs », non plus au sens scientifique, mais au sens des Grecs et des Latins ?
Les Grecs, en général, employaient, au singulier, le mot Aethiops, « au visage brûlé », pour désigner le Noir – ou un mot voisin de la même racine. C’est ainsi que, dans sa description de l’armée de Xerxès, Hérodote emploie le même mot, Aethiopes, au pluriel, pour désigner les Négro-Africains oulotriches « aux cheveux crépus », qui étaient dans le même corps de troupe que les Arabes, et les Négro-Asiatiques ithytriches, « aux cheveux raides », qui étaient avec les Indiens. Les Romains, eux, n’employaient pas le mot niger, qui était adjectif, mais préféraient employer, selon leur origine, les mots Afer, « Africain », et Indus, « Indien », pour désigner le Noir. Cependant, il leur arrivait d’employer ce dernier mot, notamment en poésie et pour des raisons prosodiques, pour désigner les Négro-Africains, à qui ils avaient surtout affaire, comme de reprendre, tout simplement, le mot grec Aethiopes, « Ethiopiens ».
Allons plus loin, en songeant aux Préhellènes de Vercoutter. En réalité, aethiops signifie originairement, non pas « noir », mais « rouge foncé », comme le vin, comme précisément la couleur des indigènes que les Grecs trouvèrent dans le pays et les îles qui devaient devenir la Grèce. C’est en partant donc de ces Préhellènes, qui étaient, effectivement des Aethiopes, qu’ils appliquèrent le mot à tous les hommes à peau plus ou moins noire.
Reste le mot latin Maurus, qui fait question à plus d’un titre. Le mot vient du grec mauros, dont le sens étymologique est « de couleur sombre ». Ce qui signifie que les anciens Grecs ne voyaient pas non plus blancs les habitants du Maghreb, c’est-à-dire l’ensemble des pays du Nord-Ouest de l’Afrique, qui comprend, aujourd’hui, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Suivant, ici encore, les Grecs, ils ne voyaient pas davantage blancs les habitants de l’Egypte et de la Libye. Ce n’est pas hasard si Hérodote écrit, des Colchidiens, qu’ils sont d’origine égyptienne « d’abord, parce qu’ils ont la peau noire et les cheveux crépus » [22]. Si le mot Maurus a fini, sous l’Empire, par être le synonyme (d’Aethiops) voire de Niger, il n’en a pas toujours été ainsi, et des auteurs romains mais surtout grecs nous ont montré, en Mauroussia ou Mauretania, des « Ethiopiens » vivant à côté de « Maures ». Je vous renvoie à l’anthologie de R. Roget et S. Gsell, intitulée Le Maroc chez les Auteurs anciens [23].
D’après les différents témoignages, il semble bien que le pourcentage des Noirs à Rome était bien plus important qu’il ne l’est aujourd’hui, à Paris. Ce qui est, tout de même, important. Et ils y exerçaient des métiers ou professions d’une grande diversité. Ils étaient soldats, lutteurs, boxeurs, acteurs, étudiants, pédagogues, voire écrivains, desservant des religions orientales ou exotiques, comme nous allons le voir.
Mais à Athènes, me demandera-t-on, en Grèce ? Si les Noirs, aux ères classiques de l’une et de l’autre cités, furent moins nombreux à Athènes et en Grèce qu’à Rome et en Italie, ce n’était pas que les Grecs fussent moins curieux que les Romains ; c’était qu’ils furent moins conquérants. Dans le chapitre intitulé Les Nègres en Grèce [24], Alain Bourgeois nous a montré comment, depuis Homère jusqu’aux Ptolémées, les Grecs – aussi bien de la Sicile, de la Grande Grèce et des colonies d’Afrique que de la Grèce proprement dite – s’étaient ouverts aux Noirs, qui, comme plus tard à Rome, vécurent parmi eux, y exerçant divers métiers. Il semble même qu’il y eût moins d’esclaves en Grèce qu’en Italie. Il est vrai, que, jusqu’à ces dernières années, les préjugés européens voyaient, partout, des esclaves dans les œuvres d’art représentant des Noirs, alors que les textes littéraires, à l’évidence, prouvent que les Latins, mais surtout les Grecs s’ils péchaient contre les Nègres, c’était plutôt par sympathie. Sans parler encore de leur rôle de civilisateurs, Hérodote, le père de l’Histoire, les présente comme de « grands et beaux hommes » [25] et Scylax nous dit, dans son Périple, que « ceux de l’Occident ont plus de quatre coudées ».
La présence de Noirs dans le monde grec, puis dans la République, mais surtout dans l’Empire romain, tient, en partie, au fait de la colonisation. C’est le même phénomène qui, au XXe comme au XIXe siècle, s’est produit dans les empires britannique et français. Il n’est que de rappeler comment, à partir de l’an 264 avant Jésus Christ, Rome se lança dans la conquête du bassin méditerranéen, et que les combats les plus acharnés se déroulèrent en Afrique, notamment contre les Berbères – Numides et « Maures » -, mais surtout contre les Noirs.
