Philosophie, sociologie, anthropologie

MONDIALISATION, TECHNOLOGIE PROCREATIQUE ET DROITS DE L’HOMME DANS LA FIN DE L’HOMME DE FRANCIS FUKUYAMA

Ethiopiques n° 78

Littérature et art au miroir du tout-monde/Philosophie, éthique et politique

1er semestre 2007

Comprise comme entreprise d’homogénéisation de l’hétérogène dans un espace économique, politique et culturel dénué de tout cloisonnement et qu’on appelle métaphoriquement village planétaire, la mondialisation véhicule des paradigmes axiologiques tels que le libéralisme économique, la démocratie, les droits de l’homme, le progrès technoscientifique, etc. Parce que sous-tendue par l’idéologie néo-libérale, elle-même fondée sur l’éthique marchande, le nouveau système du monde prête le flanc à une inflation de droits de l’homme dans l’univers biotechnologique, qui obéit moins à une logique rationaliste qu’à une logique utilitariste et pragmatiste, dont l’enjeu est la nature humaine, c’est-à-dire les caractéristiques typiques de l’espèce que partagent tous les êtres humains. Aussi parle-t-on aujourd’hui de droit fondamental à la liberté de procréation qui englobe la procréation aussi bien coïtale que non coïtale, c’est-à-dire la procréation artificielle ; de droit fondamental à la liberté de choisir le partenaire ou une source pour la donation et/ou pour l’achat d’ovules, de sperme ou d’embryons. Dès lors, le problème qui se pose est celui du destin de la nature humaine dans l’univers biotechnologique régi par l’utilitarisme débridé dont l’axiologie est réduite à la seule valeur marchande. Mieux, la nouvelle génération des droits de l’homme induite par l’ingénierie procréatique, dont la mécanique obéit à l’axiomatique de l’intérêt [2], peut-elle intégrer ce que Francis Fukuyama appelle les finalités humaines supérieures [3], c’est-à-dire les idéaux et les valeurs susceptibles d’accomplir l’humanité de l’homme ? L’absolutisation du marché qui fait le lit de l’immoralité, voire l’amoralité, et qui gangrène la technologie procréatique, sous le regard impuissant du pouvoir étatique, ne va-t-elle pas prendre la nature humaine en otage ? La réponse à ces interrogations exige au préalable que nous décryptions l’analyse fukuyamienne de la nouvelle génération des droits de l’homme dérivée de l’ingénierie génétique, qui s’apparente à un juridisme nihiliste. A partir de cette analyse, nous allons nous intéresser à l’éconofascisme mondial en tant que causalité des excroissances juridiques inhérentes à la dynamique biotechnologique. Pour tenter de relativiser ces incongruités bio-juridiques déshumanisantes, nous mettrons en lumière la proposition de Fukuyama de réhabiliter le droit naturel comme antidote contre la crise contemporaine des fondements des droits de l’homme.

  1. INGENIERIE GENETIQUE ET DROITS DE L’HOMME : VERS UN JURIDISME NIHILISTE ?

L’ingénierie génétique traduit la volonté des généticiens et des biologistes de falsifier, de dé/reconstruire et de remodeler la nature humaine au travers des manipulations génétiques de toutes sortes qui, elles-mêmes, sont orchestrées par des techniques procréatiques comme la fécondation in vitro, le diagnostic préimplantatoire (DPI), le clonage humain, la location d’utérus, la donation ou l’achat d’ovules, etc. La perspective téléologique de toutes ces pratiques est, d’une part, le contournement de la sexualité dans l’acte de procréation, et donc l’éviction de l’infertilité de certains couples et, d’autre part, la production des bébés parfaits encore appelés bébés de synthèse, c’est-à-dire des bébés dont les gènes ont été triés sur le volet par l’élimination de ceux récessifs ou moins performants, bref des bébés intellectuellement sophistiqués et qui sont soumis à une programmatique génétique bien déterminée.

