Littérature

ONIRISME ET CREATION ROMANESQUE DANS LE JEUNE HOMME DE SABLE DE WILLIAMS SASSINE

Ethiopiques n°83.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2009

Ecrivain guinéen de talent, Sassine se présente comme un iconoclaste jusqu’au bout de sa plume. Sa quête d’une écriture libérée et novatrice l’installe d’emblée parmi les auteurs qu’on peut qualifier, comme l’a fait Eric Sellin, de « nouveaux romanciers africains » [2]. Rénovateur du roman africain, Sassine l’est par sa thématique et par son esthétique. En effet, le lecteur est frappé par sa technique narrative et son écriture novatrice, comme le soutient Jacques Chevrier, quand il écrit : « La modernité de l’écriture de Sassine s’affiche également au moyen d’un certain nombre de procédés qui l’apparentent au ″nouveau roman″ » [3]. Un système d’écriture très marqué par des techniques d’avant-garde.

C’est donc à juste raison que nous accordons un intérêt particulier à son troisième roman. Le Jeune homme de sable, qui se présente comme le plus achevé. En effet, le lecteur est « frappé par la beauté de la narration et de l’écriture » [4]. Ce roman de 185 pages marque la dérive de Sassine vers le symbolique et l’allégorique. Il est traversé par une série de dérives : rêves, cauchemars, délires et monologues intérieurs. L’œuvre s’ouvre de façon inhabituelle sur un étonnant tissu de rêves et de cauchemars.

Il apparaît donc intéressant de réfléchir sur la question du rêve dans la création romanesque. Il s’agit de voir comment Sassine exploite le rêve et quel est le parti qu’il en tire dans sa technique narrative.

Nous aborderons la question en étudiant d’abord l’univers du rêve, ce monde fantastique et ambivalent avec ses êtres étranges et insaisissables. Ensuite, nous verrons en quoi l’onirisme constitue chez Sassine un procédé littéraire et, enfin, comment il est mis au service d’ une forme efficace de satire.

  1. L’UNIVERS ONIRIQUE, UN MONDE FANTASTIQUE ET AMBIVALENT

Dans l’univers onirique, il n’y a plus de limites et l’anormal peut devenir normal et vice versa. C’est le règne de la fantaisie, de l’irrationnel, du surnaturel, de l’extravagance, du désordre. Chez Sassine, l’imaginaire onirique est très important, ne serait-ce que par la présence des rêves et des cauchemars dans Le Jeune homme de sable. On note également la présence d’êtres étranges et insaisissables, des espaces de rêve non localisables et un temps fantaisiste.

La récurrence des rêves, rêveries et des cauchemars

Dès l’incipit, on se trouve dans un univers onirique. Le roman s’ouvre sur un cauchemar :

Une tête s’encadre à la fenêtre, avec un flot de nuit encombrante dans la chambre […] En même temps que la lumière revenue, un œil grandit à travers la serrure de la porte, globe blanc roulant dans les sens son disque noir. […] J’étouffe, et ce ricanement méprisant du géant-à-crinière, assailli de tous les côtés, auquel se mêlent les cris de haine des mendiants !

L’école est juste à côté des grosses montagnes de cailloux…

« Tu n’es pas encore parti à l’école ? »

Il sursauta si violemment que le lit grinça (p.11-24).

Ce rêve pénible d’Oumarou s’étend sur un chapitre entier du livre (chapitre 1). Dès morceaux de son cauchemar lui reviennent à l’esprit tout au long du roman (p.28, 31, 40, 41, 45, 54, 75, 104 et 108). Par exemple, lors de la visite d’Oumarou à Tahirou en prison, « le fragment de son cauchemar, où Tahirou le pourchassait, lui [revint] à la mémoire » (p.104) ; et, parfois, « il avait l’impression de revivre son cauchemar » (p.108). Outre cela, on a les rêveries de Papa Ibrahim (p.26, 126) et le rêve d’Ousmane (p.128). Tous ces rêves, rêveries et cauchemars donnent au lecteur l’impression d’un incessant va-et-vient entre le réel et l’irréel. On se retrouve dans un autre monde avec des êtres étranges.

