Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Hommage à Senghor

1.ALLOCUTION DU PRESIDENT L. S. SENGHOR

Ethiopiques n°53

Revue semestrielle

de culture négro-africaine

1er semestre 1991

Hommage à Senghor

Forum d’Asilah (Maroc)

Une fois de plus, je suis heureux de me retrouver au Maroc. En effet, votre pays, comme j’aime à le dire, est ma seconde patrie en Afrique.

C’est, d’abord, que, depuis plusieurs décades, je suis lié d’amitié avec Sa Majesté le Roi Hassan II, en qui j’admire, et le chef de l’Etat, et l’homme de haute culture : le grand humaniste africain qui m’a beaucoup appris sur l’histoire et la civilisation de l’Afrique-Mère. C’est de lui que j’ai appris l’essentiel de ce que je sais sur le Maghreb : sur les Arabes, sans oublier la Berbéritude. Vous ne serez donc pas surpris si je vous dis que c’est moi qui, comme premier Président de la République du Sénégal, y ai introduit l’Arabe comme l’une des trois langues classiques des enseignements secondaire et supérieur.

Cela dit en matière d’introduction, il me revient puisqu’on m’a fait l’honneur de ce colloque de me présenter brièvement.

Je suis né au Sénégal, très précisément à Joal, petit port sur l’Océan Atlantique. fondé par les Portugais il y a plusieurs siècles. Joal est un nom de famille au Portugal. Quant à mon nom de famille Senghor, il vient du mot portugais « Senhor », qui signifie « Monsieur ». Au demeurant, nous sommes, au Sénégal, plus nombreux à porter des noms de famille portugais que français.

Quand j’ai découvert que j’étais un métis luso-africain, confus, j’ai eu d’abord, une sueur froide, puis, réfléchissant, j’ai redressé le buste en me rappelant les paroles de mon ancien professeur Paul Rivet, fondateur, à Paris, du Musée de l’Homme. Je l’entends encore, je le vois nous montrant, sur une carte, la Méditerranée et nous disant : « C’est ici, autour de la Méditerranée, que sont nées les premières et les plus grandes civilisations humaines par un double métissage, biologique et culturel, entre les Africains, les Européens et les Asiatiques. Ou, si vous préférez – mais la couleur ici n’a pas d’importance -, entre les Noirs, les Blancs et l’égyptienne, avec la première écriture, jusqu’à la plus récente, la civilisation américaine.

Pour revenir à ma famille, je suis né au croisement de deux peuples africains, les Peuls et les Sérères, venus de la vallée du Nil, avec leurs langues agglutinantes à classes nominales, comme l’ancien égyptien et d’un peuple européen, les Portugais. Quand nos ancêtres sont arrivés dans la vallée du Sénégal, ils y ont trouvé les Berbères Zénagas, avec lesquels ils se sont métissés tout en gardant leurs langues, qui sont, comme l’egyptien ancien, encore une fois, des langues agglutinantes à classes nominales.

C’est l’occasion, pour moi, de vous renvoyer à l’intervention que j’ai faite à la dernière session de l’Academie du Royaume du Maroc, dont je suis membre. Je l’avais intitulé : La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest [1]. En effet et le plus souvent, les Africains ont une fausse idée de leur culture comme de leur origine. Je vous renvoie donc au Premier Congrès international de Paléontologie humaine, tenu à Nice, en octobre 1982. Celui-ci a confirmé que l’Homme avait émergé de l’animal en Afrique, il y a quelque 2 500 000 ans et que, depuis lors, l’Afrique était restée « aux avant-postes de la civilisation » jusqu’à l’Homo Sapiens. Je dis : « mieux, jusqu’a l’invention de la première écriture par les Egyptiens, au IIe millénaire avant notre ère ».

Si j’ai un mérite, c’est d’avoir recherché mes origines africaines et, celles-ci retrouvées, de les avoir acceptées telles qu’elles sont, mais avec fierté.

Je ne serais pas complet si je ne disais pas tout ce que je dois au grand homme de culture qu’est Sa Majesté le Roi Hassan II. Bien sûr, il m’a fait entrer à l’Academie du Royaume du Maroc. Il a fait mieux en m’apprenant ce qui fait la grandeur de 1’Afrique, et d’abord du Maroc : le double métissage, biologique et culturel, entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe, mais sur tout et d’abord entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest.

C’est la raison pour laquelle, comme chef d’Etat du Sénégal, je n’ai pas manqué de reformer les enseignements secondaire et supérieur. J’y ai donné la priorité aux Mathématiques et aux langues classiques, c’est-à-dire à l’Arabe, au Latin et au Grec. Si, dans cette section classique, et de mon temps, 25% mais surtout des jeunes filles, choisissaient le Latin et le Grec, 75% optaient pour l’Arabe classique.

Mais pourquoi les Mathématiques, où nous avons, au Sénégal, le plus grand nombre d’agrégés et de docteurs d’Etat ? C’est, essentiellement, que cette science a été inventée en Afrique, en Egypte, où les Grecs, fondateurs de la civilisation européenne, sont allés l’apprendre. C’est surtout qu’elles sont, aujourd’hui, à la base de toutes les sciences.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre de la Culture, chers Amis, voilà ce que j’avais à vous dire. En ce XXe siècle, qui est celui de l’Afrique, nous ne devons surtout pas faire de complexe. En effet, c’est en ce XXe siècle que l’Afrique est, de nouveau, entrée dans la lutte que l’Homme mène contre la nature. Et elle a choisi, avec les Mathématiques, les activités les plus nobles parce que les plus humaines : la Musique et la Danse, sans oublier les Arts plastiques, comme en témoigne l’Ecole de Paris, qui s’est inspirée de l’art africain. Je le sais pour avoir fréquente ses peintres les plus grands qui étaient des Méditerranéens, comme Pablo Picasso, Vieira da Silva et Pierre Soulages.

[1] NDLR :nous publions ce texte en page 79

-SENGHOR : L’HUMANISTE AFRICAIN