Ainsi, la technologie génétique ou procréatique, parce que porteuse d’espérances inédites chez nos contemporains, a fait prospérer une industrie des droits de l’homme d’un type nouveau. D’après John Robertson, spécialiste américain de bioéthique et compatriote de Francis Fukuyama, les individus ont un droit fondamental à la liberté de procréation, qui englobe aussi bien un droit à se reproduire qu’un droit à ne pas se reproduire qui inclut donc le droit à l’avortement. Mais, ajoute-t-il, le droit à se reproduire ne se limite pas à la reproduction coïtale, il s’applique aussi à la reproduction non coïtale, à l’instar de la fécondation in vitro. Le contrôle de la qualité d’une telle reproduction est protégé à son tour par ce même droit, de sorte que

« Le dépistage génétique et l’avortement sélectif, aussi bien que le droit à choisir un partenaire ou une source pour la donation d’ovules, de sperme ou d’embryons, devraient être protégés comme partie intégrante de la liberté de procréation » [4].

Pour sa part, Ronald Dworkin, autre compatriote de Fukuyama, suggère la mise sur pied d’un droit de manipuler génétiquement un être humain, notamment l’embryon, qui serait moins reconnu aux parents qu’aux scientifiques. Pour cela, il postule deux principes d’individualisme éthique fondamentaux applicables dans une société libérale : le premier est que chaque vie individuelle doit être réussie et non ratée ; le second, quant à lui, stipule que si chaque vie en soi est également importante, la personne propriétaire de cette vie a une responsabilité singulière dans sa réussite. A partir de ce postulat, son argumentaire se déploie comme suit :

« Si jouer le rôle de Dieu signifie lutter pour améliorer ce que Dieu (délibérément) ou la Nature (en aveugle) a développé au long des millénaires, alors le principe d’individualisme éthique exige cette lutte tandis que le second principe l’interdit, en l’absence d’une évidence concrète de danger objectif, de savants et de docteurs volontaires pour la diriger » [5].

A cette allure expansive des droits de l’homme, l’on est visiblement en passe d’arriver à une reconnaissance juridique systématique de tous les fantasmes biotechnologiques. Mieux, avec le ratissage de plus en plus large des droits de l’homme, Francis Fukuyama pense que certaines personnes risquent de se retrouver avec des droits fondamentaux garantis à faire des choses qui ne sont pas encore faisables techniquement, c’est-à-dire des choses qui ressortissent encore de l’ordre des virtualités ou des possibles technoscientifiques.

Par ailleurs, il se dégage des droits de l’homme définis par Robertson et Dworkin un confusionnisme axiologique monumental. On a l’impression en effet qu’ils confondent des besoins, des intérêts et des droits. Bien plus, ils assimilent carrément des besoins et des intérêts humains aux droits. Ce qui a fait dire à Fukuyama, non sans pertinence, que « plus que les autres peuples, les Américains tendent à confondre droits et intérêts » [6]. Ils transforment chaque désir individuel en un droit non limité par les intérêts de la communauté. Or le droit dépasse de loin l’intérêt parce qu’il revêt une dimension morale de première importance. Les intérêts sont fongibles, c’est-à-dire qu’ils sont fluctuants et dictés par la conjoncture ; ils sont susceptibles d’être échangés les uns contre les autres sur le marché, suivant l’opportunité. Les droits, quoique rarement absolus, sont moins flexibles parce qu’il est difficile de leur assigner une valeur économique.

Voilà pourquoi nous qualifions les droits de l’homme issus de la technologie procréatique de juridisme nihiliste, car ils ne se fondent ni sur les valeurs et idéaux moraux dont s’inspirent les trois générations classiques des droits de l’homme, héritage des Lumières, ni sur la nature humaine dont découlent les droits naturels, œuvre des philosophies contractualistes du XVIIe siècle [7]. Le nihilisme de l’inflation législative caractéristique de la contemporanéité globalisée, dont les Etats-Unis sont le chef de file, se traduit en effet par le rejet et la disqualification des sources rationnelle et naturelle de la philosophie des droits de l’homme, qui toutes visaient la promotion de l’humain. Aussi Francis Fukuyama affirme-t-il que « l’usage moderne de « droits » est plus pauvre, parce qu’il n’englobe pas la variété des finalités humaines supérieures qu’embrassaient les philosophes classiques » [8] ; autrement dit, la notion de droits telle que conçue par les philosophes et autres éthiciens contemporains, est complètement dépouillée de sa charge idéaliste et morale d’antan, elle s’enracine plutôt dans des principes utilitariste et pragmatiste régis par l’éthique marchande.