C’est au sud de l’Egypte, à sa frontière avec la Nubie, alors appelée « Ethiopie » que l’Empire romain, héritier des Ptolémées, connut les pires difficultés avec les Nubiens, présentés sous différents noms – Blemmyes, Nobates, Nobades -, qui, semble-t-il, désignaient différentes ethnies d’un même peuple. Depuis le règne d’Auguste jusqu’au VIe siècle après Jésus-Christ, l’armée romaine, même sous l’Empire romain d’Orient, ne cessa de guerroyer, sous une forme ou une autre, contre les redoutables guerriers nubiens, dont les ancêtres avaient formé l’élite de l’armée égyptienne sous les Pharaons.
Je signalerai, entre autres, la campagne de Cornelius Gallus, premier gouverneur d’Egypte, mais surtout les deux campagnes de C. Petronius, en 22 et 24 avant J.-C. Ce n’est pas hasard si Auguste remit les tributs qu’il avait imposés aux Nubiens et si Dioclétien, au IIIe siècle après J.-C., décida de verser des subventions annuelles aux Nobades et aux Blemmyes.
Je ne reviendrai pas sur les guerres puniques. Ces guerres avaient abouti à la conquête puis à la romanisation, toutes les deux longues et difficiles, de l’Afrique du Nord-Ouest, devenue le Maghreb. Pour quoi l’Européen Occidental, le Roumi, c’est-à-dire le « Romain », est resté, pendant des siècles, l’Antagoniste.
C’est de cette Afrique du Nord-Ouest, divisée en plusieurs provinces, que les Romains lancèrent, au 1er siècle après J.-C., deux expéditions en direction de l’Afrique noire. En 86, Septimus Flaccus, legatus Augusti propraetore, partant de Libye, à la tête d’une colonne romaine, s’avança, pendant trois mois, vers le Sud en territoire des Noirs. Mais la mission la plus fameuse est celle que conduisit Julius Maternus, qui, quittant Leptis Magna, traversa le pays des Garamantes pour atteindre Agysimba, un pays peuplé de Noirs et de rhinocéros. Il est généralement admis qu’il s’agit d’un pays soudano-sahélien.
Plus convaincants que ces expéditions, passées dans le folklore des spécialistes, me semblent être les nombreux faits qui prouvent une présence assez nombreuse des Noirs dans l’Empire romain, et d’abord dans les provinces d’Afrique du Nord, depuis l’Egypte jusqu’à la Mauritanie tingitane. Aujourd’hui encore, il y a des populations noires au sud de tous les pays d’Afrique du Nord, depuis la Haute-Egypte jusqu’aux rives du fleuve Draa, au Maroc.
Pour l’Egypte, je ne reviendrai pas sur le témoignage des quatre grands historiens grecs – Hérodote, Agatarchide, de Cnide, Diodore de Sicile et Strabon – qui ont visité la Grèce et sur lesquels s’appuie essentiellement la thèse de doctorat d’Engelbert Mveng [26]. Je ne reviendrai pas non plus sur le peuplement du Maroc ancien, de la Mauroussia des Grecs, de la Mauretania des Romains. Je préfère m’attarder un peu en Libye, sur la population de laquelle se sont penchés, et ont discuté, après Pline l’Ancien et Ptolémée, plusieurs africanistes du XXe siècle, dont Gsell, Desanges, Bates, Montet, Lhote, Cornevin et Tadeus Gostynsky.
Ce dernier a, l’an dernier, fait le point sur le problème dans un long article de plus de 100 pages intitulé La Libye antique et ses Relations avec 27). Il y distingue « quatre groupes principaux de peuplades qui cohabitaient ». « Le premier groupe », précise-t-il, « qui devait être considéré comme autochtone, était formé par le métissage des gens d’origine africaine de race noire avec les gens d’origine méditerranéenne. Trois autres groupes appartenaient à la race blanche ». Mais Gostynsky ajoute, plus loin, que cette population du premier groupe autochtone, les Métis, était numériquement « la plus importante ». Naturellement, il y avait des Noirs purs aux teints qui allaient de l’ébène au brun sombre. En effet, Gostynsky fait remarquer, auparavant : « On peut constater que les hommes de race noire arrivaient jusqu’au littoral méditerranéen, les hommes de race blanche pénétraient jusqu’au cœur du Sahara, que les uns et les autres vivaient simultanément dans de mêmes endroits, dans une promiscuité, et que les brassages entre eux étaient constants ».
Enfin, on commence à sortir des idées qui prévalaient au XIXe siècle et que, dans les années 1920, on continuait de nous enseigner, à l’école française, en parlant d’ « Afrique blanche » et d’« Afrique noire », pis, en parlant comme si les Egyptiens de l’Antiquité, pour ne pas parler des Indiens, étaient des « Blancs ». Rien n’est plus significatif à cet égard que les mots de « Leuco-Ethiopiens » employés par Pline et celui de « Mélano Getules » par Ptolémée. La vérité, encore une fois et pour revenir à Gostynsky, c’est que, dans toute l’Afrique du Nord, la majorité de la population était « maure », métissée qu’elle était de Berbères et de Noirs.
Pour conclure sur la population, plus précisément, sur les ethnies, et comme le faisait remarquer Snowden, de nombreuses œuvres d’art, exhumées des cités antiques – Carthage, Leptis Magna, Hippone, Thamgade, Alexandrie, etc -, aussi bien que des œuvres littéraires témoignent, en plus du métissage, de la présence des Noirs dans toute l’Afrique du Nord.


