Culture et Civilisations

L’ISLAM ET LE DEVELOPPEMENT

Ethiopiques numéro 16

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1978

C’est un grand honneur que l’ASSEDE nous fait en nous demandant, au cours de la 4 ème Rencontre africaine de l’UNIAPAC, sur le thème général « l’Entreprise et le Développement », de traiter un des sous-thèmes à savoir « l’Islam et le Développement ».

En termes plus précis, il nous a été demandé (de montrer comment l’Islam et le développement restent conciliables, mieux, comment l’Entreprise a été et reste un soubassement indispensable de la Religion islamique).

Les matériaux qui serviront de trame aux idées que nous sommes heureux d’exposer sur le sujet proposé, dans cette circonstance privilégiée, nous viennent des textes scripturaires, bases essentielles de l’Islam : Coran et Sunna [1], d’une part et d’autre part, de l’expérience d’hommes exceptionnels dont la conduite exemplaire a reçu la consécration des siècles ainsi que quelques cas isolés et privilégiés empruntés à la brillante civilisation islamique.

D’abord qu’entend-on par Islam ? C’est, en gros, sur le plan pratique, un ensemble de commandements positifs et négatifs émanant d’un Etre supérieur, Dieu, créateur de l’Univers, commandements que l’homme, sa créature, est appelé à respecter afin de mériter déjà sur terre un réel bonheur et une félicité sans mélange dans l’Au-delà. Ce n’est là qu’un des sens multiples de cette religion. Comment peut-on définir le Développement ? C’est, nous plaçant sur le plan islamique, le processus suivant lequel l’homme par sa conduite envers son Créateur, envers ses semblables et envers soi-même, se montre digne de jouir de ce bonheur terrestre et de cette félicité céleste.

Donc la conduite de l’homme s’oriente vers trois dimensions : Dieu, son prochain et lui-même, les deux dernières se lisant en filigrane dans la première et l’homme étant créé à l’image du créateur [2] dont il est « le lieutenant sur terre » [3]

Bien que la préséance revienne au Spirituel par rapport au Temporel, un acte, quel qu’il soit, sur le plan temporel n’a de sens que s’il renvoie à la source spirituelle, s’y reflète comme l’image dans un miroir ou comme un rayon qui irradie à partir d’un foyer lumineux.

C’est pourquoi, en Islam, les devoirs envers soi-même et envers la société ou mu’âmalât percent à travers les devoirs envers Dieu ou ‘ibâdat (culte) : ces deux catégories d’actes restent indissociables.

Il convient de compléter cette introduction par quelques remarques : le Créateur agit toujours [4]. Et tout ce qu’il a créé ou crée ou créera, disons l’Univers tout entier a été, est et sera mis à la disposition de l’homme, son « remplaçant », chaque élément de l’Univers constituant un signe qui permet de reconnaître Dieu, donc source de foi en lui.

Chaque âya ou signe doit se comprendre aussi comme un phénomène qui force l’admiration et l’étonnement chez l’observateur attentif. Aussi le considère-t-on comme une « merveille » qu’il est donné à l’homme de contempler. Quand on songe que chaque étoile est un soleil, que chaque soleil constitue le centre d’un système planétaire dont la régularité dans l’évolution et l’harmonie des lois qui en régissent le mouvement rotatoire défient l’horloge la plus précise que l’homme puisse fabriquer !

Tous ces soleils, tous ces mondes sidéraux sont pourtant soumis au service de l’homme et mis à sa discrétion. Aussi l’homme doit-il marquer sa reconnaissance au Créateur de ces merveilles. La reconnaissance est un terme moral. Mais témoigner cette gratitude consiste à assurer une bonne, mieux une excellente gestion de ce don divin immensément précieux.

La reconnaissance est donc à la fois une démarche réfléchie, intellectuelle, un effort suffisant pour comprendre le sens des signes et les maîtriser et une attitude de gratitude envers la source de ces signes, à savoir Dieu.

Intellectuelle donc dans la mesure où l’homme doit par sa réflexion et sa pensée comprendre l’Univers, le remodeler, saisir les lois qui le gouvernent pour en faire un bon usage. Morale donc en tant que l’homme reste le bénéficiaire de la lieutenance divine, de la création tout entière mise à sa disposition par un Etre suprême qui mérite, en retour, gratitude, actions de grâces. Répétons-le.

Priorité des devoirs envers Dieu

Cela dit, que nous fournit le Coran comme enseignements montrant que foi, action, ou, si l’on veut, développement dans le sens donné plus haut restent conciliables ? Disons tout de suite que les actes de foi, c’est-à-dire les devoirs envers Dieu stricto sensu ont la priorité sur tout autre acte dans l’intérêt de soi-même ou au profit d’autrui.