Des êtres étranges et insaisissables

Dans le roman, les êtres qui peuplent le rêve d’Oumarou sont étranges et insaisissables. Ce sont des êtres bizarres, aux formes surprenantes : mi-homme mi-animal, des « hommes-à-crinières » (p.23). Même pendant que le Guide s’adresse à l’une de ces créatures étranges, « sur les épaules de certains hommes assis poussent de petites crinières » (p.23). Une fois métamorphosés, ces hommes perdent leur condition d’homme pour épouser la nature animale : « L’homme-au-carnet s’asseoit et ses compagnons m’entourent de leur corps et de leur odeur de fauve » (p.17). Ces « figures immondes » [5] se caractérisent par leurs formes imperceptibles et indéfinissables. Oumarou est hanté par un œil sans corps : « Un œil volète autour d’Oumarou avec des battements de ses lourdes paupières » (p.13). On note aussi la présence d’une main bandée de blanc qui menace Oumarou. Le lecteur perçoit dans ce rêve des formes vagues, des ombres et des silhouettes.

Compte tenu du caractère évanescent des personnages oniriques, aucun détail n’est fourni à propos de leur état civil, leur corps, leur âge ou leur taille. Même à la fin du roman, il est difficile de dresser le portrait physique d’Oumarou. Avec le monde du rêve, les personnages deviennent ternes, insaisissables. La vraisemblance et le fantasmatique donnent au roman de Sassine une autre dimension et l’installent dans l’imaginaire.

Un espace non localisable et un temps fantaisiste

Dans Le Jeune homme de sable l’espace dans lequel se passe le rêve n’est pas localisable. On se trouve dans un monde fantastique, merveilleux. Sahiri Katouho, parlant du monde du rêve, écrit : « Le lecteur est plongé dans un monde fascinant et étrange. Il éprouve l’impression d’avoir franchi les limites du connu, la sensation d’être plongé dans un curieux univers obsessionnel, fantastique, cruel, onirique… » [6]. Ainsi, ce qu’on voit et fait en rêve ressemble par moments à des hallucinations. D’où la possibilité de faire des choses qui défient les lois physiques, telles que voler comme Peter Pan ou tomber d’une falaise sans se blesser.

Dans le roman, précisément dans le rêve d’Oumarou, les déplacements se font par sauts et au pas de course. « Un saut jusqu’à la maison de mon père ; un autre saut jusqu’à la maison suivante. Bientôt la route noire et gluante de son goudron fondu » (p.12). La vieille Halima, une des protagonistes, pour regagner sa case, joint les pieds et à l’instar d’un volatile s’élance dans sa case. Les êtres et les choses apparaissent comme par enchantement. « Mon sauveur disparaît, avalé par une ombre, et je reste perdu au milieu d’hommes et de femmes nus ou misérablement vêtus », révèle Oumarou (p.14). Ce qui arrive à Oumarou est hallucinant : la maison du parti où il se retrouve en rêve est envahie par une fumée noire qui descend du plafond en tourbillonnant ; du sang qui gicle devient un torrent qui monte jusqu’aux genoux. Les photos du Guide accrochées au mur s’animent tout d’un coup et ordonnent : « N’écoutez jamais ceux qui cherchent à nous diviser. Agissez comme cet homme… » (p.21). Il est aussi l’objet d’une chasse à l’homme : « Une femme se relève parmi les cadavres ; elle me court après et colle en passant la tête de Tahirou à son tronc. Il se lève et tous deux me pourchassent, l’homme-aux-amulettes, avec sa tête de chien, et le fils de Papa Ibrahim ; et tous les autres se joignent à eux » (p.22). C’est dire que dans le rêve l’impossible devient possible.