Parenté des langues méditerranéennes

Ce n’est pas vrai seulement de la population mais aussi de la langue, des langues, dont je voudrais parler brièvement.
En ouvrant le Colloque sur l’Afrique noire et le Monde méditerranéen, le 19 janvier 1976, j’ai soutenu la thèse d’une parenté qui existerait entre les langues méditerranéennes, très exactement pré-indoeuropéennes, et les langues négro-africaines. Je parle de langues bien connues, comme le basque, le berbère, le copte, l’égyptien ancien, mais aussi le sumérien et l’élamite. Là encore, je n’ai fait que reprendre, en les renversant, les thèses, qui se rejoignent en définitive, de mes anciens professeurs : toujours du Docteur Rivet, mais surtout de Mademoiselle Lilias Homburger, qui enseignait la linguistique négro-africaine à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
Plus que sur le vocabulaire, qui s’emprunte facilement, voire la syntaxe, je m’appuie surtout sur la morphologie. Je ne citerai, ici que cinq exemples de caractères communs qui peuvent s’énoncer ainsi :
1°) racines primaires bilitères ;
2°) manque de distinction essentielle entre le substantif et le verbe ;
3°) classes nominales ;
4°) absence de flexion nominale ou verbale et, partant, abondance des affixes ;
5°) prépondérance de l’aspect sur le temps, comme des aspects imperfectif et perfectif sur tous les autres.
Ce qui est remarquable, c’est que chacune des six langues énumérées plus haut possède, au moins, deux des cinq caractères communs que voilà. A cause de la parenté anthropologique, nous retrouvons les mêmes similitudes dans les langues dravidiennes et océaniennes, voire, s’il faut en croire Rivet et Alexandrer von Wutheneau, dans certaines langues de l’Amérique précolombienne.
Je vous renvoie donc à deux études du Docteur Rivet, intitulées respectivement Le Groupe océanien [27] et Sumérien et Océanien [28], ainsi qu’à l’ouvrage de Lilias Homburger intitulé Les Langues négro-africaines et les Peuples qui les parlent, où le dernier chapitre s’intitule « De l’Origine égyptienne des Langues négro-africaines ». Renversant donc les thèses de mes anciens maîtres, je soutiens que, loin de dériver de l’« océanien » ou de l’égyptien ancien, les langues négro-africaines sont autochtones et que c’est plutôt d’elles que seraient issues, en partie, les langues pré-indoeuropéennes de la Méditerranée. Plus exactement, toutes ces langues – négro-africaines et méditerranéennes – seraient issues d’un « éthiopien commun ». C’est pour vérifier cette hypothèse que nous avons commencé de spécialiser des chercheurs sénégalais dans les langues méditerranéennes, mais aussi dans les langues dravidiennes de l’Inde. Plus exactement encore, les langues méditerranéennes seraient des langues métisses, qui auraient beaucoup emprunté à l’éthiopien ancien. Rien n’éclaire mieux cette hypothèse que l’article de Théophile Obenga intitulé Egyptien ancien et Négro-Africain [29].

Place et rôle des Noirs dans l’Antiquité, singulièrement dans la société gréco-romaine.

Ayant, ainsi, situé les Noirs et leurs Métis dans le monde gréco-romain, notamment parmi les ethnies d’Afrique du Nord, je voudrais, maintenant, préciser leur place et exposer leur rôle dans la société. Je partirai du domaine le plus extérieur, l’armée, pour, à travers le cirque, le théâtre et la littérature, arriver à la religion, où ils jouèrent un rôle plus important qu’on ne le croie généralement.
Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des peuples méditerranéens, et depuis la Guerre de Troie, sans parler des guerres pharaoniques contre les Asiatiques, on trouve des Noirs et leurs Métis dans les armées qui s’affrontent, parce que les Noirs font partie de ce monde, comme nous l’avons vu, mais aussi qu’ils sont de bons soldats. Il y a Memnon le guerrier noir dont la « beauté soulève l’admiration (31) et qui, à la tête d’un contingent de soldats éthiopiens, vint au secours des Troyens assiégés. Et, tué par Achille, il fut chanté successivement par Homère, les Tragiques et les poètes lyriques grecs. D’autre part, dans l’armée de Xerxès, si l’on en croit Eschyle dans les Perses, il y avait un corps de 30.000 cavaliers noirs. D’après Tite-Live, c’est 11.000 fantassins noirs qu’Hannibal confie à son frère Hasdrubal, sans compter une troupe mixte composée de Noirs, de Puniques et de Maures [30].
C’est dans les Guerres puniques qu’après avoir eu, contre eux, des soldats noirs – sujets, alliés ou mercenaires de Carthage, car il y avait les trois situations -, les Romains les employèrent, à leur tour et avec les mêmes statuts. Les témoignages sont, ici, nombreux. Ils proviennent de l’art comme de la littérature, et dans celle-ci, des poètes comme des historiens ou des analystes. On peut citer, parmi d’autres, Tite-Live, Salluste, Tacite, Lucien, Héliodore, Ammien Marcellin, Pacatus, Horace et Martial.
En ce qui concerne les armées de Carthage, il y avait les Carthaginois (Poeni ou Carthaginienses) et, à côté d’eux, non seulement les Noirs (Afri ou Aetiopes), mais encore les Numides (Numidi) et les « Maures » (Mauri). Les Noirs étaient de préférence employés comme fantassins ou cornacs. Comme fantassins, ils étaient réputés pour leur habileté à se servir des flèches et des javelots.
S’agissant de l’Armée romaine, elle avait appris des Carthaginois comment se servir des troupes africaines, connaissance à laquelle elle devait, au cours des siècles, ajouter sa propre expérience. Elle employa donc, à côté des Numides, mais surtout des Maures, des Noirs de toutes les parties de l’Empire. Elle les employa dans les mêmes fonctions, sauf que les cornacs des armées carthaginoises étaient remplacés par des cavaliers.
Quelle était l’importance des troupes noires et où les envoyait-on de préférence ?
Disons, d’abord, que bien qu’ils eussent noté les différences entre Aethiopes, Numidi et Mauros, pour les employer plus efficacement selon leurs aptitudes, comme en témoigne le fameux passage d’Héliodore sur la méthode des Ethiopiens au combat [31], qui se peignaient de couleurs vives et dansaient avant le combat, ou de Tacite sur celle des Maures [32], les Anciens, dont les Romains, n’ayant pas de préjugés raciaux, les considéraient globalement comme des soldats africains et avaient les mêmes réactions à leur égard. En nous rapportant les plaintes des Locriens contre une garnison laissée dans leur ville par Hannibal, Tite-Live écrit : « Nous, pendant que nous avions une garnison punique dans notre citadelle, nous avions subi de nombreux sévices, odieux et abominables… » [33].
Cela dit, quelle était donc l’importance des troupes noires dans l’armée romaine ? Encore une fois, il faut toujours les replacer dans un contexte africain et parmi des troupes africaines, numides ou maures. Même ainsi, il apparaît que les Romains, à l’exemple des Perses et des Carthaginois, employèrent des contingents non négligeables de soldats noirs, isolés ou en corps. Et les officiers ne devaient pas y être rares comme le prouvent certaines descriptions. C’est en cela qu’ils se distinguèrent des Grecs, même des Ptolémées, qui ne s’étaient pas beaucoup servis de troupes noires.
Ces Noirs, parmi les Africains, devaient être d’autant plus nombreux que les témoignages, littéraires et artistiques, n’en sont pas rares. On les trouve d’un bout à l’autre de l’Empire : dans toutes les provinces d’Afrique, bien sûr, et à Rome, mais aussi aux frontières de l’Empire et, d’une façon générale, partout où l’on se bat : en Bretagne, en Orient, en Grèce, en Dacie, comme en témoignent : les arcs de triomphe, singulièrement ceux de Trajan, Septime-Sévère et Constantin.