  1. AUX FONDEMENTS DES EXCROISSANCES BIO-JURIDIQUES : L’ECONOFASCISME MONDIAL EN QUESTION

Par éconofascisme mondial, nous entendons l’impérialisme et le règne de l’économique dans le nouveau système du monde encore appelé mondialisation ou globalisation selon la sphère culturelle et linguistique où on se situe. L’économie contemporaine se présente en effet comme un empire qui n’obéit qu’à ses propres lois ; ces dernières régissent son mode de fonctionnement qui se décline en termes de spontanéité, d’autonomie et donc de clôture vis-à-vis de toute autre forme de pouvoir, notamment le politique. Et comme tout empire, elle nourrit des ambitions expansionnistes qui sont à la mesure de son dynamisme et de son efficacité, et qui se traduisent par le décloisonnement des marchés nationaux impulsé par l’idéologie néo-libérale qui la sous-tend. Cette dernière, écrit Lucien Ayissi,

« Tend à l’ontologiser au point de faire croire qu’il s’agit d’un être qui a son principe vital, une psychologie propre qu’il faut connaître et une rationalité qui s’exprime exclusivement à travers les impératifs (…) de compétitivité et de rentabilité. On lui prête même une santé qui peut être bonne ou mauvaise et un jugement par lequel il sanctionne les investisseurs en fonction de leur tenue par rapport à « l’axiomatique de l’intérêt » qui le régit » [9].

Ces exigences de compétitivité, de rentabilité et d’intérêt caractéristiques de l’économie néo-libérale moderne, irradient et gangrènent la quasi-totalité des secteurs d’activité, à l’instar de la Recherche et Développement Technoscientifiques (RDTS), notamment les technosciences biomédicales. Selon Francis Fukuyama, l’immersion de ces dernières par la logique du marché est facilitée par l’émasculation de l’Etat particulièrement réclamée aux Etats-Unis et en Angleterre par un vaste groupe politiquement attaché à une idéologie qui combine la liberté du marché, la déréglementation tous azimuts et la réduction au minimum du rôle de l’Etat dans le domaine de la technologie [10].

On l’aura bien compris, ce groupe majoritairement composé des chercheurs et des scientifiques, en l’occurrence les biologistes et les généticiens américains et anglais, pense qu’il est nécessaire d’émasculer le politique dans le champ économique pour que la dynamique du marché se déploie aisément dans la sphère biotechnologique. Voilà pourquoi, ajoute Fukuyama, « les industries biotechniques, prêtes à profiter très matériellement du progrès technologique sans entraves » [11], demandent à cor et à cri la résiliation du déterminisme de l’Etat [12] en vue de l’expansion de l’utilitarisme trop souvent victime des rigueurs contraignantes du politique, qui sont en contradiction flagrante avec le principe de rentabilité.

Cette logique de l’Etat minimum dans l’activité économique est partagée par l’anti-constructiviste Friedrich Hayek, qui allègue que l’ordre social n’obéit pas à une quelconque volonté politique, il est plutôt la conséquence logique de ce qu’il appelle la catallaxie [13], c’est-à-dire l’ordre du marché dont l’Etat doit s’abstenir de perturber le mécanisme de fonctionnement par une normativité par trop encombrante parce que liberticide, or l’enjeu c’est de libérer le marché en le rendant aussi vaste que le monde. Par conséquent, il est absolument impératif d’émasculer l’Etat, à défaut de favoriser son dépérissement total. Car le nouvel ordre mondial est catallaxique, c’est-à-dire éconofasciste : le politique n’en est plus architecte.

Sans toutefois adopter tous les contours de la thèse anti-constructiviste ayekienne, Michel Crozier, dont la conviction est que le marché est un construit humain [14], affirme cependant la nécessité de transformer l’Etat arrogant et autoritaire en Etat modeste [15] . L’Etat modeste, c’est celui qui se contente de réguler les intérêts particuliers, de veiller à l’adjudication des marchés, à la protection des transactions, son rôle se réduit en somme à celui de vigile ou gardien du marché. Les thèses anti-constructiviste d’Hayek et de la modestie de l’Etat de Crozier se rejoignent sur l’impératif de ramener le rôle du politique à sa portion congrue, afin que le néo-libéralisme économique mondial, qui est assorti d’une dynamique du marché, puisse se déployer dans toute sa plénitude. Mais le danger de ce spectacle ahurissant, c’est que, comme l’affirment Hans-Peter Martin et Harald Schumann :

« Lorsque sur toutes les questions existentielles liées à l’avenir, les gouvernements ne peuvent plus répondre qu’en évoquant l’inexorable contrainte de l’économie transnationale, toute politique se transforme en une comédie de l’impuissance, et l’Etat démocratique perd sa légitimité. La mondialisation se transforme ainsi en un piège pour la démocratie » [16].

