Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Développement et Société

UN REGARD POUR L’AFRIQUE NOIRE

Ethiopiques numéro 29

revue socialiste

de culture négro-africaine

février 1982

Un regard neuf pour l’Afrique noire [1]

Modestement, le professeur Pierre Alexandre nous présente son ouvrage de quelque cinq cents pages sur l’Afrique noire comme un « manuel », une « vue panoramique ». Je préfère cette dernière expression, qui est plus juste. Mais il s’agit d’une vue intégrale, qui embrasse, dans tous les domaines et sous les aspects essentiels, les principales régions du continent noir.

Pierre Alexandre est linguiste. Il reste que, par-delà sa discipline, il connaît, pour les avoir assimilées, la géographie et l’histoire, voire la préhistoire, la sociologie ou, mieux, la civilisation négro-africaine. Sachant que la raison discursive, même appuyée sur des faits chiffrés, ne pouvait saisir tout le réel, il a voulu se faire « Nègre avec les Nègres » selon le conseil du Révérend Père Libermann. Sans doute s’était-il aussi souvenu de la formule de nos vieux notables qui, en vous adoptant, vous précisent : « Je veux que tu me sentes. »

J’ai lu presque d’un trait, encore que lentement, le manuscrit d’Alexandre, tant l’intérêt que j’y prenais demeurait soutenu. En effet, l’Afrique noire qu’il nous décrit est bien présente. Même s’il s’agit de vieux problèmes dont on traitait déjà il y a près de cinquante ans, quand je suivais les cours de l’Institut d’ethnologie de Paris, les questions qu’il pose ici restent toujours actuelles. Il est question, en effet, de la « frénésie sensuelle des Nègres » quand ce n’est pas de leur « infériorité » raciale, de l’Egypte et de la négritude, de l’art nègre et de l’esthétique du XXe siècle, du « roi nègre » et de la « démocratie négro-africaine », du rythme hamitique et de celui du Monomotapa, de l’éclat des empires soudanais et des ruines légendaires du Zimbabwe, et de bien d’autres problèmes que le professeur Alexandre expose avec clarté.

Il n’y a rien de moins ennuyeux, de moins « prof » que le dernier livre d’Alexandre. Dès le début du chapitre ou du paragraphe, on est plongé dans un bain de modernité, comme le montrent ces quelques titres : « Décor, acteurs et spectateurs » ; « Vivre au milieu des siens » ; « La puissance et la gloire » ; « L’Ethiopie, une île en terre ferme » ; « La grande saignée ».

Pour souligner, avec le style imagé, l’originalité de l’analyse-exposé, je m’arrêterai aux septième et douzième chapitres, qui sont parmi les plus typiques. Car, encore une fois, Alexandre a l’art de dégonfler, en souriant, tel ou tel cliché, gonflé de racisme, sur l’Afrique noire.

Le septième chapitre est intitulé « La puissance et la gloire ». Ce titre est flamboyant parce qu’Alexandre commence par les fameux « empires soudanais » qui ont noms Ghana, Mali et Songhay. Il ouvre le chapitre sur des considérations générales, où il mêle l’histoire et la géographie, la biologie et la socio-culture.

Historiquement, entre les IXe et XVIe siècles, les trois empires que voilà pouvaient rivaliser en puissance militaire, voire en gloire littéraire, avec les pays maghrébins ou européens. Et le professeur d’affirmer que « le tunka du Ghana (…) pouvait mettre en ligne deux cent mille hommes, dont quarante mille archers », et de préciser, plus loin, parlant du Songhay, que « la mosquée de Sankoré, dotée par l’askya d’une bibliothèque publique, égalait en réputation Zituna de Kairouan et la Karawiyin de Fez ».

Ce n’est pas, là, la seule vue originale. Alexandre signale, en passant, le métissage biologique entre Arabo-Berbères et Négro-Africains. Toujours en passant, il refuse de choisir entre les deux expressions « Afrique blanche » et « Afrique brune », suggérant, par là, que les Maghrébins sont, eux aussi, des métis, issus qu’ils sont de croisements entre Africains, Européens et Sémites venus d’Asie.