Panem et circenses

De l’Armée, nous passons au Sport. En Grèce, les sports étaient intégrés dans les fêtes religieuses, d’une façon qui rappelle un peu l’Afrique noire, et ce n’était pas hasard, nous le verrons, tandis qu’à Rome, comme aujourd’hui dans les pays développés, les sports étaient des activités profanes.
Sous l’Empire romain et au terme de son évolution, le sport avait pris deux formes bien distinctes : d’une part, la forme noble des élites, avec, dans les thermes, la natation, les jeux de balle, etc, d’autre part, la forme populaire. Celle-ci, qui tenait du spectacle, trouvait sa place naturelle dans les cirques, où se déroulaient les séances de lutte et de boxe, mais surtout les courses de chars, les combats des gladiateurs et autres naumachies. On connaît le slogan-programme du peuple à l’époque de la décadence morale : Panem et circenses, « Du pain et des jeux ! »…
Rien d’étonnant que l’on retrouve les Noirs dans le domaine des sports comme on les avait trouvés dans l’armée. Aujourd’hui encore, les Négro-Africains les plus belliqueux, ou seulement les meilleurs soldats, se trouvent, comme l’ont prouvé les deux dernières guerres mondiales,parmi les Soudano-Sahéliens et les Nord-Africains, descendants des Maures et des Numides. Ce sont aussi les meilleurs sportifs, aujourd’hui comme dans l’Antiquité. D’autant qu’alors, on passait facilement de l’armée au sport de combat, singulièrement à la boxe. Les prisonniers y étaient, tout naturellement, préparés.
Ici encore, nous avons nombre de témoignages littéraires et artistiques, qui confirment la présence des Noirs – et naturellement, de leurs Métis – dans les sports. C’est sur ce thème et celui, voisin, du théâtre que Snowden a écrit, dans Blacks in Antiquity, un de ses meilleurs chapitres.
En Grèce, les Noirs participaient d’autant plus aux manifestations sportives que celles-ci, nous l’avons vu, étaient intégrées dans la religion. C’est ainsi que le Musée national d’Athènes nous présente, très vivant, un bronze d’Arthémisium du troisième centenaire avant J.C représentant un jockey noir, ainsi encore qu’au British Muséum, un canthare reproduit la tête d’un jeune Nègre couronnée de feuilles d’olivier : un vainqueur probablement aux Jeux olympiques. Les autorités romaines – empereurs et édiles – ne manquèrent pas non plus de profiter des aptitudes sportives des Noirs, comme le prouvent, parmi d’autres, ces lignes de Pline l’Ancien : « On sait par les Annales que, sous le consulat de M. Pison et de M. Messala, Domitius Ahenobarbus, édile curule, a fait produire, au cirque, cent ours de Numidi et autant de chasseurs noirs » [34]. Je pense encore à ce lutteur que nous décrit Martial : « nez camus, lèvres épaisses » [35]. Bien sûr, on pourra toujours me rétorquer : « Il y a des Blancs qui ont le « nez camus » et les « lèvres épaisses ». A quoi, je répondrai : « Bien sûr, à condition qu’on se souvienne de la phrase du Docteur Rivet ». Mais voici qui est plus convaincant. Pline, dans son Histoire naturelle, nous cite un célèbre pugiliste noir, plus précisément métis. Il écrit : « Un exemple incontestable nous est donné par le célèbre pugiliste Nicée, originaire de Byzance : sa mère, qui était née d’un adultère commis avec un Ethiopien, ne différait aucunement des autres par sa couleur, mais reproduisait fidèlement son grand-père, l’Ethiopien » [36].
Voilà, pour l’Empire romain, des témoignages littéraires parmi les plus significatifs. Les témoignages artistiques sont encore plus nombreux. Je n’en citerai que quelques uns. C’est, au British Muséum, deux terres cuites représentant deux boxeurs noirs [37] ; au Musée national archéologique de Paestum, une fresque représentant un pugilat, Noir contre Blanc [38] ; à Thina, en Tunisie, une mosaïque représentant quatre lutteurs, dont l’un, selon Desanges, est « franchement mélanoderme » [39] ; au Musée national de Naples, un bas-relief d’Herculanum, qui montre un Noir conduisant un char, penché en avant et rênes en mains [40]. Jusqu’à la natation, où de nombreuses œuvres d’art nous prouvent que les Noirs n’en étaient pas absents, comme aujourd’hui. C’est encore, à Paris, à la Bibliothèque nationale, un grattoir de bronze qui nous montre un Nègre nageant [41] ; ce sont, enfin, à Pompéi et à Ostie, de nombreuses mosaïques qui nous présentent la même image.