Dans le roman, ni la cité ni l’espace onirique ne sont localisables. Seuls trois lieux sont nommés dans le rêve d’Oumarou : la maison du père d’Oumarou, l’école, et la maison du parti. Mais le lecteur est incapable d’indiquer le pays ou la cité concernée. Cette cité anonyme aux confins du désert pourrait être assimilable à n’importe quelle pays ou ville. Ainsi, si l’auteur n’a pas situé le récit dans un espace référentiel, c’est tout simplement par souci de généralisation.

Le temp, dans Le Jeune homme de sable, est purement fantaisiste et indéterminé. Il est parfois déformé, dans le rêve, de telle sorte que le passé semble présent. Dans le rêve, le temps suspend son vol. Il apparaît comme suspendu et marqué du sceau de la brièveté. Les différentes actions se passent très rapidement : « Tout va trop vite… », révèle Oumarou.

Egalement, rien ne permet de percevoir une chronologie claire du récit. Les dates sont fantaisistes. Dans le roman, seulement trois dates sont indiquées avec précision : « 23 nov. 65 » (p.92), « 8 dec 69 » (p.94) et « 8 mars 71 » (p.95). En dehors de ces dates, le temps demeure incertain, abstrait et confus. C’est un temps indéterminé, chaotique car les personnages évoluent dans un univers onirique, un monde incontrôlable. Le temps onirique qui défie « le temps des horloges et des calendriers » [7] fait perdre la notion du temps à Oumarou : « Tout a commencé, il y a trois ou quatre jours. Je ne me souviens pas exactement de la date » (p.146). La temporalité se trouve ici subvertie et, par cette pratique, on a l’impression que Sassine veut « détemporaliser le temps » [8].

A vrai dire, le procédé du rêve impose une certaine orientation à la construction esthétique du roman.

  1. L’ECRITURE ONIRIQUE, UNE ESTHETIQUE DU SAUT

Le traitement que Sassine fait du rêve lui permet d’innover au niveau de la structure narrative du roman. Pour le lecteur non averti, habitué au roman traditionnel, lire l’œuvre de Sassine, c’est s’échiner à « mettre en place les morceaux d’une modernité écartelée » [9]. Il s’agit de montrer le caractère novateur de la structure narrative du roman de Sassine. Pour ce faire, nous nous intéresserons à la désarticulation narrative et à la pluralité de voix narratives.

La fragmentation narrative

Le roman de Sassine rompt avec le principe de l’intrigue unique et simple. L’écriture sassinienne ne se fige pas « autour d’une histoire centrale développant une action principale dont les divers moments se suivent avec peu d’anachronies narratives » [10].

Contrairement au roman traditionnel qui se caractérise par un parfait agencement de l’intrigue, le roman de Sassine est une « confusion organisée » [11]. Confusion dans la mesure où l’intrigue du roman de Sassine est fragmentée, morcelée. Cette désarticulation narrative sème la confusion chez le lecteur qui doit participer activement à la construction de l’œuvre. Toutefois, cette fragmentation, ce morcellement de l’intrigue apparemment confuse sont, en réalité, méthodiquement organisés. Sassine multiplie les intrigues, les histoires au sein d’autres récits. Dans le roman de Sassine, nous avons une histoire et des historiettes. Illustrons nos propos.

Avec ce roman, Sassine multiplie les intrigues, les histoires au sein du même récit. Le récit principal (l’histoire d’Oumarou) est envahi par d’autres histoires secondaires. Dans cette œuvre de 185 pages on compte huit histoires : on a l’histoire centrale d’Oumarou (le jeune homme de sable) dont l’évolution psychologique constitue le plus clair de l’ouvrage ; on a l’histoire de Bandia (domestique du député Abdou). Cette histoire débute au chapitre 5 de la première partie, et retrace l’enfance rurale de Bandia, son arrivée en ville et sa misère actuelle. Ce récit pourrait faire l’objet d’un roman à part. L’histoire de Bandia se déroule sur plusieurs séquences narratives : elle occupe les chapitres 5 et 8 de la première partie (Le Lion) ; les chapitres 5 et 8 de la seconde partie (Le Mouton) les pages 97 et 121, et d’autres encore.