Cependant Dieu a inspiré à l’homme le moyen de s’aménager assez de temps pour se livrer à des activités de développement personnel ou collectif. C’est le sens de ce verset : « Quand la prière est achevée, dispersez-vous alors sur la terre et travaillez à gagner les biens (matériels) que Dieu donne par sa grâce » [5]

Même dans le travail purement matériel gît une grâce divine. L’Islam inclut l’esprit divin dans toute activité humaine.

N’est-ce pas ce qui a conduit certains islamologues à reposer le Mouridisme de Cheikh Ahmadou Bamba MBACKE sur le principe suivant : « Travailler, c’est prier » ? Si beaucoup d’autres versets du Coran sont allés plus loin comme ceux-ci : « En vérité, l’homme n’a rien que ce à quoi il s’efforce » [6], « Chacun sera l’otage de ce qu’il se sera acquis » [7], « Vous paie-t-on d’autre chose que de ce que vous œuvriez ? » [8]

Ainsi l’homme est ce qu’il fait. Il est tenu pour responsable de son œuvre, de ce qu’il aura entrepris. Il recevra le juste prix de son effort. Un autre verset dira que l’homme n’est homme que s’il transforme l’Univers, s’il produit ou crée des faits ou des valeurs de civilisation, c’est celui-ci : « Il (Dieu) vous a créés de la terre, et vous a permis de la peupler et de la mettre en valeur » [9]

Les deux notions de densité démographique et de mise en valeur désignent un processus de développement né du « contact de la Terre et des Hommes », comme dirait le Professeur TALBI [10]

Le Coran indique la nécessité de diversifier toutes les entreprises dans toutes les directions : « Vos activités s’exerceront dans tous les domaines » [11]. Pas de sot métier.

Source de foi, de la consolidation de celle-ci, de reconnaissance métaphysique, rationnelle et éthique, de développement, c’est-à-dire d’épanouissement plénier, intégral, de bonheur à la fois terrestre et céleste, le travail, les activités de toute entreprise humaine, après avoir reçu une sanctification divine, doivent tendre vers la perfection. C’est à quoi invite le verset suivant : « C’est (Dieu) qui a créé la mort et la vie pour que, par les épreuves, (il puisse) distinguer lequel d’entre vous est meilleur en œuvre » [12]

Cette parole divine appelle un commentaire.

La vie n’a de sens que si l’on y accomplit la meilleure action. L’œuvre parfaite assure, à son auteur, une victoire sur la mort puisqu’elle perpétue, à jamais, son souvenir. Une œuvre de beauté immortalise l’être qui en est l’artisan. Le développement, l’activité créatrice sont à la base de la Civilisation [13]

Des formes d’exploitations illicites

L’Entreprise dans le sens moderne du terme, quelle soit commerciale, industrielle, agricole, bref économique est encouragée et sacralisée par le Coran plus précisément dans le verset suivant : « Nous lui (à David) apprîmes à monter une industrie spécialisée dans la fabrication de cottes de mailles afin de vous assurer une protection contre (tout) danger qui vous menace. Eh bien ! Allez-vous montrer reconnaissants ? » [14].

Le mot san’a utilisé dans le texte sacré connote plusieurs sens : fabrique, travail manuel, entreprise, industrie. L’essentiel, c’est de faire marcher l’Entreprise suivant des normes, des conditions conformes à l’éthique islamique. Celle-ci rend licite la vente, mais condamne le ribâ autrement dit l’exploitation de l’homme par l’homme.

Le mot ribâ ne peut signifier « intérêt », c’est plutôt le « prêt à usure », « un intérêt au taux vraiment excessif ». L’Islam ne vise que cette pratique usuraire dont l’époque préislamique abusait dans la « République marchande » qu’était la Mecque d’alors.

Cet abus revêtait plusieurs formes :

1°) Ribâ nasî’a : ou usure par l’accroissement d’une dette impayée à l’échéance ou par l’accroissement du principal de la dette.

2) Ribâ’fadl ou usure par l’accroissement du principal dans la vente faite de la main à la main, d’argent contre argent avec supplément de l’un des deux côtés, ou bien d’or contre or.

3) Ribâ muzâbana ou usure dans la vente de fruits non encore cueillis contre des dattes sèches à la mesure, ou dans la vente de toute chose en bloc dont on ignore la mesure, le poids et le nombre, faite moyennant une chose identique déterminée dans sa mesure ou son poids ou son nombre.