Le théâtre

Du cirque, on passe facilement au Théâtre par les genres intermédiaires que sont le mime, la danse et la musique. Ici encore, les Noirs sont dans leurs domaines, comme on le voit, aujourd’hui, aux Etats-Unis. Il serait artificiel, pour les genres intermédiaires, de distinguer la civilisation grecque de la romaine. D’autant que la civilisation alexandrine et celle de la Grande Grèce, qui ont produit certaines des œuvres d’art que je vais citer, ont fait une jonction harmonieuse entre la civilisation d’Athènes et celle de Rome.
Par mimes, j’entends, non seulement les acteurs qui parlent par leurs gestes et par tout leur corps, mais aussi les acrobates et jongleurs. Comme ces équilibristes noirs, qui, au British Muséum (44) et au Musée national de Rome [42], sont debout, oscillants, sur un crocodile. Comme encore ce bateleur en terre cuite, debout sur une jambe, qui, au Musée d’Etat de Berlin-Est, jongle avec trois balles.
Naturellement, plusieurs danseurs noirs ont été statufiés, dont on trouve les images en bronze au Musée national de Naples, à Baltimore, à Orléans, à Carnuntum en Autriche ; Frank Snowden a commenté ainsi ce dernier bronze : « Atterrissant de tout le poids de son corps sur le pied gauche, la jambe droite rejetée en arrière, les bras écartés, le danseur semble en quête de son aplomb [43].
En Nigritie, il n’y a pas de danse sans musique, ne serait-ce que par un instrument à percussion comme le tam-tam, qui ne quitte jamais, d’un battement, le Nègre dansant, même en Amérique et, à plus forte raison, autrefois, dans l’Empire romain. Comme le disait Georges Hardy, ancien « Inspecteur général de l’Enseignement » en Afrique occidentale française, « un Nègre », si évolué soit-il, frémit toujours au son du tam-tam ». Il en tirait argument contre les Négro-Africains ; ce dont, au Quartier latin, entre les deux Guerres mondiales, nous tirions argument, en sens contraire, pour défendre les valeurs de la Négritude, dont son rythme, fait de parallélismes asymétriques, qui – ce n’est pas hasard – se retrouve dans toute l’Afrique du Nord, mais aussi au Moyen-Orient, et d’abord en Egypte, et jusqu’à maintenant.
Martial nous signale une fille, nigra, qui aurait pour vrai père le flûtiste noir Chorus [44]. Par ailleurs, nous avons plusieurs images, sinon des portraits, de musiciens noirs. C’est le cas, à Paris, du jeune musicien en bronze de la Bibliothèque nationale [45], appelé « Le petit Musicien Barberini », d’un autre, en basalte, du Musée national d’Athènes, d’un autre encore, en bronze, à Saint-Germain-en-Laye, près de Paris [46].
Il est temps de passer au Théâtre proprement dit : aux auteurs, mais aussi aux acteurs. Naturellement, on trouvera moins d’auteurs que d’acteurs. Une fois de plus, il est bon de faire la comparaison avec les empires coloniaux. Combien y avait-il donc eu de dramaturges noirs en France avant la deuxième Guerre mondiale ? Un seul, Aimé Césaire, si l’on parle de Noirs bon teint, quatre si, avec les deux Dumas et Colette, on ajoute les Métis. A Rome, il y eut Térence, seul, mais dramaturge de génie. Pour le moment, je n’en dirai pas plus sur Térence, me proposant de revenir sur lui à propos de la littérature.
S’agissant des acteurs, on a trouvé, en Grèce, des masques représentant des Noirs. Puisqu’il y avait des sportifs noirs et de nombreuses œuvres d’art représentant des Noirs, dont des statuettes, des vases, des bijoux, mais aussi des masques, il est permis de penser que, pour jouer des rôles de Noirs, comme dans Ethiopie ou Memnon d’Eschyle, Les Ethiopiens ou Memnon de Sophocle, on utilisait des acteurs noirs avec des masques.
A Rome, on le sait, les acteurs noirs étaient bien plus nombreux. Suétone nous indique, par exemple, que le jour même de l’assassinat de Caligula, « on préparait, pour la soirée, un spectacle où le sujet était illustré par des Egyptiens et des Noirs » [47].
Parmi les acteurs noirs de l’Empire, le plus connu est certainement Glycon. Si Perse, dans ses Satires [48], ne fait que le mentionner, par contre, un de ses commentateurs nous fournit les deux précieux renseignements que voici : Affranchi par Néron, il avait une grande taille, un teint noir et une lèvre inférieure pendante. Glycon, on le devine, ne fut pas le seul acteur noir de l’Empire romain. Une fois de plus, les œuvres d’an viennent à notre secours. C’est, par exemple, cet acteur noir en marbre blanc, grandeur nature, que nous signale Snowden au Musée national de Naples [49]. C’est surtout cette statuette, en bronze, d’un acteur phlyaque, c’est-à-dire bouffon, que nous indique, à Houston, le même chercheur et dont « l’expression intense, extatique, la torsion du corps, donnent à penser qu’il exécute une danse guerrière [50].
Comme on le pense, les spectateurs noirs, toujours friands de spectacles, étaient plus nombreux que les acteurs. Quand Néron, nous raconte Dion Cassius dans son Epitomé, reçoit Tiridate, roi d’Arménie, il montra « une telle magnificence et une telle prodigalité qu’un certain jour, il ne vint au théâtre que des Ethiopiens, hommes, femmes et enfants » [51].