Du métissage biologique, Pierre Alexandre passe, comme le professeur Jacques Ruffé, au métissage culturel, qui tient à l’islamisation plus qu’à l’arabisation. Mais, remarque le linguiste, qui s’est fait sociologue, c’est « une islamisation de surface », et de souligner la « solidité du vieux fond négro-africain ». C’est l’une des réalités les plus profondes de l’Afrique noire. Ce qui est vrai de l’islam l’est encore plus du christianisme. Si, aujourd’hui, tel chef d’Etat musulman consulte le « bois sacré », offre en sacrifice un bœuf ou un taureau, j’ai vu telle chrétienne, docteur en médecine et pratiquante, aller consulter les pangol (« serpents » du bois sacré) serer. En vérité, partout en Afrique noire, les religions révélées » sont enracinées dans l’animisme, qui inspire, encore aujourd’hui, poètes et artistes. Je suis bien placé pour le savoir, et le dire.

Bien sûr, « l’Eldorado d’Afrique occidentale » n’est pas toute l’Afrique soudano – sahélienne. C’est pourquoi, dans ce septième chapitre, Alexandre nous parle aussi, encore que moins longuement, des autres empires (et royaumes de la région).

Si, après les « Soudanais », au sens ancien du mot, j’ai choisi les vaincus et réfugiés, c’est pour marquer le contraste. Alexandre a donc consacré à ces derniers le douzième chapitre.

Contrairement aux Soudano-sahéliens, on les trouve dans toutes les régions, depuis les montagnes sénégalo-guinéennes jusqu’au désert du Kalahari. Ils ont été refoulés par les « Grands Nègres » en terrain difficile : sur les flots-refuges qu’offrent les montagnes, les marais, les forêts. Ils vivent là, morcelés en petites communautés.

Ces peuples réfugiés se divisent en deux groupes. Il y a, d’une part, des Négro-Africains, qui ressemblent physiquement aux autres et parlent des langues agglutinantes du même type. Il y a, d’autre part, les Pygmées et Bushmen, qu’une analyse objective – et le professeur Alexandre la fait – distingue, biologiquement et culturellement, des Nègres. En effet, ils sont petits et trapus, ils n’ont pas la peau noire, mais jaunâtre : ils ont des langues d’un système différent, caractérisé par des « clicks ». Ce qui distingue les réfugiés, c’est, d’abord, qu’ils n’ont pas d’histoire, même orale. En effet, leur mémoire collective, quand elle n’est pas mythique, ne remonte pas à plus de trois générations. C’est, ensuite, que, s’étant adaptés au milieu, ils vivent de chasse et de collecte en restant dans la nudité des premiers temps, comme du Paradis terrestre.

Avançons dans le domaine socio-culturel en distinguant les deux groupes de réfugiés. Contrairement à ce qu’on croirait, les difficultés de l’environnement n’ont fait qu’aiguiser l’intelligence et l’imagination des hommes. Du moins chez ceux du premier groupe, qui ont développé une agriculture et une architecture remarquables. Alexandre remarque : « On est en présence d’une des agricultures de montagne les plus savantes, pas seulement d’Afrique, mais du monde entier ». Si la culture matérielle du second groupe, des Pygmées et Bushmen, est très pauvre, ils compensent cela par une riche littérature orale et une danse dont la réputation remonte aux pharaons. Dernier trait, qui se retrouve identique dans les groupes, il s’agit d’une société égalitaire, comme on n’en voit nulle part ailleurs en Afrique. Il n’y a, ici, ni nobles ni non-nobles ; il n’y a même pas d’esclaves.

Naturellement, comme au septième chapitre, j’ai pris les considérations que voilà, qui bouleversent les idées préconçues, non seulement dans l’introduction au chapitre, mais encore dans les différents paragraphes où Pierre Alexandre particularise chaque ethnie ou groupes d’ethnies : les paléo-nigritiques du « Soudan », les Kabré de la « Guinée », les montagnards bantu, les petits chasseurs-collecteurs de la forêt dense et de la steppe désertique, les Pygmés de la forêt-mère. Les Bushmen du Kalahari, les Fong ou fuyards-conquérants.

