Notes

SENGHOR ET LE MONDE DE NICOLAS MARTIN

Ethiopiques numéros 36

revue trimestrielle de culture négro-africaine

Neuvième année nouvelle série

volume II n°1 premier trimestre 1984

SENGHOR ET LE MONDE de Nicolas MARTIN

ABC, 1979, 176 pages

Dans mille ans, peut-être, il se trouvera des esprits curieux pour tenter de percer l’énigme que le Sénégal constitue en Afrique. Ils voudront certainement savoir comment un petit pays comme le Sénégal avait pu bénéficier d’une audience planétaire si manifestement disproportionnée, au regard de son faible poids économique. Ils voudront savoir par quel miracle le Sénégal était encore épargné, près d’une génération après l’Indépendance, par les grands fléaux africains que sont le tribalisme, la guerre civile, les putchs sanglants des condottieri, le cycle infernal des liquidations physiques perpétrées au grand jour et tendancieusement justifiées par le délire verbal des « Présidents à vie » et autres tueurs galonnés. Ils voudront savoir comment un pays si pauvre en ressources naturelles avait pu rester debout au plus fort de la tourmente d’une récession économique exemplaire… Qu’est-ce qu’ils ne voudront pas savoir sur cette étrange Pirogue qui défie les océans où ne cinglent que les tankers ?

Ils découvriront bien évidemment, que ce petit pays-là est peuplé d’hommes non pas différents des autres, mais pétris dans la glaise d’une démocratie collectivement assumée, celle des profondeurs, pour en avoir très tôt éprouvé les grandeurs et les servitudes, les pouvoirs et les limites. Des hommes qui sucent, pour ainsi dire, la Culture avec leur premier lait. Et l’on sait que le substrat de la véritable démocratie est d’essence culturelle.

Mais ce sont là des potentialités, un héritage qui n’implique, au départ, aucune prise de conscience. Ces potentialités, il restait à les traduire dans les faits par la volonté politique. A dire que la Culture doit présider à tous les actes quotidiens de l’Homme. Et à dépasser le stade de la simple énonciation. A dire que l’instauration d’un nouvel ordre économique mondial passe par celle d’un nouvel ordre culturel. Et à se battre pour l’avènement de cet ordre-là. A dire que l’Homme est au commencement et à la fin du développement. Et à faire descendre sur le terrain cette vérité de La Palisse.

Il restait encore à trouver un guide qui s’en irait de par le monde, en disant : « Voici comment nous appréhendons l’Homme Intégral au Sénégal. Voici notre conception du gouvernement de la Cité ». Et ayant dit cela, de reconnaître modestement que ce qui est accompli au Sénégal ne servirait à rien si l’exemple ne faisait pas tache d’huile. D’où l’appel à édifier de concert une Civilisation pan-humaine : fondée sur le dialogue des cultures.

Ce guide, le Sénégal l’a, une génération durant trouvé en Léopold Sédar Senghor, l’illustre Président-Poète, le Chantre de la Négritude le visionnaire de la Civilisation de l’Universel.

Dire comment le Sénégal est devenu une figure de proue, c’est, en définitive, soulever la problématique du prodigieux destin de Senghor. Et c’est à cela que Nicolas Martin nous convie. Certes, d’autres l’ont fait avant lui, mais oublions-les pour rester dans notre propos. Bornons-nous à constater que l’auteur répond maintenant aux questions que nous soulevions d’emblée et que dans mille ans, peut-être, les ausculteurs de peuples vont se poser. Cependant nul doute qu’ils aboutiront au même dénominateur commun à savoir, le phénomène senghorien, puisque telle est l’évidence consacrée par l’Histoire.

Notre démarche ne vise pas à évacuer le contenu de toutes les composantes de la problématique senghorienne, mais à en souligner l’exemplarité.