Littérature et Religion

Passant à la Littérature, je dirai qu’on a pas signalé de dramaturge noir dans le monde grec, si certains auteurs nous ont présenté Esope, le fabuliste, non précisément comme un Africain – c’était un Phryrien -, mais comme un Noir. Et, je dois l’avouer, la thèse est d’autant plus séduisante que ses fables ont la saveur des fables noires et que, comme l’écrit Alain Bourgeois, son nom grec Aisôpos, pourrait dériver deAithiops/Aithiops [52].
Mais, passant à Rome, revenons à Térence. Il semble bien que ce cognomen d’Afer n’a pas été donné au hasard. D’autant que Suétone, dans sa Vita Terenti, le décrit comme colore fusco, « de couleur noire ». Mais quel est, en latin, le sens exact de fuscus ? Il m’apparaît sans équivoque dans l’usage qu’en font les poètes latins, pour des raisons prosodiques semble t-il, comme d’Indus au demeurant. C’est ainsi que Virgile qualifie la Nuit dans l’Enéide [53] et Amyntas dans les Bucoliques [54]. Ainsi que Tibulle nous présente les Indiens [55], et Ovide Andromède [56], sans parler de Properce, qui oppose une fille colore fusco à une blanche [57]. La cause est entendue, Térence, né à Carthage, avait donc un teint d’un brun assez foncé. Le plus piquant, dans cette affaire, est que cet esclave africain, pour le moins mulâtre, affranchi par le sénateur Terentius Lucanus, avait reçu, de celui-ci, une éducation aristocratique. Nourri des lettres grecques, il sera l’un des plus hellénisés des écrivains latins. Ce n’est pas hasard si, à la subtilité grecque, il ajouta le don nègre de l’émotion et le tout dans une symbiose harmonieuse.
Si Térence fut le plus illustre des écrivains latins de couleur, il ne fut pas le seul si l’on en croit les témoignages littéraires et artistiques. Il y a parmi les orateurs, représentés par plusieurs bronzes, le fameux Domitius Afer, qui était, selon Tacite, « parvenu aux charges les plus hautes et doué d’une grande éloquence », et que Quintilien nous présente comme un « très grand orateur ». Si je parle de l’art oratoire, c’est qu’à Rome, il fait partie de la littérature. Je n’oublierai pas non plus le célèbre Memnon, l’Africain. Nous le connaissons par Philostrate, qui, dans sa Vie d’Apollonios de Tyane, nous le dit « pupille du sophiste Hérode Atticus » et « de race éthiopienne ». Snowden nous apprend que « nous avons », de Memnon, « un portrait conservé à Berlin-Est » et que, si Hérode Atticus l’avait « pris pour fils adoptif », c’était pour « son assiduité à l’étude » [58].
Avec la Religion, nous abordons la dernière étape de notre panorama, qui nous donnera la clef du problème. Ce problème est, je le rappelle, non seulement la place, mais, plus essentiellement, le rôle des Noirs dans l’Antiquité méditerranéenne. C’est pourquoi, procédant à l’inverse de ce que j’ai fait jusqu’ici, je partirai de Rome pour remonter à l’Afrique noire par les médiations de la Grèce et de l’Egypte.
La religion romaine, comme on le sait, était une religion de la Cité. Elle n’admettait pas les étrangers. Au demeurant, elle ne faisait pas de prosélytisme. C’est pourquoi lorsque Auguste, dans son œuvre de restauration, voulut revenir aux mores majorum, aux « mœurs des ancêtres », il pourchassa les fidèles, mais surtout les desservant des religions exotiques. On les accusait de superstition, et les Colchidiens passaient pour les plus grands magiciens. Rien ne prouve autant l’importance des religions et, partant, de la magie africaine à Rome que la littérature latine elle-même, comme le montre la thèse de Madame Anne-Marie Tupet, intitulée La Magie dans la poésie latine [59] et que l’Ecole de Dakar a saluée avec joie. Dans le chapitre II, qui porte le titre de « Les Dieux des Magiciens », Madame Tupet note que les « terres de magie par excellence sont l’Egypte et les pays du Moyen-Orient ».
Quelles étaient ces religions exotiques ? La réponse est d’autant plus difficile à préciser qu’il s’agissait de cultes ésotériques, venus d’Asie, mais surtout d’Afrique, dont la doctrine n’était révélée qu’aux initiés. Parmi ces cultes, le plus célèbre était celui d’Isis, importé d’Egypte. Il faudrait, sans doute, y joindre celui de Tanit, la grande déesse carthaginoise.
Ce que je voudrais souligner, ici c’est le rôle important que jouaient les Noirs dans ces cultes, dont l’art nous donne plus d’un témoignage, comme nous le montrent Frank Snowden et Jean Leclant dans L’Image du Noir dans l’Art occidental. Je ne retiendra que trois œuvres, et d’abord deux fresques du Musée national de Naples, représentant des cérémonies isiaques [60]. On y reconnaît les Noirs, écrit Snowden, à « l’éclat de leur longue tunique blanche, souligné par la peau noire des torses nus » [61], mais aussi au rôle, important, qu’ils semblent y jouer. On voit, dans les deux fresques, parmi d’autres rôles, ici, un joueur de flûte et, là, un danseur. Mais on sait, comme le note Leclant, que « le culte fut souvent établi par d’authentiques prêtres égyptiens », c’est-à-dire noirs, ajouterai-je. La troisième œuvre est précisément un relief funéraire d’Arricia représentant une danse exécutée au cours d’une cérémonie isiaque [62]. Leclant y a reconnu certains personnages au « type négroïde assez accusé », que souligne une cambrure caractéristique.