On a aussi l’histoire du Guide (chapitre 3 et 9 de la première partie). Le narrateur relate son éducation, sa lutte pour le pouvoir, ses idéaux passés et sa cruauté actuelle. Il y a également les aventures du proviseur contestataire Tahirou, des comploteurs et du foyer du député Abdou. L’intrigue du Jeune homme de sable est complexe : plusieurs histoires sont racontées au lieu d’une seule et même histoire linéaire du début à la fin. Egalement, en plus des séquences oniriques qui brisent la linéarité du récit, l’auteur multiplie les digressions et intègre à son récit maints éléments (poèmes, conférence de presse…) qui viennent interrompre la narration. Toutes ces histoires sont dans une « concordance discordante » [12], à l’instar du monde du rêve. En effet, la plupart des rêves ont la forme d’histoires entrecoupées, faites en partie de souvenirs, avec de fréquents déplacements de scène. C’est sur ce modèle que sont construites les différentes histoires du roman. Cette « technique » du rêve, du désordre, de l’anarchie où chacun, quand il le veut, peut prendre la parole et s’exprimer, se retrouve dans le roman de Sassine. Effectivement, dans Le Jeune homme de sable, l’acte d’énonciation se caractérise aussi par la pluralité de voix narratives. On a plusieurs narrateurs : le narrateur, le professeur Wilfrang, Oumarou, le Guide, et Hadiza. Tout comme en rêve, il n’y a plus d’ordre, de hiérarchie, de norme et c’est le règne du désordre où l’anormal devient normal ; dans ce roman les différents narrateurs s’expriment quand ils en ont l’occasion.

Le premier chapitre du livre est un tissu de rêves et de cauchemars. Le narrateur est ici un « je » (Oumarou). Tout se passe dans sa tête. C’est un narrateur autodiégétique. Ce « je » qui ouvre le récit sera remplacé dès le chapitre 2 par un « il ». Si le narrateur extradiégétique (il) demeure le même jusqu’à la fin du roman, ce n’est pas le cas de la première personne (je). Le « je » sera fonction des histoires, tantôt ce sera Oumarou, tantôt le professeur Wilfrang, tantôt le Guide, etc. Dans le chapitre 3, par exemple (p.31-36), le « je » est le professeur Wilfrang qui donne une conférence de presse à l’aéroport quelques minutes avant son embarquement pour la cité du Guide. Le texte restitue directement les questions et les réponses des interlocuteurs. L’on assiste à un jeu sur le « je »(Wilfrang et journalistes). Les interventions du narrateur (il) tiennent lieu de didascalies :

– Ne pensez-vous pas, professeur, que c’est une imprudence ?

Il regarda sévèrement le journaliste qui venait de l’interrompre, avant de sourire à la photo de Nicole comme pour la prendre à témoin de la bêtise de la question.

– Si je le pensais, je resterais ici. J’ai autant de respect pour la vie d’un Noir que pour celle de n’importe qui d’entre vous (p.32).

Le narrateur (il) ne se pose pas en instance stable et autoritaire. Il cède sa place de racontant à d’autres qui parlent à la première personnne (Oumarou) ou qui s’adressent à leurs voisins, leurs concitoyens. L’exemple type se trouve aux pages 90 à 98. A l’incipit, le narrateur (il) informe de la convocation d’Oumarou par son père, puis il relate leur rencontre (lieux et circonstances). Ensuite, le narrateur (il) cède la narration au député Abdou. Celui-ci prend la parole pour tancer son fils dont il récapitule les frasques. Les remontrances et les pensées d’Oumarou nous sont révélées par lui-même. Pour faire la différence entre ces deux « je »(Oumarou et son père), les interventions d’Oumarou sont mises entre parenthèses :

…C’est grâce à moi que tu n’as pas été exclu définitivement…

(…C’est vrai que depuis ton intervention publique dans l’affaire Tahirou, tu étais devenu président de l’association des parents d’élèves, député, et tu ne cachais pas que le Guide t’écoutait parfois…) (p.95).