Avant de terminer sur la « conclusion » du seizième chapitre, je voudrais revenir sur ce qui fait l’originalité de cet ouvrage, de cette « vue panoramique » sur l’Afrique noire. Reprenant à son compte le vieil adage latin : Ex Africa semper aliquid novi, le professeur Pierre Alexandre a voulu dégager, dans sa complexité et par-delà les faits matériels, les traits originaires et originaux de la culture négro-africaine. C’est le lieu de rappeler que la culture, c’est l’esprit d’une civilisation.

Or, donc, guidé par son idée de l’originalité et de la complexité nègres, Pierre Alexandre s’est efforcé, dans chacun de ses paragraphes comme dans chacun de ses chapitres, non seulement de bien poser le problème, mais encore de l’étudier dialectiquement, sous tous ses aspects, pour le comprendre au sens étymologique du mot. Je prendrai comme exemples la race noire, les langues négro-africaines, la philosophie et la religion négro-africaines, enfin la démocratie négro-africaine, qui font question.

Y a-t-il une « race noire » en dehors des Nègres, plus précisément des Négro-africains ? Les Egyptiens anciens étaient-ils des Nègres ? Et les Peul aujourd’hui ? C’est l’évidence que ces questions et bien d’autres ont des relents de racisme. C’ est pourquoi, généralisant le problème après l’avoir étudié sous tous ses aspects, Alexandre nous renvoie aux découvertes scientifiques les plus récentes, et il précise : « En d’autres termes, la différenciation d’un type physique est liée à l’établissement d’un réseau discret de relations sociales dans un milieu physique donné. Si l’on considère, par exemple, l’influence du climat, on constate qu’il y a, en savane sèche, prédominance de types longilignes, grands, à peau sombre, pilosité faible et mains étroites, alors qu’on trouve surtout en forêt humide des gens trapus, de stature moyenne ou faible, à peau relativement claire, pilosité développée et mains larges. Il s’agit, dans les deux cas, de sélection naturelle pour une meilleure résistance aux agressions climatiques ». Ce qui m’a fait dire, depuis longtemps, que ce sont les Noirs les plus métissés, parce que voisins des Arabo-Berbères, qui ont la peau la plus noire. Ce que confirment les tableaux numériques des groupes sanguins, qui définissent la race ou, plus exactement, le degré de métissage. En effet, comme nous l’apprend le grand biologiste Jacques Ruffié, dans De la biologie à la culture, tous les peuples sont plus ou moins métissés. Pierre Alexandre ne cesse de le noter tout au long de son ouvrage.

S’agissant des langues de l’Afrique noire, le professeur Alexandre commence par mettre en garde ses lecteurs contre la confusion souvent faite entre race, langue et culture. S’il signale la classification anglo-saxonne des langues de l’Afrique noire en quatre familles – khoisan, afro-asiatique, nilo-saharienne et Niger – Congo – Kordofan -, c’est parce qu’elle est la dernière en date. Cependant, avec sa finesse habituelle, il réagit en proposant de ramener les quatre familles à trois : hamito-sémitiques, négro-afro-africaine et khoisan, cette dernière « n’intéressant que quelques dizaines de milliers de personnes ». Cette réduction est d’autant plus judicieuse, que les langues du « groupe sénégalo-guinéen », pour retenir cet exemple, avec leur système de classes nominales, étaient appelées autrefois « langues semi-bantu ». Pour quoi les soldats sénégalais envoyés au Zaïre ne mettent que quelques mois pour parler, par exemple, luba ou kuba.

Le professeur Alexandre réfute en passant la thèse de la pauvreté et de la simplicité des langues négro-africaines. Il admet, en outre, celle de la parenté entre égyptien ancien et hausa. Je regrette qu’il ne soit pas allé plus loin. Il sait, en effet, que Lilias Homburger et Théophile Obenga ont trouvé des affinités entre l’égyptien ancien, les langues dravidiennes, parlées aujourd’hui en Inde du Sud, et les langues négro-africaines. Sans parler des études comparatives entre dravidien et sumérien, je signale qu’il y a, plusieurs thèses de doctorat, écrites par des Dravidiens ou des Sénégalais, sur les rapports entre les langues dravidiennes et les langues du groupe sénégalo-guinéen : wolof, serer, peul. Ce qui amène à penser qu’il fut un moment, au néolithique, où les langues agglutinantes recouvraient l’Afrique, le Bassin méditerranéen et le sud de l’Asie.

