MUDRA-AFRIQUE
Ethiopiques numéro 13
revue socialiste
de culture négro-africaine, 1978
La naissance de Mudra-Afrique est un fait singulier de civilisation, un signe de haute promesse dans le cycle d’évolution de l’esthétique contemporaine en Afrique.
En effet, Mudra-Afrique est le premier organisme continental consacré à l’art, au perfectionnement et à la recherche des interprètes du spectacle. Si sa vocation statutaire est de se consacrer à la danse, au théâtre, au rythme, c’est dire à toutes les formes d’expression où l’homme se donne lui-même comme l’objet du spectacle, en même temps qu’il en est l’acteur, c’est je crois la danse qui constitue l’essentiel de sa dimension, car elle est universellement, mais tout particulièrement en Afrique, le lieu originaire de l’expression rythmée et mesurée du corps.
En Occident…
Il y a là, je crois, matière à s’interroger : la réflexion esthétique classique, s’est, somme toute, peu préoccupée de la danse, comme s’il y avait là une réalité secondaire, un art tout à fait mineur. Hegel, qui le premier ordonne les arts de manière systématique, le fait dans une perspective historique et logique.
Ayant défini l’objet esthétique comme la réalisation non réflexive de l’esprit dans la matière, il place, à l’origine, l’art dans lequel l’artiste se heurte à la matière la plus lourde, la moins malléable : l’architecture monumentale dans laquelle les premiers chefs d’œuvre ont été la Tour de Babel, puis les pyramides pharaoniques. Au terme de l’histoire, l’art romantique par excellence, le plus élevé en dignité, où le matériau n’est plus que le son immatériel, sera la musique.
Quant à la danse on n’en parle guère. Elle est tout au plus un intermédiaire puisqu’elle suppose la musique. De plus elle est tributaire des exigences physiques du corps. Toutefois, on le sait, le grand intérêt de l’Hégélianisme n’est pas son aspect normatif et dogmatique. Le Maître de Iéna systématise souvent l’histoire réelle, ou qu’il croit comme telle. Et dans le domaine qui nous occupe, il convient de voir, rapidement, le sort que l’on réserve classiquement à la danse. Elle est, pour l’essentiel, divertissement.
Quand Molière veut être grave, il écrit Tartuffe. Quand il veut distraire, c’est une comédie-ballet sans que cela soit, toutes choses égales d’ailleurs, très différent de ce que l’on fera plus tard au Châtelet, ou bien, il ajoute à une comédie un divertissement dansant à laquelle il n’est pas nécessaire, comme la Turquerie du Bourgeois Gentilhomme. Le ballet n’est pas mieux traité dans l’opéra classique, même s’il s’avère somptueux dans les Indes galantes où, s’il est au cœur même d’une œuvre, comme dans les Noces de Figaro, il n’en demeure pas moins, un divertissement offert au Comte Almaviva par un groupe de paysans.
C’est que, comme Jacques Attali l’a montré à propos de la musique, tout art est en quelque façon fonction du milieu social dans lequel il s’exerce. Or, en Europe, justement, la danse est d’abord l’art des classes les plus défavorisées. La danse, c’est la fête du monde qui travaille et qui peine, qui est voué au labeur le plus dur. Elle est la compensation joyeuse d’une vie insupportable. Un fameux polémiste, au XIXe siècle, adresse aux autorités une terrible philippique pour défendre les paysans que l’on prétendait empêcher de danser le dimanche, jour de prière. Certes, les élites ne dédaignèrent pas cette pratique. Mais il faut bien marquer que les genres les plus relevés ne sont jamais qu’un embellissement, un raffinement de figures et de pas empruntés au peuple. On fait de la musique savante, on règle les mouvements des danseurs : mais il s’agit toujours de ronde, de gavotte, de bourrée, puis de polka et de valse. La perfection est atteinte le jour où, avec Chopin, il n’est plus possible d’esquisser un pas qui corresponde à la mélodie et au rythme.