Dans ce seul chapitre 2 de la deuxième partie, nous distinguons une narration avec un narrateur extradiégétique, des paroles relevant du monologue simple et un flot d’analyses et de monologues intérieurs donnés par Oumarou à la première personne.

On retiendra que l’écriture onirique chez Sassine provoque des récits fragmentés, désarticulés, et une polyfocalisation. Avec cet « art du tourniquet » [13], le narrateur qui est « un personnage de fiction en qui l’auteur s’est métamorphosé » [14] se trouve lui-même métamorphosé. L’instance narrative s’est éclatée. Chez lui, le narrateur omniscient, « objectif et olympien » [15], a disparu pour faire place à une instance narrative plurielle dans des intrigues éclatées. Cette fragmentation narrative va imposer une construction particulière du roman.

Une structure concentrique, un récit par saut

Le Jeune homme de sable a une structure concentrique. Il est construit à l’instar d’une boîte chinoise dans laquelle les histoires les plus petites sont enchâssées dans les plus grandes. Dans Le Jeune homme de sable, on a la forme du roman et de la pièce de théâtre. Même si la structure n’est pas celle d’une pièce de théâtre, le lecteur y rencontre un mode narratif inhabituel dans un roman. Il s’agit de la distribution de répliques, qui rappelle tout de même une mise en scène théâtrale. La conversation entre le député Abdou et son fils Oumarou, au cours de laquelle les réflexions de ce dernier sont superposées aux propos du père en est un exemple. Lors de ce dialogue entre père et fils (p.92-95), les interventions du père sont entre guillemets et celles du fils entre parenthèses. Voici un extrait :

…Tu avais promis de m’écouter quand je t’ai fait libérer. Mais peu de jours après, on t’a surpris avec ce fâcheux tract qui parlait de couilles et de militaire. Heureusement que je suis intervenu…

(Après notre grève, c’est le surveillant qui est allé me dénoncer. Il croyait que c’était Tahirou qui m’avait encouragé à l’écrire. Tu as réussi, à ton tour, à tout faire endosser par mon meilleur ami, Ousmane ; tu savais que c’était un fils de pauvre…) (p.94).

En outre, on note l’alternance du discours de Mariama avec la rêverie de Papa Ibrahim. Tous les deux se croisent chaque fois que le vieux paralytique extériorise, par le sourire ou les larmes, ses souvenirs de son fils disparu. En voici quelques exemples :

-Vous souriez, Papa Ibrahim ? Pourtant, c’est la vérité…

Non, ce jour-là il n’avait pas souri. Il était retourné tristement dans sa case (p.126).

Et quelques pages plus loin :

-Mais tu pleures, Papa Ibrahim. Moi aussi, j’ai pleuré lorsqu’elle m’a raconté ce qu’elle a enduré ce jour-là ; elle ne vous a pas tout dit… (p.128).

Enfin, les trois dernières pages du roman se présentent comme un dialogue entre une « voix » et Oumarou apparemment agonisant dans un désert.

  • Ne pleure pas, Oumarou, dit la voix.
  • C’est ta faute. Pourquoi m’avais-tu abandonné ?
  • Je rôdais en ville… J’ai trouvé un corps.
  • De quoi parles-tu, petite voix ?… Mon Dieu, que ça me fait mal (p.182).

De plus, dans Le Jeune homme de sable, on a une architecture du récit plus complexe, apparemment désordonnée et chaotique. Le roman a une structure qui impose une lecture par saut de pages comme dans un rêve. Le lecteur, comme quelqu’un qui vient de se réveiller après un rêve, est obligé de se livrer à un travail de recomposition pour suivre l’agencement des épisodes dans le récit.