Présence des « Ethiopiens »

Pourquoi si souvent des Noirs dans les cultes dits « orientaux » et pour y occuper des rôles aussi significatifs que ceux de prêtre, de musicien et de danseur ? Disons, d’abord, qu’avant de se répandre à Rome, l’habitude en avait été prise en Afrique et en Asie. Pour m’en tenir à l’Afrique, l’on a signalé que la prêtresse de Tanit, découverte à Carthage, dans un sarcophage, était une Négresse [63]. Et Virgile, au chant IV de l’Enéide, évoque la figure d’une magicienne, venue du pays des Ethiopiens : « Venue de là, on m’a signalé une prêtresse de race massylienne, « Gardienne du temple des Hespérides, qui préparait les repas « du dragon et veillait sur les rameaux de l’arbre sacré en répandant du miel liquide et des pavots somnifères [64].
Pourquoi donc ces Noirs dans les cérémonies du culte d’Isis ? Ma première réponse est qu’Isis elle-même est souvent représentée en femme noire, comme l’Egypte ou l’Afrique au demeurant. Leclant, en nous signalant « plusieurs statues romaines d’Isis en pierre noire » [65], nous présente la statue d’Isis du Musée grégorien provenant de la villa Adriana. Allant plus loin, je dirai que, comme la civilisation elle-même, la religion égyptienne venait d’Ethiopie, c’est-à-dire de Nubie. En effet, Diodore de Sicile, qui s’est renseigné auprès des prêtres égyptiens et des informateurs nubiens, écrit : « Les Egyptiens ne sont qu’une colonie éthiopienne conduite par Osiris » [66]. Et encore : « Les rois honorés comme des dieux, le soins pris aux funérailles des morts et beaucoup d’autres rites sont des institutions éthiopiennes. Enfin, le sens attaché aux images sculptées et ; le type de lettres égyptiennes seraient également empruntées aux Ethiopiens » [67]. Mais voici les lignes essentielles : « Ils (les prêtres) disent qu’ils (les Ethiopiens) furent les premiers à apprendre à honorer les dieux et à organiser des sacrifices, des fêtes, des processions et autres rites par lesquels les hommes honorent la divinité ; et qu’en conséquence, leur piété a été proclamée partout parmi les hommes, et il est généralement admis que les sacrifices préparés par les Ethiopiens sont les plus agréables aux dieux. Comme preuve, ils en appellent au témoignage du poète qui est peut-être le plus vénéré parmi les Grecs, car, dans l’Iliade, il représente Zeus et le reste des dieux absents, en visite en Ethiopie pour partager les sacrifices et le banquet qui étaient données, chaque année, par les Ethiopiens à tous les dieux réunis » [68].
Voilà donc, d’après Diodore et d’autres écrivains grecs – dont Homère, Hésiode, Hérodote et Héliodore -, les Ethiopiens inventeurs de la religion, de l’art et de l’écriture. Rien d’étonnant, dès lors, que, dans la mythologie grecque, dont les Romains ont héritée en partie, on rencontre des dieux et des héros noirs : Delphos, Andromède, Céphée, Persée, Memmon, Circé, Cybèle. Retenons surtout Circé, la magicienne, et Cybèle, déesse de la fécondité, qui avait été, depuis la préhistoire, honorée sous les expressions de « Grande Mère », « Grande Déesse » et « Mère des dieux ». Jusqu’à Zeus lui-même, à qui les habitants de Chio donnèrent le surnom d’Aithiops, « l’Ethiopien ».
Je sais que plusieurs de ces dieux et héros, sinon tous, ont une sorte de double force : africaine et asiatique, noire et blanche. Je ferai remarquer simplement que les Noirs habitaient aussi bien en Asie qu’en Afrique, comme l’ont fait remarquer plusieurs écrivains anciens. Mais le plus curieux, dans tout cela, c’est que les Romains, paradoxalement et sous l’influence, sans doute, de leur africanisation plus grande – puisqu’ils allèrent jusqu’à avoir un empereur métis, Septime Sévère, et un pape noir au IVe siècle après Jésus-Christ -, accentuèrent le caractère nègre de certains dieux et héros, comme Memnon et Isis.
Allons encore plus loin. Leclant écrit : « L’origine des Vierges noires du Moyen Age est très controversée : on a voulu y voir une survivance des représentations d’Isis allaitant ou portant Horus sur ses genoux ». Et récemment encore, dans le mensuel, le très mondain Marie-France de Paris, Elisabeth Morel consacrait plusieurs pages du numéro de décembre 1976 au « Mystère des Vierges noires ». Ici aussi, il faut remonter à Isis, mais ce n’est pas suffisant. Dans l’espace, on remontera, au-delà de l’Egypte, à l’Afrique noire et, dans le temps, au début du Paléolithique supérieur, c’est-à-dire à l’Aurignacien, où la statuaire fit son apparition, portant les caractéristiques de « l’art nègre » : ceux de l’image symbolique et du rythme fait de parallélismes accentués et souvent asymétriques.
Comme nous l’apprennent Henri Breuil et Raymond Lantier [69], mais surtout Luce Passemard [70], en 1959, on a recensé une quarantaine de statuettes aurignaciennes en Europe et en Sibérie. On retrouve, en elles, les traits caractéristiques de l’art nègre dont je viens de parler, je veux dire, outre le symbolisme de la fécondité, la stylisation du rythme nègre avec la « stéatopygie », « les cheveux « à la nubienne » et les « tatouages géométriques ». On retrouvera ce symbolisme et cette stylisation tout autour de la Méditerranée, jusqu’au Néolithique, voire jusqu’aux temps historiques. Voilà à mon avis, l’origine des Vierges noires, héritières des « statuettes de fécondité », que les Négroïdes commencèrent de sculpter dès l’Aurignacien et que les Noirs d’Afrique ont continué de sculpter jusqu’au XXe siècle.
En matière de conclusion, je vous rappellerai que la science et la philosophie, sinon la religion, grecques étaient nées au contact des Egyptiens. Les fondateurs de la science et de la philosophie grecques, comme Thalès, Pythagore et Platon, sont allés, en Egypte, s’instruire auprès des prêtres. Je vous renvoie, une fois de plus, à l’ouvrage de Théophile Obenga, intitulé Les Noirs dans l’Antiquité [71]. Les Romains ont imité les Grecs. Ils ont même, dans le domaine important de la mythologie, comme je viens de vous le dire accentué le caractère nègre de certains dieux et héros. C’est pourquoi, reprenant les recherches d’Obenga, qui, au départ, avait lui-même repris celles de Cheikh Anta Diop, les jeunes philosophes de l’Ecole de Dakar vont entreprendre des recherches sur les rapports de la philosophie grecque et de la philosophie négro-africaine par la médiation de l’Egypte.
On me dira, je le sais, que les Egyptiens anciens n’étaient pas des Noirs. Hérodote, nous l’avons vu, nous dit le contraire, ainsi que d’autres Grecs, témoins oculaires. Les Egyptiens étaient, pour le moins, des métis de Noirs et de Blancs, comme le sont aujourd’hui, les Indiens, et ils avaient probablement plus de sang noir que ceux-ci. On nous a dit, d’autre part, que, dans l’art romain, les Noirs avaient été présentés sous une forme caricaturale et qu’ils étaient grotesques. C’est vrai, mais pas le plus souvent. Les Blancs ont été, eux aussi, présentés sous cette forme, notamment, comme les Noirs, dans les scènes satyriques. Il reste que nous avons, très souvent, de beaux portraits de jeunes noirs comme le « Petit Musicien Barberini » de la Bibliothèque nationale, à Paris, d’hommes, comme « Memnon », de femmes aussi, surtout quand elles représentent Isis, l’Egypte ou l’Afrique.
Si les artistes grecs et romains ont si abondamment représenté les Noirs, et c’est par là que je terminerai, c’est qu’ils leur donnaient une grande importance dans leur vie sociale, une importance primordiale dans leur vie religieuse. Ce n’est pas hasard, en effet, outre les dieux et héros noirs, que nombre de cités grecques aient frappé certaines de leurs monnaies avec une tête de Nègre et qu’à Athènes, au Ve siècle, comme nous l’apprend Edmond Pottier, on ait « remplacé la marque usitée de la chouette par une tête de Nègre [72]. Ce n’est pas non plus hasard si Elisabeth Morel note que, dans le monde méditerranéen, le Noir était une couleur sacrée. Encore une fois, il faut remonter à l’Aurignacien, au Paléolithique supérieur, à la première civilisation de l’Homo sapiens qui était négroïde, nous disent Breuil et Lantier. Rien d’étonnant donc que les anciens Méditerranéens fussent sans préjugés contre les Noirs, même les Romains, qui furent si durs contre Carthage. Qui le regrettera ?…