En ce qui concerne le problème philosophie-religion, Pierre Alexandre en a traité d’une façon remarquable dans le chapitre intitulé « Expliquer l’univers ». Refusant, une fois de plus, la dichotomie de, l’esprit européen, pour connaître et décrire ce que Maurice Delafosse appelait « l’âme nègre », le professeur se met à l’école du Nègre. C’est ainsi qu’adoptant sa dialectique c’est le mot juste, il sépare souvent ce que l’Albo-Européen unit, et lie ce qu’il sépare, pour dépasser les contradictions, non précisément par une synthèse, une symbiose.

Il commence par la religion, en faisant remarquer que certains « préfèrent, plutôt que de religion, parler de philosophie ou d’idéologie sociale ». Cependant, s’il accepte le mot « religion » c’est comme « savoir social » axé sur l’homme, où les croyances ou dogmes, les mythes ou images symboliques, les rites ou techniques de participation vitale, forment « un complexe indissociable ». Et le professeur conclut son introduction en faisant remarquer que, dans les langues négro-africaines, le concept de religion se traduit par le mot « savoir ». D’où je conclus qu’en Afrique noire, religion et savoir, c’est-à-dire philosophie, sont synonymes. Mais il s’agit, comme l’expose Alexandre, d’une philosophie qui est en même temps savoir et vie.

Comme le montre Alexandre, s’il faut répudier le dualisme des Grecs, fondateurs de la philosophie albo-européenne, celui du visible et de l’invisible, du naturel et du surnaturel, du corps et de l’âme ou, tout simplement, du concret et de l’abstrait, ce doit être pour lui substituer les « oppositions fondamentales » de la nature et de la culture, du pur et de l’impur, et, en définitive, de Dieu et des hommes. C’est ce dialogue de Dieu et de l’homme – je dirai même leur complémentarité – qui, pour Alexandre, est le fond du problème, qu’il explique, c’est le cas de le dire.

En somme, Dieu et les hommes remplissent l’univers, cet univers, que doit reproduire la société elle-même pour être en harmonie avec Dieu afin de persévérer dans l’être, qui est expression de la force, qui est Force. C’est ainsi que les réalités essentielles de l’univers, l’espace et le temps, sont liées aux structures sociales. « L’existentialisme est un humanisme », a dit Jean-Paul Sartre en son temps. Le professeur Alexandre, dans le paragraphe qu’il consacre à la personne dans la religion-philosophie négro-africaine, suggère que celle-ci est aussi un humanisme. Et il le fait, toujours à sa manière, par intégration, « dans la personne humaine », des éléments que voici : le corps, l’image corporelle du double, le nom, la vie ou « souffle » l’âme ou, mieux, les « âmes », le symbole, la « force » ou l’énergie. C’est cette force, essence de l’être, qui, s’identifiant à Dieu l’exprime le mieux. Ce qui nous ramène à la langue, plus exactement au langage.

En effet, la fonction de la langue n’est pas seulement de communication ; elle est aussi de liaison symbolique. La parole, comme expression de Dieu, est « assimilée aux éléments fondamentaux : eau, feu, terre et air, ce que confirme le plus souvent l’analyse des mythes cosmiques ». Comme on le sait, le mythe est un récit symbolique, qui, comme tel, participe du réel et du surréel, qui unit le réel et le surréel. D’où la puissance de la parole humaine, qui est acte de création puisqu’elle recrée le monde en l’animant de la force de Dieu, puisqu’elle recrée Dieu. C’est ainsi que « Dieu a besoin des hommes », comme l’a dit un sage négro-africain.

Quant à la démocratie négro-africaine, « le mythe du roi nègre », comme dit Alexandre, était devenu vérité d’évangile. Il n’est donc pas étonnant que celui-ci commence son sixième chapitre sur le pouvoir en abordant la question du « roi nègre ». Sans attendre, il met les choses au point en constatant que « l’Afrique », dans ce domaine [du pouvoir], fait preuve d’une diversité peut-être plus grande encore qu’en matière de structures familiales et de religions, aussi bien en ce qui concerne les modalités d’organisation que la taille et les relations des entités politiques isolables ».

Et il va nous montrer, dans ce chapitre, que les trois faits sociaux que voilà sont interdépendants. Et l’interdépendance sera confirmée dans les chapitres consacrés aux diverses régions.