Le roman est constitué de trois parties portant chacune le nom d’un animal. La première partie « Le Lion » compte neuf chapitres (p.11-72). La deuxième, « e Mouton », en a huit (p.75 à 136). La dernière, « La Lionne », contient quatre chapitres (p.139-185). Mais le mode d’emploi de Le Jeune homme de sable contraint le lecteur à reconstruire l’œuvre. En effet, pour suivre les différentes histoires, il doit lire en sautant des pages. Par exemple, pour comprendre l’histoire d’Hadiza, le lecteur doit sauter de la première partie à la deuxième, puis à la troisième partie du roman. Il lit le chapitre 2 de la première partie (p.24 à 31), puis passe à la lecture du chapitre 6 (p.121 à 123) de la deuxième partie du roman intitulée « le Mouton ». Enfin, il achève sa lecture au chapitre 3 dans la troisième partie (p.159). Toutes les histoires sont organisées sur ce modèle. Tout cela empêche une lecture linéaire et commode de la trame. Cette technique du récit par saut confère au roman de Sassine l’intensité et la densité des romans qui ne sont pas faits pour la lecture de loisir.

A l’instar du cauchemar d’Oumarou où les personnages se déplacent par saut, le mode d’emploi du Jeune homme de sable oblige le lecteur à sauter, dans la première partie du roman, du chapitre deux aux chapitres quatre et six, puis au premier et deuxième chapitres de la deuxième partie. Toujours dans la première partie (le lion), il effectue un autre bond du chapitre cinq au huit. Ensuite, du cinquième au chapitre huit dans la deuxième partie. Dans la même logique, nous passons du chapitre quatre (partie II) au chapitre sept (partie II). Tout cela crée un brouillage narrationnel. Si les romans de Sassine peuvent paraître difficiles, le style et la recherche formelle qui les caractérisent continuent de séduire et de fasciner. Cette incohérence diégétique est un élément des récits postmodernes. L’écriture postmoderne s’opposant aux notions d’ordre, de règles, d’autorité, instaure un nouvel ordre du discours : le désordre de l’hétérogène.

Par le mode de composition imprimant au récit la forme de pièce de théâtre et la technique du récit par saut, Sassine se démarque de la tradition du récit romanesque. Ces différentes formes, dans tout le roman, sont enchâssées les unes dans les autres comme des poupées gigognes. Avec Sassine, le roman fait sa mue. Chez lui, il devient le réceptacle de toutes les formes. C’est donc dire que, par ses formes, le roman de Sassine est aux antipodes des « us et coutumes » qui président à la composition d’une œuvre romanesque normale. Avec Sassine, nous assistons à un mélange des formes. Le roman retrouve son élasticité et sa malléabilité. Il « dévore (…) toutes les formes » [16]. On peut donc dire que le roman de Sassine n’a pas une forme, mais des formes. Par la forme compositionnelle de son roman, Sassine innove. Cette quête l’a conduit vers une nouvelle esthétique, celle du fragment.

Pour tout dire, le procédé du rêve impose une certaine orientation à la construction esthétique du roman. En effet, l’incessant va-et-vient entre le réel et l’irréel, entre la réalité et l’onirique, confirme l’ambivalence et l’ambiguïté de l’écriture sassinienne. La vraisemblance et le fantasmatique donnent à son roman une autre dimension et l’installent dans l’imaginaire. Disons-le, l’œuvre de Sassine est traversée, d’un bout à l’autre, par l’onirisme : rêves, rêveries, cauchemars, monologues intérieurs et délires. Sans aucun doute, l’orientation nouvelle donnée au roman par Sassine pose l’onirisme comme un horizon de lisibilité de l’œuvre.