Ce sont ces formes d’exploitation abusive dans les transactions au sein d’une société ne vivant que du commerce que l’Islam a moralisées en les déclarant illicites [15]

Ce qui est interdit, c’est toute transaction à base d’intérêt à risque unilatéral. En clair, l’Islam condamne le fait de prêter de l’argent à un commerçant ou à un industriel et exiger un intérêt sans participer aux risques et aux pertes éventuelles du débiteur.

Cependant, le prêt avec participation aux gains et aux risques est parfaitement licite il s’agit d’une véritable association.

Comment l’Islam peut-il déclarer illicite le prêt à intérêt à un taux raisonnable dans une société commerçante par excellence ? Une telle société peut-elle pratiquer la vente sans réaliser de gain ? ou de bénéfice ? Abû Bakr, qui fut le premier Calife de l’Islam après la mort du Prophète en 632, a repris ses activités de commerçant le jour même où il avait pris la succession de Mahomet à l’heure qui suivit son intronisation.

Ce qu’il faut retenir de l’enseignement du Coran est que toute entreprise gérée suivant les conditions fixées par le texte divin bien entendu prospérera, réalisera des bénéfices au profit de toutes les personnes qui sont concernées et contribuera, de ce fait, à assurer leurs subsistance, à élever leur niveau de vie sociale, économique, morale et surtout culturelle. En effet, l’Islam d’après le Coran, vise donc à l’établissement non pas d’une société où l’homme est un loup pour l’homme, mais d’une communauté où chaque élément concourt à la solidité et à l’harmonie de l’ensemble de l’édifice collectif à l’abri duquel chacun peut cultiver sa personnalité propre dans un esprit unitaire.

Que nous enseigne le Prophète ? Ecoutons-le : « Agis dans le monde comme si tu devrais y vivre éternellement et agis pour l’Au-delà comme si tu étais appelé à mourir demain ! »

« Quiconque plantera un arbre aura accompli une aumône (pour la prospérité) ». « Même si l’heure de la Résurrection vient à sonner, sème la graine que tu tiens en main ! »

Il faut persévérer à participer à la continuation de la vie même après la mort en plantant de son vivant un arbre que l’on ne verra peut-être pas fructifier pour soi mais pour les êtres qui survivront.

Même si la mort est présente, l’homme doit s’accrocher à la vie par l’effort. L’entreprise, quelle que soit sa nature, reste un témoignage de solidarité avec ceux qui survivent. Il faut que la vie continue. Ne jamais désespérer ni se résigner aussi longtemps que l’action peut se faire.

Du reste, Dieu veut voir sa créature non pas dans la gêne, l’embarras, bref dans le malheur de quelque forme qu’il se présente, mais il désire la mettre dans une situation qui lui assure une vie facile, un bien-être, un mieux-être. C’est le sens du verset suivant : « Dieu veut pour vous l’aisance, il ne veut pas pour vous la difficulté » [16]

Aussi l’homme doit-il cultiver un optimisme raisonné et éviter de se laisser dominer par ce que l’on appelle « fatalité » qui est étrangère à l’Islam.

Maints versets ont catégoriquement affirmé la nécessité de l’effort humain. Certes, l’homme est déterminé par Dieu, mais il reçoit de son Créateur toute la puissance nécessaire pour être pleinement responsable et assumer son destin propre.

De plus, la créature ne sait pas d’avance ce que Dieu lui a prédestiné : il se peut que le Créateur ait prédéterminé que tel succès soit réalisé après plusieurs tentatives et une lutte acharnée. L’effort renouvelé n’est donc jamais contre la volonté divine.

C’est d’autant plus vrai que le Prophète a dit : « Agissez, en effet chacun accomplira facilement (par la grâce divine) : le métier pour lequel il a été créé »,

Une civilisation d’hommes d’affaires

Après le Coran et l’enseignement du Prophète, l’histoire islamique fourmille de personnalités qui étaient de gros trafiquants, qu’on peut assimiler aujourd’hui à de grands hommes d’affaires ou industriels. L’empire musulman comprenait d’importantes villes rendues célèbres par les produits manufacturés qu’elles façonnaient et exportaient dans tout le monde connu à l’époque de l’âge d’or de la civilisation arabo-islamique.

Ne faut-il pas rappeler que Khadijatou bintou Khouwaylid la première épouse du Prophète était une très grande femme d’affaires, qui possédait plusieurs caravanes se rendant en Syrie et au Yémen ? Avant d’en être l’époux, le futur Apôtre avait été engagé tout jeune en qualité de comptable par celle qui jouait l’un des rôles les plus en vue dans l’économie de la « République marchande ».

Aïcha, l’une des femmes du Prophète a entendu son père Abou Bakr affirmer sur son lit de mort qu’il était le plus grand négociant et le plus fortuné de la tribu ouraïs. C’est celui qui reprit son activité commerciale après être déclaré 1er Calife de Mahomet.