La dictature du marché que nous avons appelé éconofascisme prend effectivement l’Etat démocratique en otage aujourd’hui, celui-ci n’a plus le droit de regard sur des questions qui engagent pourtant le devenir des citoyens dont il est l’émanation et dont il a la responsabilité par voie de conséquence, puisque muselé par les contraintes de l’économie transnationale et les lois du marché qui n’épargnent aucun secteur d’activité. Ce sont ces contraintes économiques et ces lois du marché qui gouvernent la dynamique biotechnologique contemporaine, et qui ont inspiré le bio-juridisme déshumanisant et désontologisant dont nous avons fait état avec John Robertson et Ronald Dworkin ; excroissances bio-juridiques que Francis Fukuyama dénonce avec véhémence en ce sens qu’elles mettent en jeu la nature humaine.

Les biologistes et les généticiens violent sans vergogne aujourd’hui en effet l’idéal scientifique jadis désintéressé par les forces d’argent qui sont exclusivement gouvernées par l’axiomatique de l’intérêt et du profit. Ainsi, la logique économique fait une irruption rapide et violente dans une spécialité de la biologie qui lui était jusqu’alors totalement inconnue, celle de la génétique humaine. Cette irruption est rendue facile par la connivence à laquelle on assiste entre les bio-généticiens et les capitalistes, avec la bénédiction de certains bio-éthiciens de la tendance postmoderne et utilitariste, l’enjeu principal étant le vivant humain. Francis Fukuyama a donc raison de dire :

« L’économie moderne nous fournit un cadre simple pour analyser la qualité d’une technologie d’un point de vue utilitariste. On suppose que, dans une économie de marché, tous les individus recherchent leur intérêt personnel » [17].

La collusion éthiquement irrecevable parce que constituant un facteur de marchandisation et de réification du vivant, entre la recherche scientifique et les nécessités économiques, est également dénoncée par Axel Kahn, lui-même éminent biologiste français. Il redoute le caractère sensible de cette recherche qui obéit à la logique du marché, surtout lorsqu’elle commet le sacrilège de toucher aux propriétés biologiques de l’humain.

« L’importance des enjeux économiques, dit-il, le mouvement général qui n’épargne pas le domaine des sciences de la vie, et le caractère bien particulier de cette recherche – c’est-à-dire le programme des propriétés biologiques des êtres, notamment des êtres humains – rendent ici la situation particulièrement sensible » [18].

C’est certainement la conscience du caractère sensible de cette insertion du patrimoine génétique de l’humain dans les circuits économiques, d’une part, et celle de l’impuissance de l’Etat démocratique dans le contexte du règne économique mondial, d’autre part, qui motivent des bio-éthiciens postmodernes et utilitaristes anglo-saxons à créer des instruments juridiques destinés à accorder une certaine onction à l’irruption de la logique économiste dans la dynamique biotechnologique. Voilà pourquoi on parle aujourd’hui de droit de l’enfant : mais, quel droit le non-être a-t-il à l’être, serait-on tenté de se demander, car l’enfant encore en puissance n’a aucun droit objectif qu’on puisse garantir ; on parle aussi de droit à la procréation non coïtale, de droit de manipuler le génotype de l’embryon, oubliant que le droit des bio-généticiens de manipuler le patrimoine génétique de l’embryon humain, si droit il y a, s’arrête là où commence celui de l’embryon, personne humaine en construction, à disposer de son intégrité ontologique.

