Notes

TROPIQUES OU LA DECOUVERTE DU TEMPS DE L’INTERPRETATION

Ethiopiques numéro 19

revue socialiste

de culture négro-africaine

juillet 1979

Il faut être reconnaissant à Jacqueline Leiner et à l’éditeur Jean-Michel Place d’avoir réimprimé les 14 numéros de Tropiques publiés en Martinique du mois d’avril 1941 au mois de septembre 1945 qui se présentent aujourd’hui sous forme de deux beaux livres, avec photos des animateurs et « jacket » en couleurs de Wilfredo Lam. Cette importante revue littéraire animée par Aimé, Suzanne Césaire et René Ménil a certainement contribué à l’éveil de la conscience des Martiniquais qui se sont mis à réfléchir de plus en plus sur leur propre identité.

Cette prise de conscience à une période si tardive de l’histoire contemporaine se trouve doublée par une opposition au régime de Vichy, à l’impérialisme français et particulièrement au racisme blanc dénigrant la culture noire.

Dans un excellent entretien avec Jacqueline Leiner, Aimé Césaire, poète-député-maire de Fort-de-France, non seulement nous explique les circonstances dans lesquelles est née cette revue mais aussi son attitude vis-à-vis du langage poétique (en français et en créole), ses dimensions politiques et créatrices. Nous apprenons, que c’est au hasard des rencontres et des amitiés de Césaire et de Ménil, que se sont tissées les lignes directrices et clarifiées les positions, poético-politiques de la revue. On se rend compte aussi au cours des numéros d’une hardiesse possessive vis-à-vis de la censure. La revue cesse de paraître, après la libération, parce que, nous dit Césaire, « le combat culturel cédait le pas au combat politique » [1].

Dans sa préface, « Pour une lecture critique de Tropiques », écrit en octobre 1973, René Ménil suggère magistralement les différentes possibilités d’interprétation de cette revue. Ménil insiste sur la complexité de la lecture et oriente l’éventuel lecteur vers différentes approches possibles, sur le plan philosophique, politique, culturel, thématique, scientifique, matérialiste ou autre.

Il affirme avec raison, que la réimpression de cette revue comblera une lacune énorme « dans la logique de notre histoire intellectuelle » [2]. Il faudrait ajouter qu’elle rend enfin cette très riche revue accessible, non seulement aux Martiniquais, mais à tous les chercheurs qui s’intéressent, de près ou de loin à la prise de conscience des hommes de couleur, à la notion de négritude, aux premiers si­gnes d’opposition au colonialisme, bref aux problèmes complexes d’une identité en train de naître dans les conditions les plus favorables. Tropiques nous livre, pour démêler les dilemmes de la réalité d’aujourd’hui, un outillage idéologique et poétique indispensable à l’analyse et à l’objectification des faits. Ne perdons cependant pas de vue que la revue n’en est qu’à l’étape des balbutiements et que ses préoccupations prennent souvent une tournure indirecte, poétique ; elle n’attaque que rarement de front l’impérialisme régnant.

Les citations proviennent des volumes I et II de Tropiques.

Dans un rythme inégalable et dans une exubérance poétique originale, Césaire nous livre, pour la première fois, ses fragments de poèmes, un monde fait d’emprunts à la flore, à la faune, aux bruits, aux couleurs, aux sons de son île. Ici, la poésie prend un nouveau tournant, et instaure ce que les théories surréalistes de Breton avaient esquissé parallèlement. Nous connaissons la rencontre André Breton et Césaire-Ménil-Tropiques et leurs affinités d’Ame et leurs démarches culturelles. Cependant la poésie de Césaire affirme incontestablement son authenticité antillaise, sa forme et sa substance caribéenne, bref, elle émerge triomphante et luxuriante dans sa facture et dans son acte de conscience.

Césaire chante son pays, traduit, avec une force jamais vue auparavant, un moi en effervescence, grâce à des images lancinantes d’un pays qui couve la tourmente et l’insatisfaction, grâce à des métaphores brûlantes :

Essaim dur. Guerriers ivres ô mandibules caïnites

éblouissements rampants, paradisiaques thaumalées

jets, croisements, brûlements et dépouillements

ô poulpe

crachat des rayonnements

pollen secrètement bavant les quatre points cardinaux

moi, moi, seul, flottille nolisée

m’agrippant à moi-même.

dans l’effarade et l’effrayante gueulée vermiculaire.

Mon beau pays aux hautes rives de sésame

où fume de noirceurs adolescentes la

flèche de mon sang de bons sentiments ! [3]

Chaque poème de Césaire constitue un triomphe du poète sur le langage, doublé d’un dispositif qui retrace les lignes du temps. Césaire ne se contente pas de publier ses propres poèmes ; il présente aussi la poésie nègre américaine, des poètes européens comme Charles Péguy, Lautréamont, ou cubains, Lydia Cabréra, un homme politique ; Victor Schœlcher. Il fait découvrir Mallarmé, prend la parole pour exposer ses théories : « Poésie et connaissance » ou présenter son manifeste littéraire dédié à André Breton.