  1. L’ONIRISME : UNE FORME DE SATIRE CHEZ SASSINE

Les rêves – sources de vérités intérieures – sont des messages et un moyen d’information et de révélation. En effet, « d’après la théorie de Freud, tout rêve recèle un désir refoulé, et les racines les plus profondes de ce désir appartiennent à l’enfance du rêveur » [17]. C’est dire que le rêve révèle les désirs les plus secrets de l’individu. Mieux, le rêve « prémonitoire » [18] annonce ce qui doit arriver aux êtres et aux choses. En dehors de cela, le rêve cache un contenu latent derrière le contenu manifeste. « La censure ne tolère pas que nos désirs secrets se dévoilent en rêve sous leur vrai visage, elle contraint à l’obscurcissement de la tendance réelle du rêve par la « déformation propre au rêve » [19]. Ainsi donc, une scène onirique est comme un canular. On pourrait se cacher derrière le rêve pour dire la vérité, car les rêves sont un mélange de fiction et de réalité. C’est justement cet aspect du rêve, cette possibilité qu’offre le rêve que Sassine utilise dans son œuvre. Le Jeune homme de sable s’ouvre sur un cauchemar qui semble prémonitoire. Ce rêve est un résumé de l’œuvre, car toute la diégèse s’avère être un prolongement ou un développement de ce qui a été vu en songe. Mais, de manière voilée, il sert à faire la satire du régime en place, car selon Karl Abraham, une « élaboration onirique très vaste s’effectue pour contourner la censure » [20].

En effet, dans son rêve, Oumarou est terrifié par la présence d’un œil voltigeur. Cet « œil » est une métaphore symbolisant le régime de Sékou Touré. Régime dictatorial dans lequel le « PDG » contrôlait tout et surveillait les agissements des uns et des autres. Sous l’ère Sékou Touré, les intellectuels étaient brimés par le pouvoir qui, craignant d’être renversé, s’armait de « mille arêtes coupantes » (p.12) pour les anéantir ; ce qui eut pour corollaire les nombreux exils politiques. Sassine en fut une des victimes.

La technique du rêve donne des libertés à l’écrivain. Dans le rêve, rien n’est interdit. Ce qui est censuré dans la vie courante ne l’est pas dans l’univers onirique qui se révèle le lieu de la réalisation des désirs refoulés. L’onirisme apparaît du coup comme une nouvelle forme de satire sociale et politique, une satire non pas ouverte, mais déguisée. L’auteur a soigneusement évité de camper le récit dans un chronotope très précis et connu. Il a plutôt inventé une ville anonyme, située quelque part dans un désert, et tout se passe comme en rêve. L’anonymat a valeur de généralisation et d’universalisation. L’anonymat spatial et l’indétermination géographique, selon Pierre N’DA, sont un procédé littéraire. Notre propos rejoint et s’appuie sur sa judicieuse analyse de l’univers spatio-temporel chez Maurice Bandaman. Il écrit avec pertinence :

Ses récits acquièrent ainsi une dimension universelle et intemporelle. Les réalités décrites dans la République de Iske, c’est-à-dire de partout et de nulle part, sont valables pour ici et pour ailleurs, pour aujourd’hui et pour demain, sont applicables plus ou moins à tous les pays du monde où se posent les mêmes problèmes. « La République démocratique iskaine » dans La Bible et le fusil se présente, par son indétermination, comme un espace symbolique : il ne désigne aucun pays précis, mais renvoie à tout pays, en Afrique et ailleurs, où règnent l’oppression et l’injustice, où les peuples luttent pour se libérer des pouvoirs politiques tyranniques. Cette ouverture au monde traduit le désir de cet auteur de dépasser le cadre de son pays, les frontières géographiques, pour s’intéresser à tous les peuples qui, quelque part dans le monde, vivent et subissent la même domination et la même misère [21].

Cette nouvelle forme de satire affiche une certaine prudence à l’égard de la « rage vindicative des pouvoirs décriés » [22]. En usant de subterfuge pour créer un espace imaginaire qui semble ne point exister en un endroit localisable, Sassine se crée un espace de dénonciation tout en évitant la censure etl’emprisonnement.Le rêve est un moyen pour lui de tromper la vigilance des oppresseurs, et l’onirisme s’avère, pour ainsi dire, une nouvelle manière de romancer. L’onirisme est un élément caractéristique de cette écriture ambivalente et ambiguë.