Dès lors, l’on comprend aisément pourquoi Fukuyama demande que force et puissance reviennent à l’Etat en vue de freiner ce qu’il appelle le bio-terrorisme, qui constitue à ses yeux une « menace « mortelle pour l’humanité. Bien plus, ajoute-t-il, la nécessité d’un contrôle politique plus strict sur les usages de la science et de la technologie » [19], est avérée, car la menace la plus grave exercée par la biotechnique contemporaine est bien la possibilité qu’elle altère la nature humaine et qu’elle nous propulse « volentes nolentes » dans une phase « post-humaine » de notre histoire » [20].

Le renforcement du pouvoir étatique est d’autant plus nécessaire aujourd’hui qu’il revient à celui-ci de garantir le droit naturel à tous, dont la réhabilitation est, d’après Fukuyama, plus que jamais d’actualité, eu égard à la crise contemporaine des fondements des droits de l’homme, qui n’ont pour seul principe que l’utilitarisme.

  1. LA REHABILITATTION DU DROIT NATUREL : UN ANTIDOTE CONTRE LA CRISE CONTEMPORAINE DES FONDEMENTS DES DROITS DE L’HOMME ?

La notion de nature humaine à laquelle est rattaché le droit naturel construit par les philosophes contractualistes du XVIIe siècle a été disqualifiée comme fondement des droits de l’homme au profit de la raison, à la faveur de la philosophie des Lumières. Depuis lors, des philosophes comme Heidegger, Jean-Paul Sartre, etc., ont porté l’estocade contre la nature humaine. En ce qui concerne Sartre, en particulier, il affirme dans L’existentialisme est un humanisme [21] que l’homme, en tant que être pour soi ou conscience libre, est un néant d’être, mais ce néant d’être a une valeur positive puisque n’étant rien, il lui reste à se faire dans le projet qu’il a de lui-même. Il s’ensuit que, pour Sartre, l’homme n’a pas une nature humaine préconçue et prédéterminée qui lui aurait été imposée à la naissance et qui le constituerait d’emblée, la nature de l’homme est la résultante de son œuvre à travers des actes libres. L’homme est donc ce qu’il se fait.

Plus près de nous, Gilbert Hottois, Dominique Lecourt, etc., estiment que la notion de nature humaine est purement et simplement périmée, poussiéreuse parce qu’elle relève d’une autre époque, faisant ainsi allusion à ses constructeurs classiques, à savoir Thomas Hobbes et John Locke qui, selon Dominique Lecourt, l’ont inventée pour des fins idéologiques et politiques précises, qui se résument à l’élaboration de la théorie du contrat, elle-même au service de la monarchie absolue ou du despotisme éclairé [22].

Mais, pour Francis Fukuyama, il est absolument « fondamental de reconnaître que la nature humaine existe, qu’elle est un concept signifiant et qu’elle a fourni une base conceptuelle solide à nos expériences en tant qu’espèce » [23]. Ainsi, d’après ce penseur américain, cela ne fait l’ombre d’aucun doute : la nature existe, elle est la somme des comportements et des caractéristiques qui sont typiques de l’espèce humaine [24] ; les caractéristiques typiques de l’espèce humaine dont parle Fukuyama ont pour noms, entre autres, l’égalité, la dignité, l’inviolabilité, etc. Ce patrimoine commun à l’espèce humaine devrait non seulement être promu et protégé contre le bio-terrorisme ambiant, c’est-à-dire les interventions sur la génotype humain, voire sa falsification et son remodelage, mais il doit également être réhabilité et établi comme fondement des droits de l’homme, afin de pallier la crise contemporaine des fondements des droits de l’homme manifestée au travers du bio-juridisme nihiliste contemporain qui n’a pour seul principe l’utilitarisme ou l’intérêt.