Senghor et le Monde est divisé en trois parties auxquelles il faut adjoindre des annexes assez copieuses, initiation à l’organisation politico-administrative du Sénégal, complétée par une nomenclature de faits saillants (1959-1978). Nous n’oublierons pas de mentionner une bibliographie sommaire, qui n’est pas sans intérêt pour ceux que Nicolas Martin aura laissés sur leur faim et il s’en trouvera sûrement pour regretter qu’un si vaste sujet n’ait mérité que 141 pages. Numériquement, la 2e partie tient le pLus de place, ce qui est normal puisqu’elle traite des grands principes impulsant l’action de Senghor. Elle aurait même pu être étoffée davantage, pour respecter une certaine logique factuelle.

Il n’était peut-être pas nécessaire de dévoiler au lecteur les dessous de la Pacification. Mais il est certainement instructif pour lui de savoir comment l’Afrique, malgré De gaulle prêchant le resserrement des liens de l’Union, s’est acheminée en ordre dispersé vers l’autonomie interne, puis vers la souveraineté internationale. Nous savons de quelle façon Léopold Sédar Senghor y a contribué, en dépit de son horreur de la « Balkanisation », corroborée avec éloquence par l’érection de l’éphémère Fédération du Mali. Donc, il fallait « penser et agir par soi-même et pour soi-même ».

Sa volonté de préserver l’unité de l’Afrique par la constitution de grandes entités régionales, avec intégration économique, achoppera sur le double écueil politique et économique. On n’a pas su accorder les violons, les intérêts égoïstes ayant généré des goulots d’étranglement et les Etats aisés craignant d’avoir à subventionner les budgets anémiques des Etats moins nantis.

Sachant ce que Senghor a réussi dans son propre pays, il n’est pas douteux que son dessein fédéraliste aurait pu être concrétisé. Lui, il a su résister aux séductions de l’Etat clérical. Nos 8 régions, si inégalement pourvues en ressources, auraient, manipulées par des mains moins habiles, éclaté sous les remous centrifuges. Nos tribus coexistent pacifiquement, malgré leurs intérêts parfois antagonistes. Sans nécessité prouvée, les partis prolifèrent, et aucun, que nous sachions, n’a jamais songé à mettre en question l’intégrité du Sénégal.

Or ce sont là quelques-uns des grands maux, sinon les plus grands, qui empêchent l’Afrique d’aller en masse au rendez-vous du donner et du recevoir. Le Sénégal, bien entendu, n’est pas l’Afrique en sa diversité. Mais sa remarquable stabilité prouve la justesse de la pensée politique de Senghor et la viabilité de son dessein fédéraliste.

« Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur… » chante le coryphée d’Hosties Noires.

Un son de cor perdu ! Dans cette grisaille de jeunes managers à l’épreuve du pouvoir, Senghor détone. Et pas seulement à cause de sa formation académique. C’est que le tout premier, il a ouvert des brèches dans l’Assimilation, en brandissant la flamberge de la Négritude. Il en fallait, du toupet, pour oser le faire, quand l’intelligentsia noire était quasi unanime, à refuser de démordre de sa francité – nous ne dirons bas de sa blancitude ! Mais il fallait surtout de l’originalité dans sa foi en l’Homme noir pour prôner « l’autocréation de l’homme par l’homme, c’est-à-dire par la Culture ». Et Senghor, ayant réfléchi au destin des grandes civilisations, ne pouvait pas ne pas voir le salut de l’Afrique dans l’érection de grands ensembles fédératifs.

Si Senghor s’est attaché à dénoncer la Balkanisation avec tant d’acharnement, c’est qu’elle semble apporter de l’eau au moulin de ceux qui disent que les Africains sont incapables de mettre de l’ordre chez eux, et que par conséquent ils n’ont pas à donner des leçons quant au rapport économique des nations. Ce qui, il faut en convenir, ne milite pas en faveur de la participation de l’Afrique au nouvel ordre économique mondial, pour l’avènement duquel Léopold Sédar Senghor se bat depuis si longtemps.