Il mourut en 634. Et son successeur Omar ibn Khattâb possédait des caravanes qu’il accompagnait au Yémen en hiver et en Syrie en été.

Devenu second Calife de l’Islam, Omar 1er se montra un organisateur de génie dans plusieurs secteurs : militaire, financier et administratif notamment.

Son organisation fiscale étonne encore le monde d’aujourd’hui : elle allait de l’aumône légale payée par les musulmans à la capitation que par les adeptes des autres religions révélées en passant par l’impôt foncier, par des droits de marché prélevés sur les denrées, par le péage, par le système qui administrait les revenus provenant de certains domaines ou Waqf et servant à l’entretien des places frontières ainsi qu’aux besoins des deux villes saintes [17], par les butins de guerre, par les dîmes, que sais-je encore ?

Tous ces revenus alimentaient le bayt-al-mâl ou Trésor public.

Le 3° Calife, Utmân ibn’ Affân possédait une flottille, une petite marine marchande et sa caravane se composait de 1.000 chameaux. Ce gendre du Prophète fut sans doute le plus riche commerçant de son époque. A lui seul, il avait équipé toute une armée musulmane.

Les Califes omeyyades et abassides, après l’interrègne si troublé d’Ali ibn Tâlib, prirent la relève, élargirent l’empire musulman, fondèrent des villes avec des entreprises et des industries qui se spécialisèrent dans la production d’articles précieux, rares et si renommés qu’ils prirent le nom de leur lieu d’origine.

Damas capitale des Califes ommeyyades, qui excellait dans l’art d’incruster des filets d’or ou d’argent ou de cuivre formant un dessin sur une surface métallique a donné des aciers ou des manches damasquinés.

Mawsil, ville d’Iraq, qui se spécialisait dans le tissage d’étoffes légères faites de coton fin, clair ou de soie ou laine bien apprêtés, a vu avec fierté son nom transformé en mousseline.

Le Magreb extrême, plus connu sous le nom de Maroc, se glorifie de voir dans tous les dictionnaires français le mot maroquinerie qui désigne tout un ensemble d’industries utilisant les cuirs fins pour la fabrication de mille et un articles : sacs à main portefeuilles, porte-monnaies, et j’en passe.

Qurtuba ou Cordoue, capitale des Omeyyades d’Andalousie, ville natale d’Averroès, tire aussi sa fierté qu’un métier manuel fort respectable, celui de cordonniers et un cirage pour chaussures, cordoba, dérivent de son nom.

Les mots français empruntés à l’arabe comme douane, arsenal, amiral, magasin, divan, tarif, chiffre, zéro, alcool, camphre, ambre, sirop, safran, sofa, laquais, châle, tale, tasse, candi, etc… ne renvoient-ils pas, à n’en pas douter, à une civilisation qui avait atteint un degré de développement très élevé qu’elle n’aurait pas connu si des hommes d’affaires entreprenants et ingénieux n’avaient pas créé des sociétés et des industries florissantes dans un empire dont la religion dominante fut pourtant l’Islam ?

En conclusion, si le Coran, l’enseignement du Prophète et l’exemple de ses tout premiers successeurs ne préconisaient pas, ne favorisaient pas, ne sanctifiaient pas et n’encourageaient pas toute entreprise mise sur pied par une imagination créatrice, par un effort laborieux et soutenu, l’histoire humaine n’enregistrerait pas la très brillante civilisation basée sur l’Islam, la religion musulmane est donc conciliable avec un développement fondé sur l’exploitation sage des ressources humaines, sur l’utilisation rationnelle des énergies matérielles, intellectuelles et morales dans la mesure où le tout repose sur une des plus hautes spiritualités que le monde ait connues, l’Islam.

[1] La sunna est en gros l’enseignement du Prophète Mahomet. Elle comprend l’ensemble de ses actes, de ses propos et de ratifications tacites

[2] Cette définition découle de propos attribués au Prophète

[3] Coran, II, verset 28.

[4] Coran IV, verset 29

[5] Coran LXII, verset 10.

[6] Coran LIII, verset 40.

[7] Coran LII, verset 21.

[8] Coran XXVII, verset 90.

[9] Coran XI, verset 64.

[10] Ibn Haldûn, par Mohamed TALBI, Maison Tunisienne de l’Edition, Tunis 1973, page 60.

[11] Coran XCII, verset 4.

[12] Coran LXII, verset 2.

[13] Coran XXXVI, verset 68.

[14] Coran XXI, verset 80.

[15] Coran II, verset 276.

[16] Coran II, verset 185.

[17] Voir Fahrî.