Les caractéristiques constitutives de la nature humaine énumérées par Fukuyama constituent pour lui autant de droits qui sont la source aussi bien du droit naturel que du droit positif ou conventionnel. Pour cela, Fukuyama estime que Locke et Hobbes avaient raison de penser que « les droits avaient besoin d’être fondés sur une théorie de la nature humaine. Un principe comme l’égalité devait être fondé sur l’observation empirique de ce à quoi les êtres humains ressemblaient « par nature » » [25]. C’est dire que, selon Fukuyama, le droit naturel constitue le fondement du droit positif ou conventionnel et donc des droits de l’homme. Voilà pourquoi il regrette que les avocats contemporains des droits de l’homme, c’est-à-dire les concepteurs du bio-juridisme nihiliste, aient abandonné depuis longtemps l’idée que le droit humain puisse ou doive être fondé sur la nature ou la loi naturelle [26]. Le problème réside, affirme Fukuyama, dans le fait qu’ils confondent droits de l’homme (human rights) et droits des humains (the rights of humans), c’est-à-dire quelque chose que les hommes peuvent posséder ou peuvent revendiquer, mais qui ne découle pas de la nature de celui qui le revendique. En clair, les droits de l’homme sont ce que tous les êtres humains disent et reconnaissent qu’ils sont, alors que les droits des humains ne sont rien d’autre que des besoins et des intérêts particuliers.

Léo Strauss se situe dans la même mouvance naturaliste des droits de l’homme ; pour lui, la disqualification actuelle du droit naturel conduit inéluctablement au nihilisme. Or, ajoute-t-il,

« Le besoin du droit est aussi manifeste aujourd’hui qu’il ne l’a été durant des siècles et même des millénaires. Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays » [27].

Un tel argument est irrecevable à ses yeux, car il est rationnellement plausible de parler dans certains cas de lois ou de décisions injustes. Si tel est le cas, cela implique qu’il existe un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant et transcendant au droit positif, un étalon qui nous confère l’expertise nécessaire pour pouvoir juger le droit positif. Autant dire que la nature, et plus précisément la nature humaine sur laquelle repose le droit naturel, constitue le fondement du droit positif ou conventionnel, et toute construction juridique qui s’en écarte sombre fatalement dans le nihilisme, d’où la crise contemporaine des fondements des droits de l’homme, qui est la conséquence du refus de calquer le bio-juridisme sur le mode du droit ou de la loi naturelle. Les droits naturels, écrit Guy Haarscher, « sont supposés appartenir à l’individu en vertu de sa propre essence, ou, autrement dit, ils sont considérés comme tellement fondamentaux qu’aucune vie en société digne de ce nom ne semble possible sans qu’ils soient respectés » [28]. Bien plus, poursuit-il, « la notion de droit naturel implique nécessairement que des principes « surplombent » l’édifice du droit positif (…) fût-il l’expression de la majorité démocratique » [29].

L’auteur établit ainsi la primauté du droit naturel sur le droit positif, bien que ce dernier soit l’émanation de la majorité démocratique. Une question se pose cependant : si le droit positif, c’est-à-dire les règles édictées par l’autorité politique quelle qu’elle soit, se trouve subordonné à un droit naturel antérieur, comme le soutiennent Francis Fukuyama, Léo Strauss et Guy Haarscher, qu’est-ce qui justifie la naissance de la société politique ? Mieux, quelle est la raison de ce qu’on pourrait appeler le dédoublement du droit, c’est-à-dire ce passage de l’état de nature où règne le droit naturel à l’état politique, où règne le droit positif soumis au droit naturel, c’est-à-dire, en dernière instance, le règne médiatisé du droit naturel ? Cette question vaut tout son pesant d’or, car cette transition du même au même, autrement dit, ce règne par médiation, voire par procuration du droit naturel, semble signifier que le droit naturel aurait besoin, pour mieux être respecté, de l’instauration de la société politique ; auquel cas, n’est-il pas préférable de parler d’une complémentarité entre le droit naturel et le droit positif ou artificiel, celui-ci étant un accomplissement et un perfectionnement de celui-là ?

Cette notion de complémentarité du droit naturel et du droit positif est d’autant plus nécessaire que les présupposés métaphysiques que charrie le droit naturel ne rencontrent pas l’adhésion de tous les esprits, pour des raisons évidentes. C’est pourquoi il est de bon ton que le naturellement donné puisse bénéficier de la caution de la raison exprimée au travers de la codification susceptible de rallier les étrangers moraux, puisque émanation de la majorité démocratique.