Réinventer la danse
De plus, la danse est le monde de la frivolité, soit qu’on assiste à son spectacle, soit qu’on s’y adonne soi-même. Elle est interdite pendant le deuil et les périodes de pénitence. Consolation du monde où l’on s’ennuie, on s’y pare, on s’y masque ; les bals rythment la saison triste de l’hiver ; le bourgeois du XIXe siècle va à l’Opéra non pour y voir un ballet, mais des danseuses. On comprend, dans ces conditions, que l’art de la danse fasse médiocre figure, comparé à la masse métaphysique des Pyramides et aux frémissements les plus subtils de la sensibilité que sont les quatuors de Beethoven.
Ce qui est en question, indépendamment des transformations qui sont le fruit du travail et de la méditation des danseurs eux-mêmes, c’est, on le voit, une philosophie de la danse. La tradition y voit, je l’ai montré, un divertissement social. Il lui manque une révolution métaphysique pour la transfigurer en lui rendant sa vérité.
Si surprenant que cela soit, il faut constater que la pensée philosophique occidentale a attendu le XIXe siècle pour s’apercevoir que l’homme était d’abord un corps vivant. C’est à partir du moment où la vie devient un objet de pensée autonome, où la pensée biologique s’éloigne du système mécaniste, avec Nietzsche par exemple, qu’on pourra réinventer la danse. Je faisais allusion tout à l’heure à ces paysans que l’on empêchait de danser le dimanche : quel scandale alors quelques décennies après ! Nietzsche écrit : « Je ne croirais qu’en un Dieu qui saurait danser. »
En 1926, Alain note : « Le plus ancien des arts (la danse) eut pour fin de reprendre et d’ordonner la fureur et d’abord dans la foule où le désordre efface la pensée. » C’est qu’Alain, qui dans ce texte se situe explicitement dans la tradition de Descartes, regrette qu’on ait mal retenu l’enseignement du maître français, qui fut le premier à montrer le rôle du corps dans la passion, dans la fureur, dans cet aspect de la vie qui est désordre, à moins, précisément -c’est ce qui fait la danse- qu’on y introduise la mesure et l’ordre. La danse est donc l’expression et la pensée maîtrisées du corps, de la passion et de la vie.
Nous voilà loin du simple divertissement social. Voilà que cet art appartient au domaine du divin, dyonisiaque, au domaine de l’expression, de la pensée. La danse tente d’épuiser les figures possibles du corps et, partant, le transfigure en l’exprimant. Je ne sais si Alain ou Nietzsche nous suivraient : je dirais que la danse est peut-être la pensée, je ne dis pas la connaissance, la plus haute du corps, de sa vie, de ses instincts, de ses pulsions. Elle en signifie l’obscurité et les forces sourdes en exprimant l’idée, c’est-à-dire l’eidos, la forme, de son élan, de son mouvement. Qu’on regarde dans l’Album d’Alain Béjart, les trois instantanés de Jorge Donn, dans la Messe pour le Temps Présent. On y voit, en feuilletant un peu vite, l’ascension d’un corps dont les jambes se tendent puis s’ouvrent en même temps que les bras se déploient, que les doigts se tendent, que le visage s’irradie. C’est la perfection d’un dessin de Léonard. C’est la forme vraie, mesurée au nombre d’or de l’anatomie. Le corps, dans l’ascension perd son poids : il ne plane pas, il est élan, mouvement hors de soi, pour être plus que soi, bref, passion pure.
Mais toutes les possibilités du corps ne sont pas mises en œuvre. Le danseur ne chante pas, ne crie pas. Son expression est geste, ce que signifie le mot hindou de Mudra [1]. Toutefois, ce geste n’est pas celui du peintre ou du dessinateur ; ce n’est pas l’acte d’une partie du corps, guidé par le savoir et l’inspiration : c’est celui de tout le corps, c’est un geste global. C’est donc tout le corps qui, d’une certaine manière, s’exprime dans un graphisme qui s’inscrit dans la totalité de l’espace et non dans le plan.