En ce qui concerne les formes du pouvoir, il y a la distinction, qui n’est pas toujours simple, entre sociétés familiales, royaumes et empires.

Chez les réfugiés, nous l’avons vu, on trouve une société familiale égalitaire, dont la démocratie n’est tempérée que par une gérontocratie organisée, c’est-à-dire une hiérarchie sur le sexe, mais surtout l’âge. Car la femme n’y était pas un être inférieur, pas même mineur. Et la gérontocratie y reposait, en définitive, sur le consensus.

La croissance démographique, avec ses conséquences, et l’extension du territoire haussent la société familiale au rang d’une petite chefferie, avec la localisation et hiérarchisation des lignages. Une nouvelle institution va naître de cette complexification, sans forme, nous dit Alexandre, d’associations culturelles. Je les comparerais volontiers à des syndicats, qui seraient, à la fois, culturels, politiques et socio-économiques. Il reste que la chefferie ne peut se hausser au rang de royaume, encore moins d’empire, si la société ne dégage pas un surplus économique. Car c’est alors seulement que, dégagée des besoins matériels, « animaux », comme disait Marx la société pourra se livrer vraiment à des activités désintéressées : politiques et culturelles.

Qu’il s’agisse de royaumes, de cités-Etats « républicaines » ou d’empires polyethniques, le pouvoir, tel que nous le décrit Alexandre sous ses formes politiques ou judiciaires, trouve toujours, en Afrique noire, ses contrepoids, ses limites démocratiques. La royauté étant plus essentielle que la personne du roi, celui-ci est, le plus souvent, désigné par un collège, où sont représentés les groupes socio-professionnels, dans un ou des lignages. Paradoxalement, c’est parce que le pouvoir du roi, incarnation de l’ancêtre primordial et, partant, de Dieu, est, en principe, illimité, que la coutume le limite concrètement. Et elle le fait sous les formes de délégations à de hauts fonctionnaires, officiers ou prêtres qui, une fois de plus, représentent les lignages ou les groupes socio-professionnels. Ce ne sont pas, là, les seules limitations. En effet, les communautés de base, cantons et provinces, jouissent d’une certaine autonomie « pour traiter de leurs propres affaires internes », comme dans les sociétés segmentaires.

 

Voilà pour le pouvoir politique. Quant au droit et à la justice, il est entendu que le roi est le juge suprême ; mais il n’exerce cette fonction qu’exceptionnellement. Celle-ci est déléguée à des ministres ou à des conseillers assistés d’assesseurs. A moins que l’affaire ne ressortisse à la communauté de base. La procédure judiciaire est particulièrement démocratique puisque, sauf exception, elle est « publique » et « contradictoire ».

Reste le problème des inégalités sociales, que ne manque pas d’aborder le professeur à la fin du chapitre, avec les questions des « femmes et cadets », de l’esclavage et de la « mise en gage », des « nobles, non-nobles et gens de caste ». Dans les quelque douze pages qu’il consacre au problème, il nous montre, de nouveau, la complexité de la société négro-africaine dans sa diversité. J’y ajouterai le commentaire que voici.

Pour bien comprendre cette société, il faudrait la considérer dans la situation précoloniale, voire avant la traite des Nègres, qui commença au XVIe siècle. Comme l’a fait remarquer Léo Frobenius. L’ethnologue allemand, « l’idée du Nègre barbare est une invention européenne » faite pour justifier la « traite ».

C’est celle-ci qui a multiplié le nombre des esclaves en aggravant leur condition. Alexandre l’a noté, « l’esclavage est loin d’être universel ». Dans l’Antiquité, il n’était pas plus répandu en Afrique qu’en Europe. En tout cas, dans l’Afrique précoloniale, « les esclaves domestiques ordinaires, précise Alexandre, font, comme on le dit chez nous de serviteurs fidèles, partie de la famille ». Voilà qui nous ramène à l’Afrique des profondeurs, l’Urafrika, pour parler comme les Allemands.