CONCLUSION

Au terme de cette réflexion, il ressort que l’onirisme donne une orientation nouvelle au roman. L’onirisme permet à Sassine d’innover au plan esthétique. L’univers du rêve étant un monde fantastique et ambivalent, le cadre spatio-temporel est purement fantaisiste. Les personnages du monde onirique sont des êtres étranges, insaisissables, des personnages ternes. L’incessant va-et-vient entre le réel et l’irréel entraîne un véritable brouillage. L’écriture de l’onirique donne au roman sassinien une structure narrative innovante. La fragmentation diégétique et la structure concentrique du roman font du Jeune homme de sable, un récit par saut. L’onirisme s’avère aussi être une nouvelle voie pour le roman africain. Chez Sassine, il est une forme de satire. L’onirisme est une écriture moderne qui puise à toutes les nouvelles formes de création romanesque : nouveau roman, postmodernisme, etc.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[1] Université de Cocody-Abidjan, Côte d’Ivoire

[2] SELLIN, Eric, « Ouologem, Kourouma et le nouveau roman africain », dans Littératures Ultramarines de langue française, Sheerbrooke, Naaman, 1974.

[3] CHEVRIER, Jacques, « Williams Sassine : des mathématiques à la littérature », in Notre Librairie, Paris, adpf, n°88/89 juil/sept 1987, p.117.

[4] CLAVREUIL, Gérard, « Note de lecture de Le Jeune homme de sable de Williams Sassine », in Notre Librairie, Paris, adpf, n°88/89 juil/sept 1987, p.194-195.

[5] DABLA, Sewanou, Les nouvelles Ecritures africaines, Paris, L’Harmattan, 1989, p.122.

[6] SAHIRI, Katouho Léandre, Fernando Arrabal et le surréalisme – Etude des données fondamentales du surréalisme dans l’œuvre dramatique de Fernando Arrabal, Thèse de doctorat, Université de Paris III – La Sorbonne Nouvelle, juin 1994, p.213.

[7] DABLA, Séwanou, Les Nouvelles Ecritures africaines, p.221.

[8] FALARDEAU, Jean-Charles, Imaginaire social et littéraire, Montréal, Eds Hurtubise, HMH, 1974, p.79.

[9] KIRIDI, Bangoura, « Propos du 8 septembre 1994 », in L’Afrique en morceaux, recueil de nouvelles de Williams SASSINE, quatrième page de couverture.

[10] DABLA, Séwanou, op. cit., p.133.

[11] Ibid., p.162.

[12] N’GAL, Georges, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994, p.91.

[13] AÏRE, Victor, « Pour une esthétique authentiquement africaine : l’hétérogénéité romanesque chez Williams Sassine », in Nouvelles Ecritures Francophones-Vers un nouveau baroque ? Presses de l’université de Montréal, Quebec, Canada, 2001, p. 237.

[14] KAYSER, Wolfgang, « Qui raconte le roman ? », in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.72.

[15] Ibid., p. 64.

[16] YOURCENAR, M., « Mémoire d’Adrien », in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1982, p.535.

[17] ABRAHAM, Karl, « Rêve et mythe : contribution à l’étude de la psychologie collective », in Psychanalyse et culture, Paris, Payot, 1969, p.8-9.

[18] LEMAIRE, Valérie, « Interpréter les rêves », in Dossier Santé, Paris, Team Editions, n°10, septembre/octobre 1996, p.96.

[19] ABRAHAM, Karl, op. cit., p.14.

[20] Id., ibid., p.14.

[21] N’DA, Pierre, L’Ecriture romanesque de Maurice Bandaman, Paris, L’Harmattan, 2003, p.110

[22] CABAKULU, Mwamba, Introduction à l’œuvre de Sony Labou Tansi, Saint-Louis du Sénégal, Xamal, 1995, p.36.