D’autre part, contrairement à la toile ou au volume, la danse ne se donne pas à voir d’un seul coup. Elle manifeste cette règle du jeu de la condition humaine qu’est la soumission à la dure et au temps. En sorte que, toute activité chorégraphique donne non seulement à voir le spectacle des passions humaines, mais elle montre -et elle seule le fait dans la perfection formelle, si l’artiste réussit- la spatio-temporalité comme définition même de l’existence et de la vie.
On voit, par-là, malgré sa recherche de la perfection technique, tout ce que l’art chorégraphique classique a perdu et que notre époque va retrouver. Mais c’est au prix d’une révolution du type copernicien : Roger Garaudy écrit ainsi : « il s’agit au lieu de faire partir les mouvements du dehors, commandés par une étiquette seigneuriale, un protocole ou un code conventionnel établi une fois pour toutes comme le ballet classique l’avait accepté, de recréer au contraire les mouvements du corps à partir du dedans. »
Une forme du dialogue des cultures
Qu’on ne s’y trompe pas. Cette nouvelle métaphysique indispensable pour recréer la danse ne se résume pas en un geste abstrait. Elle ne se confond pas non plus, avec une simple réinterprétation des gestes codifiée.
Isadora Duncan, celle à qui la danse moderne doit tant, qui, de San Francisco viendra bouleverser la danse en Europe et en Asie, dit : « la danse… ce n’est pas, comme on a tendance à le croire, un ensemble de pas plus ou moins arbitraires qui sont le résultat de combinaisons mécaniques et qui, s’ils peuvent servir utilement d’exercices techniques, ne saliraient prétendre à constituer un art ; ce sont des moyens et non une fin. »
Autrement dit, on transformera, s’il le faut, la technique classique pour l’adapter aux nouvelles finalités de l’expression de la vie, du corps, de la passion. Et cela va loin. On ne rejette pas le travail des jambes qui, depuis le XVIIe siècle, constituait l’essentiel du jeu, mais on y ajoute une analyse systématique de tous les mouvements possibles du corps, ceux du torse, des mains, du cou, étude systématique d’une étonnante minutie.
Ted Shawer, l’un des grands rénovateurs américains du ballet, enseignant ce que doivent être les mouvements de succession partant du torse vers l’ensemble du corps écrit : « Que chaque vertèbre soit mue, consciemment, séparément ». Voulant exprimer la vie dans sa plénitude, on est ainsi conduit à une étude des dynamismes de tout le corps, à se libérer ainsi d’une technique traditionnelle en élargissant le monde de la technique.
L’école américaine, va, en effet, retrouver des traditions antiques oubliées et, en accueillant des techniques d’expressions en Orient et particulièrement en Inde, elle va introduire l’universalité des cultures dans ce qui était un art mineur européen, et, ainsi, en faire l’un des moyens modernes de l’expression de l’homme dans sa totalité et sa diversité.
Isadora Duncan et son frère passeront de longues heures dans les musées pour recopier, minutieusement, les scènes de danses représentées sur les vases grecs ; ils examineront, avec attention, la statutaire. La grande danseuse se fera enseigner l’art indien du mouvement des mains, ce qu’on appelle précisément « mudra », celui du cou et du torse. A ces techniques ancestrales, elle donnera le souffle dyonisiaque, celui de l’expression, de l’expansion joyeuse de soi au delà des limites de l’existence individuelle.
Voilà le dernier point que je voudrais évoquer, car, dans cet ordre d’idée, il est essentiel. L’Amérique venue à la rescousse de l’Occident a aidé à la redécouverte de la danse authentique ! A tort ou à raison, mais c’est un fait, la pensée occidentale s’est peu à peu, et surtout depuis le XVIIe siècle cartésien, enfermé dans le monde du concept, rejetant dans les ténèbres, tout ce qui ne donne pas prise à l’entendement. Hegel résumera ce point de vue dans la formule célèbre : « Tout le réel est rationnel et tout le rationnel est réel. »
Dialogue des Cultures.