S’agissant des femmes et des jeunes, il nous faut rester dans cette Afrique pour comprendre que la hiérarchie dans laquelle ils sont insérés n’a pas pour but, à l’européenne, de supérioriser ou d’inférioriser, mais, à la négro-africaine, d’équilibrer. Il s’agit de protéger la femme, qui est source de la vie, et l’enfant, qui est l’avenir du peuple. Il y a mieux, dans la société africaine traditionnelle, y compris la berbère, qui était matriarcale, la femme était plus respectée que dans l’Europe d’avant la Révolution française, l’enfant y était reçu comme un don de Dieu, et l’autorité de la famille, dans la communauté de base, y était à la mesure du nombre d’enfants.

Quant à l’inégalité des groupes, on sait que c’est là un trait permanent des sociétés humaines, que la Révolution française et celles qui l’ont suivie n’ont pas encore abolie, y compris la Révolution russe d’octobre 1917, comme en témoigne Nomenklatura. Les classes ont, simplement, remplacé les groupes socio-professionnels. Ce sont, précisément, ceux-ci qui existaient dans l’Afrique précoloniale.

En général, et surtout dans les sociétés soudano-sahéliennes la société négro-africaine se divise en princes du sang, nobles, paysans, artisans et, quand il y en a, esclaves. Cependant, il faut retenir, comme l’a dit Alexandre, et c’est important, que « la hiérarchisation interne des sociétés » n’est pas uniforme, mais qu’elle « varie considérablement de l’une à l’autre ». Il y a aussi que la hiérarchisation ne traduit pas toujours exactement l’influence de chaque groupe. A preuve, l’influence des forgerons, notée par notre auteur, qui appartiennent, pourtant, à la caste des artisans. Il y a surtout, comme je – l’ai signalé plus haut, que, dans les conseils, politiques et judiciaires, les groupes socio-professionnels sont souvent représentés, et selon, non pas leur rang dans la hiérarchie, mais leur influence réelle.

C’est sur ces considérations que je voudrais terminer avant de conclure. On le voit, elles contredisent l’image que l’on se fait du « roi nègre », despote sensuel et sanglant. Celui-ci, comme le laisse entendre Alexandre, est prisonnier du pouvoir plus qu’il n’en est le maître. Car le pouvoir attaché à la dynastie et, partant, à l’ancêtre légendaire, procède de Dieu. Et il est partagé, par délégation du roi, entre les groupes socio-professionnels qui forment le corps du peuple.

Le professeur Pierre Alexandre a intitulé sa conclusion « L’interlude colonial ». Cela signifie que, pour lui, la colonisation n’a été qu’un petit intermède, qui n’a pu modifier profondément la nature de l’Afrique noire.

Résumant sa méthode et son plan, Alexandre nous dit comment, ayant inséré l’histoire africaine « dans un cadre plus général », il la divise en trois périodes :

– du VIIIe au XVIe siècle, qui est l’âge de l’or ;

– du XVIe siècle à l’acte de Berlin en 1885, qui est l’âge de la traite des Nègres et des conquêtes coloniales ;

– de l’acte de Berlin aux indépendances, qui est l’âge de la colonisation socio-culturelle avec la double action des chrétiens et des musulmans.

Tirant la conclusion générale de sa « vue panoramique », le professeur constate : « Le consensus assez général de nos jours est qu’il [le phénomène colonial] a constitué une véritable révolution sociale et culturelle, d’où est sortie une Afrique différente ». C’est moi qui souligne. Cependant, l’homme qui a jeté un regard neuf sur l’Afrique n’y croit pas, et de rappeler l’adage Africa semper Africa. Il sait, en effet, que l’originalité profonde de l’Afrique noire a été toujours d’assimiler sans être assimilée. D’où l’illusion, aussi bien – anglaise que française, d’avoir amené l’Afrique à s’assimiler.

Or donc, et ce sera ma conclusion, le mérite, insigne, du professeur Pierre Alexandre est d’avoir ouvert une voie nouvelle en négro-africanologie. Devant les thèses qui s’affrontent celles des individus, des personnalités, des écoles -, il a choisi de ne pas choisir, en retenant la part de vérité contenue dans chaque thèse. Plus exactement, choisissant la « dialectique de la nature », que reflète, plus que tout autre, l’esprit nègre ou négritude, il a su trouver, dans le labyrinthe, le fil conducteur qui empêche d’être dévoré par le Minotaure : par le mépris culturel.

[1] Préface pour le manuel sur l’Afrique noire du Professeur Pierre Alexandre.