CONCLUSION

La nouvelle génération des droits de l’homme inhérente à la technologie procréatique, parce que sous-tendue par l’idéologie néo-libérale que véhicule la mondialisation, l’avons-nous établi, est contraire à la survie de l’espèce humaine dans son intégrité ontologique. Autrement dit, la désintégration, la dé/reconstruction, la falsification et le remodelage dont la nature humaine est l’objet à travers l’ingénierie génétique bénéficient d’une onction juridique complice de l’éthique marchande qui gouverne la mondialisation. Que faire donc pour que le bio-juridisme contemporain ne puisse pas continuer de cautionner la prise en otage de la nature humaine par les biotechnologies ? Se poser cette question revient à s’interroger sur les conditions de possibilité de remédier à la crise contemporaine des fondements des droits de l’homme. Pour Francis Fukuyama, cela ne fait l’ombre d’aucun doute : la crise contemporaine des fondements des droits de l’homme n’est qu’une crise du droit naturel. Pour venir à bout de celle-ci, il convient de réhabiliter précisément le droit naturel, en subordonnant les droits de l’homme à celui-ci, car, d’après lui, c’est le droit naturel qui fonde le droit positif ou conventionnel. En dépit de la pertinence de la solution fukuyamienne, puisque le droit positif devrait effectivement s’inspirer du droit naturel sinon il sombre dans le nihilisme, comme l’a si bien relevé Léo Strauss, elle présente cependant un danger : celui de l’illusion de la primauté absolue du droit naturel. Car le droit naturel, du fait des présupposés métaphysiques qu’il charrie, ne saurait s’imposer à tous sans une caution de la raison garantie par le droit positif, expression de la majorité démocratique. Pour cela, le droit positif constitue un accomplissement et un perfectionnement du droit naturel. Il y a lieu par conséquent de parler de complémentarité entre les deux : l’un fonde l’autre, et l’autre codifie et accomplit l’un.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Université de Dschang, Cameroun

[2] ARONDEL, P., L’impasse libérale, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p.32.

[3] FUKUYAMA, F., La fin de l’homme, Paris, La Table Ronde, 2002, p.194.

[4] ROBERTSON, J., Children of Choice : Freedom, and the New Reproductive Technologies, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1994, p.33-34.

[5] DWORKIN, R., Soverein Virtue : The Theory and Practice of Equality, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000, p.462.

[6] FUKUYAMA, F., op. cit., p.193.

[7] Cf. HAARSCHER, Guy, La philosophie des droits de l’homme, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1989.

[8] FUKUYAMA, F., , op. cit., p.194.

[9] AYISSI, L., « Le marché global et sa clôture inhumaine », communication à la Journée d’Etude de la Faculté de Philosophie de l’Université Catholique d’Afrique Centrale (U.C.A.C.) sur le thème : « Humanisme et Mondialisation », Yaoundé, juin 2001, p.2.

[10] FUKUYAMA, F., op. cit., p .318.

[11] FUKUYAMA, F., op. cit., p .318.

[12] AYISSI, L., op. cit., p.4.

[13] La thèse anti-constructiviste de Friedrich est excellemment commentée par Philippe ARONDEL dans son ouvrage déjà cité. En grec, « kattalatein » signifie à la fois « échanger » et « admettre dans la communauté », « faire d’un ennemi un ami ».

[14] CROZIER, Michel, Etat modeste Etat moderne, Paris, Editions Fayard, 1987, p.116.²

[15] CROZIER, Michel, Etat modeste Etat moderne, Paris, Editions Fayard, 1987, p.47.

[16] MARTIN, H-P. et SCHUMANN, H., Le piège de la mondialisation, Paris, Actes Sud, 1997, p. 28-29.

[17] FUKUYAMA, F., op. cit., p.168.

[18] KAHN0, A., Et l’homme dans tout ça ? Paris, NIL Editions, 2000, p.307.

[19] FUKUYAMA, F., op. cit., p.15.

[20] FUKUYAMA, F., op. cit., p.26.

[21] Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.

[22] LECOURT, D., Humain, posthumain, Paris, P.U.F., 2004, p.47.

[23] FUKUYAMA, F., op. cit., p.26.

[24] FUKUYAMA, F., op. cit., p.231.

[25] FUKUYAMA, F., op.cit., p.200.

[26] FUKUYAMA, F., op.cit.,p.202.

[27] STRAUSS, L., Droit naturel et Histoire, Paris, Flammarion, 1986.

[28] HAARSCHER, G., Philosophie des droits de l’homme, p.13-14.

[29] HAARSCHER, G., Philosophie des droits de l’homme, p.15.