[1] Librairie Maloine, Paris.

[2Nouvelle Revue Française d’Hémotologie, 1975, tome 15, n° 6.

[3] Presses universitaires de France, p. 92.

[4] Editions africaines, Paris.

[5] Harvard University Press, Cambridge, Etats-Unis d’Amérique.

[6] Présence africaine, Paris.

[7] Présence africaine, Paris.

[8] Présence africaine, Paris.

[9] The Johns Hopkins Press, Baltimott et, Londres, 1929.

[10Manuel de Préhistoire générale, Payot, ParIs, p. 192.

[11] Payot, Paris, p. 32.

[12] Tome premier, p. 40.

[13] Op. cit. p. 3

[14Ibidem, p. 38.

[15] Op. cit. pp. 7.16.

[16] p. 167.

[17] p. 165.

[18] Librairie A. Maisonneuve, Paris.

[19] Presses universitaires de France, tome premier, p. 54.

[20] Op. cit., p. 274.

[21] Op. cit. p. 103.

[22] Hérodote, II, 104.

[23] Les Belles Lettres, Paris, 1924.

[24] Op. cit., pp. 81-125.

[25] III, 114.

[26Op. cit., pp. 3541 et 147-199.

[27Bulletin de la Société de Linguistique. Paris, tome XXVII, fasc. 3, 1927, pp. 141-168.

[28] Champion, Paris, 1929.

[29Cahiers Ferdinand de Saussure, tome 27 (1971-1972). (31) Eschyle dans Ethiopie ou Memnon.

[30] Tite-Live, XXI, 22, 23.

[31] Héliodore, Aethiopica, 9.16, 19.

[32Histoires, II, 58.

[33] Tite-Live, XXIX, 17,5.

[34Histoire naturelle, 54, 131.

[35] VI, 39, 8, 9.

[36Histoire naturelle, VII, 12, 51.

[37] N° 1.852.

[38] No 21.522.

[39L’Image du Noir dans l’Art occidental. Bibliothèque des Arts, I, Paris, p. 260.

[40] N° 6.692.

[41] N° 1.017.

[42] N° 40.809.

[43L’Image du Noir dans l’Art occidental, l, p. 210.

[44] VI, 39, 18-19.

[45] N° 1.009.

[46] N° 818.

[47Caligula, LVII, 10.

[48] V, 9.

[49Black in Antiquity, p. 250.

[50L’Image du Noir dans l’Art occidental, I, p. 229.

[51] LXII, 63, 3.

[52Op. cit., pp. 108-109.

[53] VIII, 369.

[54] X, 38.

[55] II, 3, 55.

[56Héroïdes, XV, 36.

[57] II, 25, 43.

[58L’Image du Noir dans l’Art occidental,I, p. 238.

[59] Service de Reproduction des Thèses, Université de Lille III, 1976.

[60Op. cit., pp. 222 et 223.

[61Ibidem, p. 224.

[62Ibidem, p. 282.

[63] Cf. E. Pittard : Les Races et l’Histoire, Renaissance du Livre, Paris, p. 410.

[64Enéide, IV, 483-486.

[65Le Noir dans l’Art occidental, l, p. 283

[66] III, 3.

[67] III, 3.

[68] III, .3.

[69Les Hommes de la Pierre ancienne. Payot, Paris.

[70Les Statuettes féminines paléolithiques, dites « Vénus stéatopyges », Teissier, Nîmes.

[71] Présence africaine, Paris.

[72Epylicos, Etude de Céramique grecque, Paris, p. 144.