Obscurité et hermétisme deviennent le sujet de longs débats, comme l’atteste la communication d’Aristide Maugée, « Poésie et Obscurité », ce qui n’empêche pas rêves et poèmes de couler à flot, dans une liberté surréaliste qui révèle les soubassements obscurs d’un inconscient meurtri. L’obscurité n’est pas seulement dans la facture du poème mais aussi dans la prose de l’essai les rédacteurs maîtrisent la violence verbale et ne l’exposent pas systématiquement, attaquant de biais la censure, l’hypocrisie, la mauvaise foi. Dans l’essai de Suzanne Césaire « Léo Frobenius et le problème des civilisations », la civilisation africaine est un, moyen de retour à l’identité originale, un moyen d’affirmer son existence en la concrétisant par un effort vécu. Elle fait un parallèle entre le style de vie de l’Ethiopien qui, rappelle celui de la plante et de la civilisation hamitique proche de l’animal. « L’Afrique ne si­gnifie pas pour nous affirme-t-elle, élargissement vers l’ailleurs mais aussi approfondissement en nous-mêmes [4].

Le temps de la transmission

Cette urgence à se connaître, à réfléchir sur sa condition humaine, est le leitmotiv de l’équipe de Tropiques. Cela ne veut pas dire pour autant que l’on se désintéresse des autres courants poétiques et philosophiques de l’époque. Ainsi, Suzanne Césaire écrit sur « Alain et l’esthétique », « André Breton poète » , « La misère de la poésie », « Misère d’une civilisation ». Georgette Anderson étudie « L’après-midi d’un Faune de Mallarmé et le prélude de Debussy ». On parle de Bernanos, d’Yvan Goll, de Picabia, d’Isidore Ducasse, etc. Mais Ces essais n’ont pas toujours la conviction ni le talent de ceux de René Ménil dans, « Naissance de notre Art », « Orientation de la poésie », « Introduction à 1945 », « La dernière insurrection », « Situation de la poésie aux Antilles ». Ménil bannit toute imitation sclérosée et toute abstraction oiseuse. Il prône un retour à soi, au naturel, en évitant « l’art abstrait des pastiches », l’expression sans con­tenu. Il est temps de cesser de lire la culture des autres pour forger la Sienne. Comme il l’affirme dans l’es­sai sur l’orientation de la poésie : « L’homme délivré un instant de la dictature des choses, conçoit de la vie et de la vérité un idéal qui cesse enfin d’être dérisoire. C’est le temps de la liberté d’esprit. » [5]

L’intention libératrice prônée par les intellectuels martiniquais ne fait pas fi de la pensée d’autrui. Leur recherche est toujours teintée de références culturelles, à l’adresse des poètes et philosophes français. Lorsque Aimé Césaire prétend « maintenir la poésie), il s’appuie dans sa démonstration même s’il croit qu’« Ici poésie égale insurrection », sur, des textes de Baudelaire, Rimbaud, Breton. Sa révolte n’est, à notre avis, que partielle, aucun peuple d’ailleurs ne peut faire table rase du corpus universel des connaissances. Il est étonnant cependant que, ces jeunes, révolution­naires n’aient pas rejeté systématiquement tout emprunt à l’image de l’Autre ; c’est qu’il ne fallait pas simplement réitérer la saisie neuve de l’être mais passer aussi à son application dans un acte purement fondateur.

Il est surprenant de noter, dans Tropiques le manque de contact, avec les civilisations proches, avec le mouvement des Griots de 1937 par exemple, ou les poètes et écrivains haïtiens, Jean Price-Mars Emile Roumer, Jacques Roumain, déjà connus avant la guerre. (Signalons toutefois, que dans un des numéros de la revue, Pierre Ma bille rend compte du Cahier d’Haïti : « Le panorama hattien », mais c’est là, un cas unique). Les rédacteurs de Tropiques sont surtout séduits par le surréalisme parce qu’il correspond à leur souci de révolte et de libération (voir l’article intitulé « 1943 : Le surréalisme et nous », où Suzanne Césaire affirme : « Ainsi donc loin de contredire, ou d’atténuer, ou de dériver notre sentiment révolution­ naire de la vie, le surréalisme l’épaule. Il alimente en nous une forte impatience, entretenant sans fin l’armée massive des négations » [6] et sans doute aussi parce qu’ils ont été tous formés au Quartier Latin des années 30, qui fut la grande époque du surréalisme.