C’est, naturellement, au sein même de l’Occident, avec Nietzsche surtout, que naîtra la révolte ; mais elle ne deviendra révolution qu’avec la prise en charge des cultures étrangères à l’Europe. Maurice Béjart est l’un de ceux qui l’accompliront en restituant à l’art des gestes le caractère global, vital, métaphysique, religieux, poétique, chanté, rythmé, de ce qu’il est par exemple en Afrique.
Avec la rencontre de l’Afrique noire, Béjart sera inspiré par le penseur de la Négritude qui écrit dans Liberté I « la danse à l’origine -il en est certain en Afrique noire- est langage, le langage complet. Il met en œuvre tout le corps, je dit tout l’homme : tête, buste, bras et jambes. Tous les arts : poésie, chant et musique, peinture, sculpture et naturellement – danse. Il s’agit d’exprimer une idée, ou un sentiment plastiquement en même temps : par l’image visuelle et l’image sonore intimement liées ».
En d’autres termes, la danse est, en Afrique, à la fois enracinement dans le sol et dépassement dans l’au-delà, désintégration de l’individualisation, ce mal de l’Occident selon Nietzsche. Dans le battement du rythme, le moi s’abolit au profit de la vie, de ses instincts, de ses mécanismes et aussi -car la danse est collective- elle institue, ici et maintenant, dans la durée de la fête, une collectivité qui va au-delà et en deçà du quotidien.
C’est la raison pour laquelle il me parait particulièrement heureux que la formation qui sera donnée à Mudra-Afrique se place sous l’égide de Maurice Béjart. Ce qu’il apporte, en effet, a pour le moins deux mérites. Il a su, tout d’abord, échapper au piège tendu par ce que Roger Garaudy appelle « la nouvelle danse » qui entend expulser du ballet tout le contenu sémantique, toute identité culturelle et qui, de ce fait, est quoi qu’on en dise, un nouveau formalisme. Béjart veut, tout au contraire, inscrire l’activité du chorégraphe dans la réalité du monde et des cultures. Pour lui, la danse, dans le moment où le monde ancien se brise, où quelque chose, encore indéterminé, s’élabore, doit accueillir l’avenir, le faire tout simplement mais sans négliger ce que, pendant des siècles, les cultures, toutes les cultures, ont signifié dans leurs créations mythiques et métaphysiques. C’est la chair même du monde qu’il faut accepter.
Enfin, dans un souci de prospective, j’emploie ce mot à dessein, en hommage à Gaston Berger, dans sa volonté de faire être ce qui n’est pas encore, Maurice Béjart, son fils, ne renonce pas, pour autant, à ce que le classicisme a mis au point : la technique. Elle n’est qu’un moyen disait Isadora Duncan, mais ce moyen, c’est la connaissance du corps, de son agencement, de son maniement. La technique implique l’ascèse, la discipline de la vie et de la pensée. Elle n’apporte pourtant rien d’autre qu’elle même : c’est une sorte de substrat culturel, je veux dire un ensemble de moyens élaborés au sein d’une culture.
La technique est, aujourd’hui disponible et prête à s’enrichir des apports spécifiques des cultures africaines et orientales pour créer l’expression de nouvelles valeurs esthétiques.
Si cet enseignement est reçu comme il convient, les artistes du spectacle du continent africain pourront, alors, apporter au monde, la vision de leur propre développement culturel, de leur créativité, de leur nouveauté, mais aussi de leur fidélité à eux-mêmes. Car on se mutile en méditant sur son seul passé. L’avenir, ce qui, au sens strict, n’est pas, constitue l’une des dimensions authentiques du temps. Cela est vrai des individus, des nations, des cultures.
L’Ecole de Dakar, dont la vocation est l’enracinement et l’ouverture, accueille Mudra-Afrique dans la perspective du dialogue des civilisations différentes qui va enrichir la renaissance de la culture africaine.
[1] Mudra signifie geste en sanskrit.
-FREDERIC MISTRAL ET LEOPOLD SEDAR SENGHOR