D’aucuns, qui ne voient en Senghor qu’un idéaliste égaré, qualifient d’« angélisme » et d’ « utopie » sa thèse de la prépondérance des valeurs culturelles. Or dans un monde dominé par l’argent, quel pourrait être le recours d’une Afrique- le Tiers-Monde en sa fraction- dont l’infériorité, précisément, est d’ordre économique, avec son corollaire : le retard technologique ? A l’évidence, il s’agissait d’abord de faire pénétrer le fait culturel nègre dans la conscience collective des hommes. Encore que l’Afrique ne puisse être réduite à sa seule composante noire.

Nous ne disons pas que Senghor y a pleinement réussi- l’évaluation doit en être différée jusqu’à l’horizon 2000 -, nous disons que l’étape de la révélation des peuples d’Afrique en tant que civilisation primordiale était nécessaire. Voyez : une Afrique sans civilisation, donc sans culture majeure, n’aurait aucune chance de s’opposer à l’hégémonie des nations technologiquement avancées, partant de s’ériger en partenaire économique valable. A preuve, la détérioration des termes de l’échange – ce grand fléau de la contre-Culture et de la Décadence.

Au demeurant, Senghor ne s’est pas borné à crier sur les toits la prépondérance de la Culture. On ne l’aurait pas pris au mot. Il s’en est remarquablement servi comme fer de lance de sa politique étrangère.

Premier à avoir eu l’idée d’organiser un Festival Mondial des Arts Nègres, il est aussi le premier à avoir érigé un établissement (il s’agit de l’Université des Mutants) à la vocation unique dans le monde pour en faire le haut temple de ce dialogue des cultures auquel il s’est voué corps et âme. Et n’est-il pas significatif que le héraut de la Civilisation de l’Universel ait, pour ce faire, choisi Gorée la Martyre ? Ce lambeau de terre qui n’est finalement d’aucun continent, et pour lequel tant de peuples ont fourbi les armes. Juste revanche du vieux fonds de l’Homme.

Il n’est pas douteux que Senghor ait vécu sa négritude comme « une culture et un comportement ». Et qu’est-ce qu’un comportement, si ce n’est une réadaptation sans cesse corrigée à l’évolution des psychologies et des attitudes ? C’est dire que Léopold Senghor, toujours attentif aux données objectives de la vie, n’est rien moins qu’un rêveur perdu dans sa chimère. Cet homme de paix et de dialogue dont l’ambition est de faire du Sénégal une « nouvelle Athènes nègre  », n’a jamais ignoré l’importance de la force, le rapport dialectique entre une diplomatie performante et une défense opérationnelle. L’Armée sénégalaise s’est ainsi bâti une « vocation stabilisatrice », en complément de cette politique de dialogue et de paix dont Senghor dit qu’elle est la « condition sine-qua-non du développement ».

On ne dira jamais que les intérêts vitaux du Sénégal étaient menacés au Zaïre, par exemple. Et pourtant quand le dialogue a échoué, Senghor a toujours su se « réadapter » pour faire de sa main tendue, un poing fermé.

C’est que près d’une génération après la Balkanisation de l’Afrique, Senghor est resté fidèle à son rêve de grands ensembles économiquement intégrés. Et s’il n’a pas été en son pouvoir d’en faire une réalité, il continue à s’opposer, au besoin par les armes, à ce que les chances d’une telle ère ne soient irrémédiablement hypothéquées par la division artificielle des peuples d’Afrique.

Mais si ce rêve devient réalité, Léopold Sédar Senghor, aujourd’hui retourné à sa vocation fondamentale d’homme de Culture et reçu à perpétuité dans le Panthéon des Immortels, y aura grandement contribué. Et nous pourrons nous présenter au « rendez-vous du donner et du recevoir » pour communier avec lui dans l’Africanité.