Même quand René Hibran parle de l’art martiniquais – « Le problème de l’art à la Martinique – Une opinion », il n’évite pas certains clichés (rythme africain, persévérance européenne émotion caractéristique de l’Antillais la raison prérogative des Blancs) nés de la sociologie français d’alors et pris plus tard par L.S. Senghor. Autrement dit-il épouse le jeu des perspectives de l’Autre.

La souffrance des Martiniquais celle est comparée à celle des Noirs américains mais, les références de ce genre sont peu nombreuses. Ce sont, surtout des notions, abstraites telles que hasard, mysticisme, inconscient, rêve, esprit (et sa vitesse), qui dominent et reviennent constamment dans les analyses. Dans ces essais, l’approche martiniquaise confère aux hypothèses leurs forces et leurs couleurs. On met aussi, il est vrai, en évidence la dimension historique et folklorique de la Martinique avec des articles comme celui dHenri Stehlé, « Les dominations génétiques des végétaux aux Antilles françaises – Histoires et légendes qui s’y attachent » ou de E. Nonon, « La faune précolombienne des Antilles françaises » ou d’Armand Nicolas, « La traite des nègres ». Dans le domaine de la création on peut mentionner également des contes tel que « Bregantino, Bregantin (conte Négro-cubain) ».

Tropiques contient aussi des comptes rendus de livres. Le plus intéressant est celui de Benjamin Péret sur Le cahier d’un retour au pays natal,- il y salue Aime Césaire comme : (« le premier grand poète nègre qui a rompu toutes les amarres et s’en va sans se souder d’aucune étoile polaire,d’aucune croix du Sud intellectuelle guidé par un seul désir aveugle… [7].

On trouve aussi des conférences telle celle d’Etiemble, tenue à Fort-de-France, et publiée dans sa totalité dans le numéro 11 du deuxième volume. Etiemble étudie en profondeur la contradiction entre l’idéologie de Vichy et la pensée française généralement libératrice et humaniste et en déduit qu’on ne devrait pas voler aux Antillais leur révolution. Dans sa plaidoirie en faveur de la liberté martiniquaise, il utilise « l’excellent français d’un Césaire ». Ceci permet ; donc à Etiemble de mettre l‘accent sur l’importance du langage et du bon usage, argument qui serait faible aujourd’hui mais qui pour l’époque n’étonne pas. Le conférencier souligne les persécutions subies par les périodiques français : Lettres françaises, Le Figaro, et mentionne la proscription de Tropiques de Fort-de-France. Cela donne assez bien l’atmosphères de l’époque où censure, conflit, et division semblent régner. Evoquant l’amélioration des conditions naturelles de l’homme libre, prônée par le libérateur Victor Schoelcher ; sous la seconde République, Etiemble se rappelle que sous la troisième République « les Martiniquais eurent accès aux concours les plus difficiles : l’internat des hôpitaux, l’agrégation, l’Ecole Normale Supérieure [8].

A la suite de ce texte, Césaire publie une « Lettre ouverte à Monseigneur Varin de la Brunelière où il défend son ami le conférencier attaqué par le représentant de l’église. Il montre avec forte documentation les falsifications apportées au texte du conférencier. Il met en lumière certaines injustices de l’église vis-à-vis des hommes de couleur, donnant l’exemple de l’évêque Las Casas qui suggéra de remplacer les Indiens par les Nègres de la côte africaine dans les travaux durs, « ainsi naquit la traite » [9] (Césaire dixit).

Il est impossible de rendre compte de la totalité de Tropiques, vu la diversité des sujets traités et la complexité de ses préoccupations et de ses implications. Nous avons tenté d’esquisser un éventail thématique dans le but de donner un avant-goût à l’éventuel lecteur. Ces deux livres qui constituent l’ensemble de la revue représentent une somme de connaissances poétiques, philosophiques, politiques et scientifiques, bref une richesse historique nécessaire à toute compréhension de l’époque et des problématiques des Antilles et du Tiers-monde en général. Si parfois l’on ressent une certaine hésitation, si le ton n’est pas toujours à la hauteur des aspirations, il n’en reste pas moins que l’apport de ce document est considérable. Grâce à la distance établie, nous pouvons mieux juger la substance synchronique et le diachronique du parcours accompli. Tropiques publié sous cette forme assure au public le « temps de la transmission », pour reprendre la formule de Paul Ricœur. Il reste à souhaiter que nous passions au plus vite au « temps de l’interprétation ».

[1] Vol. J, p. VIII.

[2] Vol. I, p. XXXV.

[3] Vol. 1, N° 2, juillet 1941, p. 28-29.

[4] Vol. l, N° l, avril 1941, p. 32.

[5] Vol. I, n°2, juillet 1941, p. 21

[6] Vol II, n° 8-9, octobre 1943, p. 18

[7] Vol. II, No6-7 février 1943 p 60

[8] Vol II No 11, mai 1944 p 103

[9] vol. II, No 11, mai 1944 p 109